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    L’enfant et son désir

    lundi 30 décembre 2019

    À propos du texte de René Schérer,
    in Georges Lapassade et René Scherer, Le corps interdit, ESF éd. 1976.

    Les passages entre crochets dans la présente publication correspondent à des ’’oublis’’ dans l’article publié dans les Cahiers...

    L’enfant et son désir. (1)

    On sait, surtout depuis les travaux de Philippe Ariès (2), que “ l’enfant ” est une “ invention ” récente de notre civilisation, que, dans notre société, l’enfant, « en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux » (3). Ainsi l’enfant se trouve-t-il essentiellement défini par un manque : être en devenir qui s’opposerait à l’adulte achevé. De fait, l’enfant, privé de tout droit réel, est entièrement soumis à l’autorité parentale, médicale, scolaire : surveillance, clôture, exclusion. Sauf rares exceptions marginales, l’enfant n’est jamais reconnu comme sujet de sa propre existence : « L’essentiel est, en effet, de maintenir l’enfance et l’adolescence dans la conscience de son inachèvement, de son besoin d’aide en face d’un adulte idéalisé » (4). Le pédagogue ne veut alors voir en l’enfant que le futur adulte et se doit de réprimer toute velléité d’autonomie présente et réelle, cela au nom même de “ l’apprentissage de la responsabilité ”, “ responsabilité ” conforme bien sûr aux normes de la société adulte.
    Ainsi, « l’éducation devient le déterminant majeur, exclusif de l’enfance ; toutes les autres relations de l’enfant avec les adultes ou avec ses pairs ne pourront plus être établies qu’à partir de l’a priori de l’éducation… L’enfant est, par principe, exclu de la vie réelle, dans ce champ pédagogique postulé nécessaire à son développement » (5).

    Mais que recouvre cette exclusion de l’enfance au nom de sa “ protection ” ? En prétendant protéger l’enfant, l’adulte se protège en fait lui-même « contre des exigences inacceptables, contre une sensualité, une sexualité non codifiées, contre le vagabondage, contre une instabilité dont on a fait une infirmité spécifique de l’enfance » (6). L’adulte, construit, achevé, “ sous le primat de la génitalité ”, perçoit chez l’enfant tous les caractères anarchiques d’un inachèvement, d’une sexualité polymorphe menaçante pour lui et se doit de réprimer toute manifestation pulsionnelle incontrôlée.

    Le champ pédagogique se définit alors non seulement par la “ neutralité ” politique (l’exclusion de la vie réelle et de ses dangers) mais aussi par la neutralité affective, l’interdit de contact, le noli tangere, dont les effets sont de priver l’enfant de toute possibilité de jouissance, ici et maintenant : « La première neutralité, dans le temps, c’est-à-dire dès l’école primaire, et en soi, n’est pas politique mais affective… Neutralité est neutralisation, comme on dit que l’ennemi a été neutralisé par suite de sa destruction. En l’occurrence, l’ennemi est tout ce qui peut ressembler à la pulsion hors de jeu » (7). Le noli tangere se justifie toujours par la nécessaire “ protection ” de l’enfance, contre les perversions que pourrait lui faire subir l’adulte : aussi est-ce d’abord le corps même de l’adulte qui est intouchable, inaccessible à l’enfant, et qui, s’entourant de multiples dispositifs distanciateurs, se maintient dans une série d’attitudes rigoureusement codées.
    Mais l’apparente volonté de l’adulte de “ protéger ” l’enfant contre des “ manipulations ” perverses se révèle n’être qu’une rationalisation derrière laquelle se dissimule la perversion fondamentale de l’adulte pédagogue et la manipulation réelle qu’il fait subir à l’enfant : « Ce n’est pas parce que le maître n’encule plus l’enfant qu’enculé, possédé jusqu’au tréfonds de son être, il ne le serait pas » (8). Aussi bien le noli tangere n’est-il pas absolu et l’on sait que les châtiments physiques sont encore monnaie courante. Mais il s’agit ici d’un « toucher répulsif et répressif, rigoureusement codé… La neutralité n’en souffre guère, alors que les caresses et l’amour lui sont intolérables » (9). La rationalisation pédagogique est une façade derrière laquelle se cache l’investissement libidinal pervers du maître dont « l’affectivité trouve à s’épancher dans une satisfaction narcissique » (10) – l’enfant se pervertissant alors en élève, miroir de l’adulte (11) – ou dans une satisfaction sadomasochiste avec le recours aux chantages affectifs qui acculent l’enfant à la révolte (au suicide aussi (12)) ou à la soumission perverse au désir de l’adulte. La “ neutralité ” est le masque derrière lequel se révèle l’incapacité – l’impuissance – du pédagogue à vivre une relation authentique, c’est-à-dire non “ éducative ”, avec l’enfant. Le maître s’impose à l’enfant comme modèle adulte ; or, il est lui-même infantile, narcissique, voire sadique, dévoreur d’enfants, ne leur permettant plus d’exister comme sujets : « Un maître est un criminel, son désir le plus intime, le plus profond, le plus fort, c’est la mort de l’élève. Il l’ignore cependant » (13). Au nom des nécessités mêmes de l’éducation, la perversion du maître condamne précisément l’enfant à ne jamais devenir adulte, si ce n’est cet adulte conformiste, passif, résigné, impuissant dont le système social actuel a besoin. L’École est une vaste entreprise de pompes funèbres : sous couleur de protéger l’enfant, elle le détruit.

    Le paradoxe est donc que, derrière le masque de la neutralité affective, se dissimule l’investissement libidinal du maître. Cette pseudo-aseptisation du champ pédagogique aboutit alors à « détournement du savoir », qui devient « aliénant parce qu’il est savoir-signe d’un rapport d’obédience, et non objet d’une appropriation formatrice » (14). Après avoir tué les « passions », le maître s’épuise en procédures dérisoires pour ranimer “ l’intérêt ”, les “ motivations ” de ses élèves (qui lorgnent l’horloge en attendant la sortie), s’acharne à rétablir le “ contact ” après avoir établi la “ distance ” (15) : « À la domestication des pulsions correspond le savoir domestiqué par l’école, à usage interne, dont la fin est l’approbation par l’enseignant et la fameuse sélection. Conséquence : loin d’être une confirmation brillante de la théorie freudienne de la sublimation selon laquelle toute l’énergie libidinale de l’enfant doit être réprimée pour s’investir en un nouvel objet culturel, la pédagogie montre l’échec radical de cette théorie. L’étouffement pulsionnel ne produit que de la soumission et de la concurrence. S’il y a une création culturelle à partir de l’école, elle intervient presque toujours contre elle, et alors que les passions étouffées auparavant peuvent se donner libre cours » (16).

    Il faudra donc « réinsérer la mécanique passionnelle dans l’éducation » ce qui sera alors « prendre le contre-pied des postulats pédagogiques… substituer aux motivations artificielles l’enclenchement de l’énergie passionnelle sur des activités à la fois désirées et productives, rétablir au sein des groupes d’enfants, et entre les enfants et les adultes… les flux bloqués du désir » (17). Ce qui suppose, on l’aura compris, la mort de l’École (18).

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    Voilà donc la thèse. On espère, par ce résumé, avoir pu en montrer l’importance et le caractère radical. Mais il faut alors discuter et, peut-être, dissiper quelques-uns des malentendus que peut susciter un tel texte – il ne semble pas d’ailleurs que Schérer lui-même fasse un gros effort pour dissiper ces malentendus. Dans une très courte et relativement pertinente préface, Daniel Zimmermann pose quelques questions passionnantes mais sans échapper tout à fait à ces malentendus. On pourrait en effet prendre le texte de Schérer comme une entreprise de rationalisation de sa propre pédophilie… Ce qui d’ailleurs n’enlèverait rien au texte lui-même, mais qui pourrait, mettant en cause l’auteur, frapper de suspicion l’ensemble de l’analyse.
    Je préfère, pour ma part, prendre l’analyse telle qu’elle est – et elle est d’ailleurs facilement vérifiable dans l’expérience quotidienne – et, partant d’elle, poser quelques questions d’ordre stratégique : en quoi ce type d’analyse peut-il aider à subvertir l’ordre scolaire ? Quels moyens Schérer propose-t-il pour commencer à réintroduire les “ passions ” dans l’éducation ?

    Les voies indiquées semblent pour l’instant relativement peu opératoires : l’instituteur qui s’aviserait de « débloquer les flux du désir » dans sa classe risquerait fort de n’avoir affaire qu’à une explosion anomique (19) où tout ce que les enfants subissent comme répression dans l’ensemble de leurs vies – et pas seulement à l’école – resurgirait, au moins dans un premier temps, sous forme d’agressivité autodestructrice et meurtrière ; or, l’instituteur peut très bien ne pas éprouver de plaisir particulier à se faire dévorer par les enfants (je ne parle pas de “ l’Enfant ”…).
    On voit bien cependant que cette objection, bien loin d’infirmer l’analyse de René Schérer, la renforce au contraire. Mais elle en montre simplement la limite. Il ne suffit plus, même si c’est nécessaire, de montrer à quelle impuissance l’École réduit enfants et adultes, il faudrait aussi fournir quelques pistes, quelques outils d’action montrant que des possibilités réelles existent pour aboutir à ces activités « à la fois désirées et productives » : les allusions aux antiques formes d’“ initiation ” ne suffisent pas. Ce n’est pas la sodomisation de l’élève par le maître qui apprendra à celui-là les voies efficaces de la découverte, de la maîtrise et de la transformation du monde… Rendre possible la jouissance, y compris sexuelle, entre enfants, entre enfants et adultes, ne suffit pas à résoudre les problèmes de la formation (20). Que l’école s’égare en tentant de réprimer les pulsions semble maintenant évident : pour autant comment renoncer à toute socialisation des pulsions ? Schérer semble critiquer ici une théorie naïve, ou caricaturale, de la sublimation (21) : théorie selon laquelle l’énergie libidinale serait en “ quantité ” limitée, et donc devrait s’investir soit dans le “ cul ” soit dans la “ culture ”, mais pas dans les deux à la fois ! Un peu simpliste, non ? La satisfaction du désir, bien loin de diminuer l’énergie libidinale, l’augmente au contraire, c’est-à-dire fait encore rebondir le désir.

    Mais que peut-on entendre ici par désir ? Est-ce le désir de l’enfant de ne faire qu’un avec la mère ? Ou celui au contraire [de conquérir son autonomie et donc] de lui échapper radicalement ? Les deux sont présents. Pour ne pas “ infantiliser ” l’enfant, il faut bien alors introduire la fameuse distance. C’est-à-dire que je ne peux rencontrer l’autre, différent de moi, par le sexe ou par l’âge, que pour autant qu’il est rigoureusement autre, sujet de sa propre existence, que j’ai pu renoncer à tout désir – infantile et caractéristique de l’Œdipe précisément – de possession, de domination ou de soumission. Autrement dit, la rencontre, et d’abord la rencontre des corps, n’est possible que grâce à la différence et à la distance préalable : ce qui est en question n’est pas la possibilité de jouissance sexuelle mutuelle entre adultes et enfants, mais la nature même de cette jouissance. Si ce qui caractérise le désir de l’enfant est encore précisément de l’ordre de la captation (être capté ou capter l’autre), l’adulte ne peut alors établir de relations non infantilisantes avec lui que dans la mesure où il a renoncé pour sa part – et parce que cet apparent renoncement ouvre l’accès à une jouissance réelle et non imaginaire – à tout désir de captation, ce qui n’est pas, trop souvent, le cas du “ pédagogue ” [et encore moins du pédéraste] ! Et si la relation pédagogique peut être perverse, la relation sexuelle peut l’être tout autant, si elles font (toutes les deux, sous des formes différentes) de l’autre (ou tente de faire… parce que l’autre résiste ! et ça ne marche pas toujours…) un objet. Or, précisément, toute l’ambiguïté de la relation pédérastique n’est-elle pas, bien souvent, de ne pas permettre à l’autre de grandir ? Ce qui est aimé, c’est “ l’enfant ”, ce n’est pas l’autre, [et d’ailleurs, dès qu’il grandit..., soyons grossier pour être clair : fini l’amour dès la moustache, ou les règles !] Peut-on aimer un enfant en lui permettant d’échapper lui-même aux tentations régressives de la captation réciproque, parce qu’on a commencé à essayer d’y échapper soi-même ? Pourquoi pas ? [Mais alors le travail pédagogique change de nature, de même que la relation d’amour… qui s’interdit la possession de l’autre, qui établit l’interdit de l’inceste, y compris dans sa version pédagogique : leçon de Socrate à Alcibiade] (22).

    En conclusion, résumons en deux questions, auxquelles on souhaite voir René Schérer – ou d’autres ! – apporter des éléments de réponse :
    – comment débloquer le désir dans les situations éducatives, permettre des activités « à la fois désirées et productives » (ce qui est la définition exacte de la sublimation !) ?
    – comment vivre des relations entre adultes et enfants qui échappent à la captation et n’infantilisent pas les uns et les autres ?
    Ces questions sont apparemment simples : les réponses possibles le sont, elles, beaucoup moins.

    Bernard Defrance.

    1. Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 157, octobre 1977.

    2. Philippe Aries, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Le Seuil éd.

    3. Déclaration des droits de l’enfant, Société des Nations, 1924, reprise et complétée en 1959 par l’Assemblée Générale des Nations-Unies, citée par René Scherer, Le corps interdit, p. 85.

    4. René Scherer, Émile perverti, Laffont éd., p. 120.

    5. René Scherer, Le corps interdit, p. 92.

    6. Ibid. p. 86.

    7. Ibid. p. 103.

    8. Ibid. p. 98.

    9. Ibid. p. 106.

    10. Ibid. p. 114.

    11. Cf. Françoise Dolto : « La réussite scolaire est un signe majeur de névrose… », préface à Maud Mannoni, Le premier rendez-vous avec le psychanalyste, Gonthier-Denoël éd.

    12. Cf. Yves Le Tac, Joël et la cité des adultes, chez l’auteur, 1974, cité par René Scherer, op. cit., p. 106 ; voir aussi : Georges Mauco, L’évolution affective et caractérielle de l’enfant, Armand Colin éd., 1968, p. 158 et Bertrand Boulin, La Charte des enfants, Stock éd., 1977, p. 205, 213-214 ; évaluation (INSERM 1977) du nombre de suicides par an chez les moins de dix-huit ans : 4 800 réels et 30 000 tentatives.

    13. P. Matthieu, “ L’aventure analytique d’un maître ”, dans Éducation et psychanalyse, ouvrage collectif, cité par René Scherer, Émile perverti, op. cit., p. 207.

    14. René Scherer, Le corps interdit, p. 117.

    15. Cf. Janine Filloux, Le contrat pédagogique, Dunod éd., 1974, cité par René Scherer, op. cit., p. 112-114.

    16. René Scherer, op. cit., p. 117-118.

    17. Ibid. p. 120, c’est moi qui souligne.

    18. Cf. Jacques Drouet, “ Pitié pour les hérétiques ”, dans Le Monde de l’Éducation, septembre 1977 ; cf. également le numéro de la revue Autrement sur les écoles parallèles, à paraître au moment où cet article est écrit, n° 13, avril 78 : “ Alors, on n’a pas école aujourd’hui ? ”

    19. Coquille ici dans les Cahiers Pédagogiques : “ anomique ” est devenu “ atomique ” !

    20. Surtout si on a 25 ou 35 élèves dans sa classe, et plusieurs classes…

    21. Qu’il semble confondre – mais il n’est pas le seul… – avec le refoulement.

    22. Platon, Le Banquet.



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