PETITE FILLE, SEBASTIEN LIFHSITZ (2020)
Il y a dans le monde spectaculaire-marchand qui est le nôtre un tropisme intrigant pour la transidentité qui s’explique par sa nature de fait néolibéral total. Le trans est toujours en création et a besoin de la puissance publique ou de fonds privés pour parvenir à un achèvement toujours repoussé, la nature ne cessant de réclamer son dû et ses chromosomes ne cessant d’infléchir les protocoles médicaux. Le trans est un personnage tragique, et qui lutte contre ce tragique, un combattant sans le choix des armes, obligé de passer par des tiers pour devenir ce qu’il est. La thématique identitaire s’y voit tolérée par l’époque, car touchant au coeur intime de l’être, au corps, au sexe, au genre. C’est donc tout naturellement un sujet qui, depuis une bonne décennie, passionne les cinéastes, mais un sujet hautement inflammable qui oblige à des précautions pour éviter le discrédit rétrospectif jeté sur Le Silence des agneaux et son serial-killer transgenre. L’unanimité entourant le nouveau film de Sébastien Lifshitz donne à s’interroger : de quoi Petite fille est-il le nom ?
Dès ce titre bref et qui claque, Petite fille, comme Girl de Lukas Dhont primé en 2018 à Cannes, se place sur le registre du performatif par défaut : le réalisateur n’a pas le pouvoir d’infléchir les organes ni de les retourner, mais il peut au moins se placer du côté des transidentités adolescentes ou enfantines dont il est question, et adopter le genre choisi par ses personnages. Si Girl était une fiction qui ne répugnait pas au sensationnalisme, Petite fille évolue de prime abord sur le terrain rassurant du documentaire autorisé avec une famille accueillante qui ouvre les portes de sa maison, des chambres, de la salle de bain.
Le sujet apparent en est Sasha, filmé l’année de ses 7 ans, une petite fille dans un corps de garçon depuis ses 3 ans, comme l’apprend sa mère (que nous appellerons Madame K.) à un médecin picard consulté dans la première scène où elle apparaît. Celui-ci se déclare inapte à être d’aucune aide et l’aiguille vers un service spécialisé parisien. Petite fille va se concentrer sur la description d’un combat, celui de Madame K qui tente une année durant de faire reconnaître le genre féminin de Sasha à son école peu portée sur l’inclusif, autrement dit de faire en sorte que le corps enseignant s’adresse à Sasha en le féminisant, comme le fait sa famille, et l’autorise à porter des robes.
Le fil de la mère est croisé avec le fil de Sasha qu’on verra jouer avec sa fratrie comme tout petit garçon/petite fille, mais aussi s’adonner à sa passion, la danse, et surtout s’habiller, se déshabiller, se coiffer, se mirer en se coiffant. Ses tenues et sa chevelure sont clairement un axe d’explicitation : on assiste à une métamorphose. Le premier plan montre Sasha, dans la pénombre de sa chambre, enfilant avec peine une robe bicolore à paillettes ; le dernier le saisit dansant au grand air en tee-shirt et jupe, des ailes attachées à son dos ; la chenille est devenue papillon. Le fil de Madame K. la montre en discussion avec sa famille (le père surtout) ou s’escrimant au téléphone avec l’école de Sasha, mais aussi se confiant à Lifschtiz, filmée en tête-à-tête ou en voix-off.
Les deux fils narratifs se rejoignent dans les scènes entre mère et fils augmentées de plusieurs entretiens médicaux avec une pédopsychiatre, à trois ou impliquant la famille élargie. La première, sous ses airs de mise à plat, est un pur et simple dédouanement de Madame K. qui est déclarée innocente par l’instance médicale d’une regrettable mais ajustable « dysphorie de genre » diagnostiquée pour l’occasion sur Sasha (sans aucun examen visible autre que l’échange, magie du performatif). On avait entendu la mère éplorée interrogée par le premier médecin qui voulait savoir si elle avait désiré un garçon ou une fille à la grossesse de Sasha, la réponse évidente était tombée : une fille, bien sûr. Cette scène à l’Hôpital Robert-Debré est dérangeante pour un fait précis : Sasha ne parle pas de lui-même. Sa mère prend ainsi en charge le début de l’entretien avec la pédopsychiatre :
Madame K. (sèche) : On est venu ici pour quoi, Sasha ? (Insistante) Pour quoi ? (Sourire)
Sasha : Pour, euuuuh… (il baisse les paupières, lève les yeux au ciel, regard en dessous à sa mère.) Aaaah… !!!
Madame K. : Qu’est-ce que tu es toi ? Tu es qui ? (Elle touche son épaule)
Sasha (la regardant) : Une fille ? (Légère inflexion interrogative en fin de syllabe)
Madame K. (regarde la pédopsychiatre avec un sourire satisfait) : Vouais-là (bredouillis entre ouais et voilà ; la pédopsy renchérit, un silence) Et t’es né.e fille ou t’es né.e garçon ?
Sasha (plus assuré) : Garçon !
Madame K. : Voilà ! (Murmure plus distinct, staccato). Donc on est là pour ça ! (Petite moue/grimace à la pédopsy, avant de se pencher vers Sasha). Mmmmhhh ?
La pédopsychiatre : C’est le bon endroit (petit rire expiré, comme soulagé) pour venir…pour ça.
Madame K. : Donc… Pourquoi on a voulu voir le docteur ?
Sasha (se tourne légèrement vers sa mère, la regarde en souriant) : Pour qu’elle nous aide. (Rire de confirmation ravi, Madame K. est contente de son enfant.)
Comme dans la Lettre volée d’Edgar Poe, tout est là sous nos yeux. Sasha ne dit jamais de lui-même qu’il est une fille, il est conduit à cette définition par un adulte (ici, sa mère), et dans cet entretien, Sasha est cerné de toutes parts : face à lui, hors champ, la pédopsy ; à sa droite, derrière son épaule, sa mère, et à sa gauche Lifshitz : une triangulation de la contrainte bienfaisante. Et le troisième élément - la caméra - n’est pas le moins contraignant du lot. Il poursuit Sasha, mais laisse de côté les regards caméra, aboutissant à du faux naturel. Cette manipulation du montage rejoint une plus grande encore, celle de l’enfant par sa mère.
Comment ne pas voir l’emprise que Madame K. a sur lui dans l’échange relaté ci-dessus ? Elle obtient la réponse attendue par le contact de sa main, comme si Sasha était induit, par le lien qui les unit, à déclarer au monde qu’il est bien une fille. Le restant de l’entretien, cadré sur lui de beaucoup plus près, le conduit insensiblement aux larmes, la psy et la mère l’incitant à critiquer son école, et les pleurs surviennent à l’évocation d’un acte relaté à contre-coeur : Sasha a été poussé. Sa mère apprend également à la psy qu’elle a été menacée de signalement par l’école et obtient un sésame, le certificat médical pour que le sexe mentionné sur l’état-civil soit mis de côté à l’école, et qu’on y considère Sasha comme une fille. On retient de cette scène désagréable que l’élément porteur du changement est bien Madame K. Sasha guette son approbation, ne semble pas avoir de désirs propres, alors qu’il est face à un auditoire acquis à sa cause, et affiche un retard de parole doublé d’un zézaiement qui le rend parfois difficile à comprendre.
Le second rendez-vous chez la pédopsychiatre, quelques mois après, marque une avancée puisque Sasha, en confiance et détendu dans sa robe d’été, raconte à l’instigation de la médecin comment il a pu, à une amie manoeuvrée pour venir jouer dans sa chambre, déclarer qu’il était une fille, même si elle ne l’a pas cru pour cause de manque à l’endroit où il faut de ce qu’il faut (Sasha élude le mot par un sourire silencieux). Dans cette narration, il s’identifie deux fois en fille, occasionnant le ravissement de tous les participants. Et concernant la zézette imprononçable, la médecin est catégorique :
Ton corps ne regarde que toi.
Sur ces paroles d’or, suit presque sans transition un discours de la pédopsychiatre sur les changements à planifier sur le corps de Sasha avec plein de mots compliqués qu’il ne peut saisir, bien que cela lui soit adressé tout autant qu’à ses parents, et malgré un louable quoique incomplet effort de définition (hormones, endocrinologue, signes de la puberté à bloquer), et dont voici le passage culminant sur, je cite, la « préservation de la fertilité » :
Si on bloque la puberté très tôt, elle aura pas de spermatozoïdes fonctionnels au moment où on va bloquer la puberté, donc il y aura des options qui resteront, qui sont soit qu’à un moment donné elle suspende son traitement hormonal et que la puberté fasse au moins quelques mois de développement mais avec un peu un point d’interrogation sur à quel point ça peut redémarrer et à quel point, ça peut donner des spermatozoïdes fonctionnels, soit de se servir des testicules qui seront immatures et de les faire maturer in vitro, ça veut dire qu’il faut discuter de à quel moment ce sera fait, en sachant qu’évidemment après, il y a d’autres méthodes pour être parent, mais que si il y a un désir de garder cette porte ouverte de pouvoir être parent biologique, il faut assez tôt avoir les informations sur les différentes possibilités.
Ce discours en tout point glaçant, à peine signifiant pour un adulte après trois lectures concentrées, est débité à toute allure comme si la pédopsychiatre ne voulait pas être comprise. La rhétorique y emberlificote, comme une araignée enveloppe sa proie, le simple fait que les testicules d’un enfant qui s’habille en fille seront prélevées à terme pour être « maturées in vitro ». Il correspond aux notes en bas de page sur les contrats de crédits à la consommation, avec astérisques et police minuscule. C’est le moment où Méphistophélès réclame à Faust, en échange de la jeunesse promise, ce petit rien, son âme, ici la partie non encore fonctionnelle du sexe de Sasha qu’on pourra conserver « in vitro » afin de lui procurer plus tard une descendance. Le raccord à la fin de l’intervention de la pédopsy passe du visage absent du garçon à celui de Madame K. interviewée chez elle par Lifshitz : « Ca va être la galère, quoi ! Pour elle. Pour elle, pas pour moi », suivi de considérations beaucoup plus abstraites sur l’adolescence de Sasha, le regard des autres, l’acceptation, tout ça. Le corps mutilé, les testicules flottant dans un liquide de maturation « in vitro » disparaissent comme un mauvais souvenir, escamotés. Lifhsitz enchaîne, c’est le temps des vacances, de la plage, de la fête foraine et des miroirs déformant proclamant au spectateur : un autre corps est possible. Oublié le scalpel qui charcute les couilles…
La troisième scène avec la pédopsychiatre advient après la victoire de la mère qu’on a vue de dos, plus tôt, son mari à ses côtés, partir à l’assaut de l’école : Sasha peut enfin s’y présenter dans des vêtements de fille. Il sourit, les cheveux plus longs que la fois précédente retenus par un serre-tête.
La pédopsy (ravie, hors-champ) : Alors, c’est comment pour toi de pouvoir y aller en jupe à l’école ?
Sasha (rayonnant) : C’est cool !!!
Ce qui suit est moins cool : Sasha a été refusé au cours de danse par une nouvelle professeur russe, peu compréhensive en matière de dysphorie de genre, à cause de sa tenue. C’est Madame K. qui raconte en figurant par des gestes l’expulsion à laquelle elle a assisté, Sasha a été poussé hors de la salle et a pleuré de douleur. La pédopsy et sa mère essaient de sonder le ressenti de Sasha, tristesse ou colère, mais celui-ci se refuse à développer : « Les deux. », lâche-t-il finalement, comme pour clore le sujet. Qui rebondit sur une déclaration de la mère à la pédopsychiatre. Sasha lui aurait dit, à propos de l’altercation : « Je me demande si ça sert à quelque chose, qu’on se batte, ça sert à rien ». S’en souvient-il ? Sasha hoche la tête, son regard se voile, il baisse les yeux.
Le film est presque accompli, manque une profession de foi préparée par le comportement transphobe de la professeur au Conservatoire : « Je suis persuadée qu’on a tous une mission à accomplir, et je me dis que Sasha, il est là peut-être pour aider à faire changer les mentalités et que moi, je suis là pour l’aider elle. Peut-être. »
Dixit Madame K. L’école, au contraire du Château de Kafka, a été circonvenue avec succès. Maintenant, le monde. Petite fille est là pour ça.
Toute propagande quand elle est réussie se laisse oublier. Mais parfois comme un impensé se manifeste et la dévoile dans sa nature, voire dans un rebours critique qui l’interroge au premier chef. Ne serait-ce pas de la propagande que nous gobons ? Structuré autour des trois rendez-vous chez la pédopsy, le film de Lifshitz se déroule comme une lettre à la poste, jusqu’à la vocation de la mère, et l’ « envol » dansé de Sasha en petite fille. Tout est rassurant, la famille est soudée, on joue, on est heureux, le monde excluant est maintenu hors-champ (l’école). L’oeuvre, qui vise un public familial de bonne tenue (Arte), essaie de mettre dans sa poche le spectateur avec des recettes qui ont fait leur preuve : une bande-originale classique, signifiante et émotionnelle avec un inévitable castrat, marquant une plus-value culturelle (je regarde un film qui a du goût), et beaucoup d’émotion (pratiquement un chantage, avec quatre crises de larmes dont deux de Sasha). Et puis des rimes et des échos, en veux-tu en voilà, deux scènes de neige (blanc immaculé = pureté), une pléthore de miroirs, une subtile variation des coiffures de Sasha marquant une plus grande liberté dans son être-fille (du bandeau essayé dans la chambre jusqu’à la libération paradoxale du serre-tête). Les tenues ont toujours du sens : jouer au football se fera avec des souliers dorés à talons de princesse pour montrer l’ambivalence. Sans parler de ce que j’appellerai les plans « au secours » (comme Pialat pouvait parler de films « que c’est pas la peine ») : Sasha allongé sur son matelas tripotant les barreaux du ciel de lit en regardant à travers, avant - insert - de s’en saisir d’une main, l’autre déjà refermée sur un barreau - et re-insert - d’empoigner la queue d’un chat-peluchette.
Deux portraits ressortent de ce parcours balisé : Sasha et Madame K., le premier en creux, le second en plein.
Madame K. est le moteur du film, c’est elle qui lance l’action après le préambule sur Sasha, posant craintes et interrogations sur sa culpabilité quant à la transidentité de son fils, non confirmée par le généraliste et surtout écartée par la pédopsychiatre. Ces scrupules agrémentés de larmes sont mis en scène pour que le spectateur compatisse à la douleur de la mère et s’identifie à elle. Enceinte de Sasha, madame K. désirait une fille après avoir subi plusieurs fausses couches, chaque fois des foetus féminins. Elle fait le lien entre ce désir et la transidentité supposée de Sasha, qui serait ce qu’il est, peut-être parce qu’elle a « pensé tellement fort à un truc » ou « mangé » quelque chose pendant sa grossesse. Son lien avec Sasha est donc un peu magique ; elle évoque à un moment « ses petites fesses osseuses » comme une sorcière qui attendrait le remplumement d’un enfant pour son repas. Bonne ou mauvaise mère ? A chaque fois que Sasha pleure dans le film, c’est à cause d’elle qui exhume les mauvais souvenirs, fouille les humiliations, et le détermine à sa condition de trans. Autant Sasha est poussé au propre, par des camarades ou la professeur russe, autant il est « poussé » au figuré, par la mère vers un devenir-fille dont on ne sait s’il est si désiré que ça. Cette vision négative de l’influence maternelle était déjà présente dans l’avant-dernier film de Lifshitz, Adolescentes, où l’on suivait sur plusieurs années de collège et lycée deux amies, l’une venant d’un milieu populaire et l’autre bourgeois. Par-delà la sitcomisation pénible des personnages sur plus de deux heures, il apparaissait clairement que les deux jeunes filles devaient s’accommoder, pour l’une d’une mère en totale déshérence psychologique et qui demandait à être maternée par sa fille, pour l’autre d’une mère psycho-rigide qui faisait tout son possible pour contrecarrer les désirs d’école de cinéma de son enfant. Dans les deux cas, le spectateur ne pouvait que voir en ces mères deux instances inhibantes, un véritable frein au développement des adolescentes.
On peut d’ailleurs penser que Madame K. a conditionné l’ensemble de la famille. Chacun connaît sa leçon (sauf peut-être le cadet de 4 ans) : la soeur adolescente, le grand frère, tout le monde débite les éléments de langage attendus sur la différence, la tolérance, l’acceptation, y compris le père qui donne toutefois au film le seul plan émouvant, quand rentrant de son travail, il est accueilli par Sasha courant jusqu’à lui et qu’il le soulève à bout de bras, pour le contempler tel qu’il est, stupéfait, d’un regard débordant d’amour, le seul qu’on portera au crédit du film.
A côté de l’omniprésente et étouffante figure de Madame K., Sasha est un mystère qui se dérobe dans toutes les scènes où il doit parler. Ambigu plus qu’au sens sexuel, illisible. Une bataille de boule de neiges le montre de dos, isolé, agitant les mains à hauteur de poitrine sans qu’on puisse comprendre son geste : appel au jeu pour qu’on lui lance une boule ou dénégation pour ne pas en recevoir ? Ou encore inconscient et impossible appel au secours ? Au restaurant, on lui annonce la victoire de sa mère sur le Château-école, Lifshitz guette son visage et ce qu’on y voit est tout sauf de la joie, du désarroi dans un rictus qui essaie de donner le change, quelque chose qui rend Petite fille, le temps d’une seconde, bouleversant.
« Il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées que sur celles qui ne le sont pas. » Cette phrase de Sainte Thérèse d’Avila est d’autant plus vraie lorsque les prières exaucées ne sont pas les siennes. « Quand je serai grand, je serai une fille », les mots de Sasha cités par Madame K. au généraliste prennent soudain tout leur sens. Le plus important n’était pas « je serai une fille » mais « quand je serai grand », la projection dans le temps indiquant ce qu’est pour lors le réel, un jeu dont il faut profiter et qui n’engage à rien. Dans l’entre-deux de l’enfance, Sasha peut préserver l’amour de sa mère en étant ce qu’elle souhaitait ouvertement avant sa naissance : une fille.
Infantilisé (biberon au petit-déjeuner), maintenu dans un état de dépendance émotionnelle, soumis à une épuisante double contrainte (rejeter ou pas ses habits bleus, sa mère les proclamant valables alors qu’il est une fille ?), Sasha est d’abord la victime non pas d’actes transphobes scolaires et périscolaires maintenus hors champ et grossis à l’envie par Madame K, mais une victime de sa propre famille.
Il est dit plusieurs fois que Sasha aura le choix d’être une fille ou un garçon, mais tout le film proclame qu’on le préfère en fille, et qu’il sera mieux aimé ainsi. Petite fille vaut un peu pour cela, l’autopsie involontaire d’une famille dysfonctionnelle dévorée par la folie de son centre de gravité : non pas Sasha, mais Madame K.
Et si on le compare à l’autre documentaire de Sébastien Lifshitz consacré à la transidentité, on voit très vite où le bât blesse. Bambi (2013) est un beau portrait de femme au crépuscule de sa vie qui se retourne sur son passé, celui d’une travestie devenue trans, vedette d’un cabaret parisien célèbre et scandaleux à la fin des années 50. La parole et la réflexion sur soi de Bambi sont au coeur du film, alors que dans Petite fille, on parle pour Sasha, des présupposés sont énoncés par sa mère (« il déteste son zizi ») dont aucun ne sera confirmé à l’écran. Pire, dans un film qui se veut le porte-parole d’un enfant trans à la croisée des chemins (hormones, pas hormones ?), jamais la sienne de parole n’est entendue autrement qu’instrumentalisée par sa mère ou une pédopsychiatre. A aucun moment, Lifshitz ne l’interviewe seul à seul. A l’heure où la parole enfantine est mise en avant, la simple absence des mots de Sasha suffit à invalider Petite fille de bout en bout.
Si les adultes parlent à sa place, arguant qu’il est trop jeune pour formaliser ses désirs, pourquoi leur accorder crédit et pas à lui, réfugié dans son silence ? Pourquoi serait-il trop jeune pour s’exprimer, mais bien suffisamment pour renier son sexe de naissance, entamer un protocole hormonal intrusif, et accepter qu’on le filme en fille, en garçon, demi-nu, habillé, sans aucune considération pour son droit à l’image, sous prétexte d’éveil des foules ? Le silence de Sasha n’est pas le seul. Il y a une totale absence de contradiction dans le film ; l’école est hors champ, on y voit bien des parents d’élèves invités par Madame K. à un briefing sur la transidentité de Sasha, mais ils se taisent. Le propre de la propagande n’est-il pas de supprimer les voix dissidentes ?
Petite fille constitue bien une date : c’est le premier film maltraitant sur la maltraitance infantile au cinéma, une maltraitance au carré déguisée en attention et sollicitude. Sous couvert de vulgate progressiste, nous voyons la défaite de l’époque à protéger les enfants des Folcoche d’aujourd’hui, non plus des monstres à férule et à chignon serré, mais d’insinuantes narcissiques qui projettent leurs maux sur leur descendance en les condamnant à une singularité ni souhaitable, ni désirée. Si la transidentité n’est pas un crime, sa prescription à un corps et à une conscience non encore formés l’est ou devrait l’être. Encore faut-il refuser les laboratoires de manipulation idéologique comme ce film bavant d’émotion où le spectateur est rendu complice sous ses propres applaudissements.
Qui possède encore un peu de décence commune ne verra qu’une expérience épouvantable en Petite fille. Et rien de plus.
Benjamin Thadès