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    Éros pédagogue ?

    lundi 30 décembre 2019

    Paru dans la revue EMPAN, n° 105, mars 2017

    Éros pédagogue ?

    Viens à mon aide, céleste génie, puissance tutélaire de l’amitié,
    hiérophante de ses mystères, toi, Éros,
    que le principe protoséminal engendra dans la perfection dès sa naissance.
    Car c’est toi qui formas l’univers jadis obscur, confus et informe.
    Tirant le monde ainsi que d’un tombeau,
    tu as mis en déroute le Chaos qui l’enveloppait et l’a précipité dans les derniers abîmes du Tartare.
    Puis la lumière de ton flambeau a dissipé la nuit sombre
    et tu es devenu le démiurge de tous les êtres animés ou inanimés.
    Tu versas dans le cœur des hommes le sentiment accompli de la concorde
    et les attacha par les affections sacrées de l’amitié, afin qu’une âme innocente et délicate,
    nourrie sous l’abri de la bienveillance, parvînt à l’âge mûr.

    Pseudo-Lucien, Les amours. (1)

    Éros est donc à l’origine : il met en déroute le Chaos. Le Pseudo-Lucien reprend ici la thèse d’Érixymaque – discours du Banquet trop souvent négligé par les commentateurs (2) – selon laquelle il est le plus ancien des dieux, créateur de l’harmonie générale de l’univers (Érixymaque devrait être considéré comme le père de l’écologie !), et permet alors la païdeia : par l’amitié, une "âme innocente et délicate" parvient à l’âge mûr. Et si, toujours dans le Banquet – autre discours trop passé sous silence, voire gentiment moqué pour son éloquence fleurie –, Agathon le considère au contraire comme le plus jeune des dieux, il en fait cependant le créateur de toutes les activités humaines, de toute culture, jusqu’à l’art de gouverner :

    Mieux encore, pour ce qui est de la fabrication des êtres vivants, de tous les êtres vivants, qui osera nier qu’Éros possède un savoir grâce auquel naît et grandit tout ce qui vit ? Par ailleurs, en ce qui concerne la pratique des arts, ne savons-nous pas que celui dont ce dieu a été l’instructeur devient célèbre et illustre, tandis que reste obscur celui qu’Éros n’a pas touché ? Une chose est certaine en tout cas : c’est sous l’instigation du désir et de l’amour qu’Apollon a découvert l’art du tir à l’arc, de la médecine et de la divination, si bien que même Apollon est disciple d’Éros, tout comme le sont aussi les Muses dans le domaine qui est le leur, Hephaïstos pour le travail du bronze, Athéna pour le tissage, et Zeus pour ce qui est du gouvernement aussi bien des dieux que des hommes. (3)

    Et grâce à Éros, nous accédons à l’universel :

    C’est ce dieu qui nous vide de la croyance que nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, tandis que c’est lui qui nous emplit du sentiment d’appartenir à une même famille. (4)

    Ainsi tout acte humain, s’il échappe aux facilités de l’intempérance, de l’apathie, de la répétition, de l’indifférence, tentations qui préfigurent la mort en la vie, se structure par le désir. Et puisque Socrate ne cède pas aux avances d’Alcibiade, le pédagogue (qui, de toute façon, est esclave) n’est plus pédéraste, de même que le pédotribe, les maîtres de musique et mathématique ; et le sophiste – qui fait payer fort cher ses leçons par ceux qui le peuvent, pour apprendre à l’élève à vaincre, convaincre et gagner dans le débat – devient philosophe, gratuit, qui s’adresse à tous ; et les "leçons" deviennent dialogue, le "débat" conversation, convergence, vers une vérité qui se dérobe sans cesse, sous les auspices de l’amitié, du désir, et de la vertu qui ne s’enseignent pas.

    J’ose deux hypothèses. D’une part, si Socrate ne cède pas aux avances d’Alcibiade, c’est que l’amour que Socrate porte à Alcibiade est entre égaux : Alcibiade est majeur, il a passé l’âge d’être l’éromène de la relation et ce n’est pas la question sexuelle qui est d’abord en jeu, c’est celle de l’amitié entre égaux ; cherchant à séduire, Alcibiade aurait le tort de vouloir inverser la relation entre éraste et éromène, qui reste de domination, au lieu d’accéder à l’égalité avec celui qui n’est plus son maître, tous deux désormais citoyens. Et deuxièmement, Alcibiade ne peut prétendre à être le seul ami de Socrate... qui ne saurait satisfaire aux désirs, éventuellement gérontophiles, de tous ses jeunes amis ! Même si,

    « il mène une vieillesse légère le vieillard
    que chérissent de jeunes gars
      » (5)...

    En effet, le désir ne se commande pas. Et qu’en sera-t-il alors si l’éducation – pour tous – en passe par l’institution-école ? Le désir de grandir, d’apprendre, de rencontrer ses semblables, de jouir des beautés et vérités, dans le loisir (scholè) de n’avoir pas à travailler pour vivre, va-t-il devoir s’inscrire dans un emploi du temps et se déclencher à heures, jours, mois et années fixes selon les prescriptions d’un programme ?

    Année scolaire 1994-1995 : j’épargne à mes deux collègues débutants les classes dites "difficiles", de séries technologiques et tertiaires, et me retrouve à enseigner la philosophie à dix classes, deux heures hebdomadaires chacune, pour 350 élèves environ. En 1988, j’avais posé la question à Jacques Derrida, et lui avais raconté comment j’essayais de faire (6) :

    B.D. : Imaginons, Jacques Derrida, si vous étiez professeur en lycée, par exemple, dans le technique, avec cinq ou six classes, deux heures hebdomadaires chacune, qu’est-ce que vous feriez avec vos élèves ?

    J.D. : Ce serait très difficile… J’ai été prof de lycée, au Mans, en 59, pendant un an, avec une terminale A, ça s’appelait “ Philo ”, et une hypokhâgne. J’ai beaucoup aimé ça, ça m’a épuisé, c’était ma première année d’enseignement et donc je me suis donné à fond et j’ai terminé l’année sur les genoux, et je ne sais pas si j’aurais tenu le coup longtemps à ce régime-là ! Ou alors il aurait fallu que j’apprenne à ralentir, à économiser… Alors, pour essayer de répondre à votre question, si j’avais plusieurs classes deux heures chacune… je n’ai aucune idée, en improvisant comme ça, de ce que je pourrais faire ! Je pense, à partir de ce que je sais de moi maintenant, que j’aurais beaucoup de mal, psychologiquement, à supporter la chose. Et que donc j’essaierais de me protéger, probablement en mécanisant… Parce que, s’engager à fond dans son discours, dans sa relation aux élèves, dans cinq ou six classes…

    B.D. : Certains collègues en ont jusqu’à huit… J’en ai six.

    J.D. : Huit ! Ça doit être très difficile. Et le rapport aux élèves ne peut pas être ce qu’il est quand on a une ou deux classes à raison de huit heures chacune. En plus, pour moi, au Mans, les classes n’étaient pas trop nombreuses. Alors j’imagine que si je surmontais la fatigue et le découragement, je céderais à une espèce d’automatisation, de mécanisation, certainement… Ou bien, j’essaie d’imaginer, je n’ai jamais réfléchi sérieusement à ce problème avant votre question, je serais amené à répéter un cours mis au point comme ça, en dispensant un contenu utile, de façon un peu impersonnelle, ou bien alors je n’enseignerais pas, au sens de la transmission du savoir, mais j’essaierais chaque fois de discuter, de faire quelque chose de vivant sans me soucier du contenu de ce que je transmets. C’est-à-dire arriver en classe pratiquement les mains dans les poches, en essayant de discuter…

    B.D. : Les mains dans les poches ?

    J.D. : Non, enfin… Les mains dans les poches, c’est-à-dire sans un cours déjà charpenté qu’on leur…

    B.D. : Il est vrai que neuf fois sur dix, quand je rentre en classe, je ne sais pas à l’avance ce qu’il va se passer…

    J.D. : Voilà, rester disponible aux questions des élèves…

    B.D. : Oui, mais alors ce n’est plus du tout “ les mains dans les poches ” ! Il faut avoir une armoire pleine de textes, si on veut dépasser le stade de la conversation, et comme on ne peut pas prévoir ce qu’il va se passer, il faut avoir tout sous la main, au cas où on en aurait besoin !

    J.D. : Et puis, il y a une autre difficulté dans cette situation, c’est que le rapport entre ce que l’on est amené à enseigner et puis ce qui nous intéresse d’autre part, ce qu’on est en train de ruminer, est beaucoup plus difficile, je suppose, à établir. Quand j’ai commencé à enseigner, malgré tout, j’essayais de communiquer à ces élèves la réflexion qui me tenait à ce moment-là, c’était moi qui leur parlais ! Je leur disais : voilà ce que je…

    B.D. : … cherche en ce moment.

    J.D. : C’est ça. C’était quand même très personnel. Alors si j’avais cinq classes ! Je ne sais pas si ce serait possible… Ou alors, encore une fois, ce serait sur le mode de la discussion interpersonnelle et pas du tout de l’enseignement comme transmission d’un contenu, d’un savoir.

    B.D. : La difficulté est que, je le vois bien en rencontrant un certain nombre de collègues, d’une part, le cours, disons magistral, prend dans cette situation – 200 élèves ou plus ! – un aspect mécanique, répétitif, il ne peut pas être cette pensée à voix haute de quelqu’un qui cherche, pour lui-même d’abord, et qui communique cette recherche à ceux que ça intéresse, et que, d’autre part, la discussion tourne souvent à une sorte de bavardage, de conversation de salon ou de bistro un peu creuse, qui perd vite toute substance, tout intérêt, où on se met à ferrailler au plan de l’opinion et où les élèves finissent par ressentir que… « c’est pas la peine de continuer à discuter avec lui, de toute façon il aura toujours le dernier mot ! » Alors j’essaie, personnellement, depuis dix ans maintenant, autre chose. Je cherche à échapper à cette oscillation que je constate chez les collègues entre le magistral et le bavardage ou les pseudo-débats. Beaucoup de collègues, se rendant compte qu’ils parlent dans le vide, ou pour le premier rang, essaient de faire parler les élèves, mais très rapidement ils bouclent le débat, devant le vide où ils se retrouvent et se remettent à faire cours, et ainsi de suite… Et d’autres encore “ technicisent ” du côté de la préparation à la dissertation ou du commentaire de textes : autre moyen d’éviter le problème, de dépersonnaliser, qui aboutit bien sûr au désinvestissement, au désintérêt des élèves… Alors j’ai essayé une autre méthode qui, si elle ne va pas non plus sans difficultés, me paraît quand même plus efficace, en tout cas du point de vue de l’investissement des élèves sinon des résultats au bac – qui ne sont de toute façon pas pire qu’ailleurs et même plutôt meilleurs – ; ça consiste à essayer de “ faire parler ” les élèves en effet, mais surtout pas en faisant appel à leurs “ pensées ”, leurs opinions. Je leur demande surtout de raconter : ils ont des expériences sociales très diverses, il leur arrive des choses dans leur existence ! Des conflits, des joies, des amours, des expériences de travail, de violence… Je ne leur demande jamais : « Qu’est-ce que vous pensez de… » telle ou telle question – je les provoque même souvent en leur disant que ce qu’ils pensent ou croient penser, on s’en moque ! Que ce qui nous intéresse n’est pas l’opinion d’un tel ou d’un tel, mais la vérité… – En revanche, ce qu’ils racontent, alors là, c’est incroyable, c’est souvent… extraordinaire, parfois dramatique, alors que ça leur paraît à leurs propres yeux, banal, sans intérêt, indigne d’être raconté à l’école ! Et encore plus en cours de philo ! Et ce qu’ils racontent, ça m’intéresse, et ils peuvent y découvrir, parfois, des sens insoupçonnés… Et il y a cela aussi : ce ne sont pas d’abord ou seulement ceux qui “ savent causer ” déjà qui parlent, n’importe qui, qui se croit lui-même incapable de manier les “ idées ”, peut raconter ce qu’il vit, ce qui lui arrive…

    J.D. : Oui, il y a ceux qui ont envie de raconter, qui ont la pulsion de raconter, oui…

    B.D. : Et ce ne sont pas forcément les “ bons élèves ” ! D’ailleurs finalement, à peu près tous parlent. Et pour moi la difficulté n’est pas avant les cours, la préparation, mais après, se souvenir de ce qui a été dit, y compris dans les failles, les interstices, les “ hors-sujets ” révélateurs : le travail est de noter tout ça, de proposer ensuite les structurations, les concepts, les analyses, les textes qui permettent de commencer à comprendre ce qui se joue là d’imperceptible ordinairement si l’on "sature” avec le cours préparé à l’avance et débité magistralement… Mais je m’aperçois que c’est moi qui parle là…

    J.D. : Mais oui, pourquoi ? C’est tout à fait…

    B.D. : Bon ! Reprenons les questions ! Qu’est-ce qui a été à l’origine du Greph ? (7)

    Et plus loin Jacques Derrida de préciser :

    J.D. : Il faut bien en effet libérer la curiosité, susciter du désir…

    B.D. : …jour après jour, dans le quotidien de la classe.

    ***

    Mais comment susciter du désir sur ordre de l’emploi du temps, dans le cadre d’un programme ? Et avec le pouvoir que le professeur doit, réglementairement, exercer, et que les élèves n’oublient jamais, de noter, commenter, sanctionner, y compris publiquement sur les bulletins et dossiers qui pèsent dans la détermination de l’avenir scolaire et professionnel ? Et de quel désir s’agit-il ? Comment parler en présence de son juge d’instruction ? Tout ce que peut dire le "mis en examen" peut se retourner contre lui ! Peut-on encore prétendre philosopher dans cette situation institutionnelle, où le maître est juge et partie devant juger des résultats de son propre enseignement ? Comment éviter alors que les ’’Alcibiade’’ ne cherchent à séduire le maître : « Que vais-je mettre sur cette copie qui lui conviendra, quelle citation bien choisie, en vue de la bonne note » ? Qu’est-ce qu’un bon élève ? Sinon celui en lequel se reconnaît le professeur ?

    À l’arrivée de Socrate – il est en retard, ayant été pris soudainement d’une crise « méditative » dans le vestibule (8) - Agathon l’invite aussitôt à venir se placer à côté de lui :

    Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que, à ton contact, je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l’as trouvé et que tu le tiens ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant.

    Socrate s’assit et répondit : ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions9 les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. S’il en va ainsi du savoir aussi, j’apprécie beaucoup d’être installé sur ce lit à tes côtés, car de toi, j’imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir. Le savoir qui est le mien doit être peu de chose voire quelque chose d’aussi illusoire qu’un rêve, comparé au tien qui est brillant et qui a un grand avenir, ce savoir qui, chez toi, a brillé avec un tel éclat dans ta jeunesse et qui, hier, s’est manifesté en présence de plus de trente mille Grecs. (10)

    Ironie de Socrate à l’égard de l’élève naïf qui reproduit l’erreur du sophiste, du professeur, qui s’imagine qu’expliquer, enseigner, "faire cours", "donner une leçon" (11) suffit pour que l’élève comprenne et apprenne ; quant à « toucher » l’élève… noli tangere ! Le seul brin de laine – inefficace – sera la parole magistrale à distance convenable : et puis comment trouver un "lit" où se coucher à vingt-cinq ou trente ? Sans compter que le professeur ne peut qu’être provoqué au plus profond de sa propre immaturité en compagnie de vingt ou trente adolescents dans la fleur de l’âge, filles et garçons, tous, ou presque, aussi beaux les uns que les autres… Et comment prêter attention – prioritairement ? – à celle ou celui qui n’est pas beau ou belle ?

    À l’École normale d’instituteurs de Châteauroux – mon premier poste de professeur (12) – je conduisais une expérience dans des classes primaires où les élèves-maîtres de deuxième année de formation après le baccalauréat effectuaient un stage de trois mois en responsabilité (expérience que j’ai ensuite reprise dans le cadre des stages de la MAFPEN (13) de l’académie de Créteil en adaptant la forme aux classes de collège) dont le dispositif était le suivant : le normalien conduisait une leçon devant la classe et trois de ces camarades, montres en mains, concentrant chacun leur attention sur un tiers des enfants, chronométraient le temps pendant lequel les enfants étaient chacun regardés – uniquement regardés – par le maître, qui ignorait bien sûr, le temps de la leçon, le vrai but de l’observation de ses camarades. (14) Les résultats étaient généralement éloquents : deux ou trois enfants mobilisaient à eux seuls plus de 70 % du temps de regard personnalisé du maître, le reste des enfants bénéficiant du reste des regards, certains n’étant même jamais regardés. Il était alors facile d’établir une relation entre ces temps de regard et les caractéristiques physiques des enfants concernés… et les futurs instituteurs-trices – on ne disait pas encore professeur d’école – pouvaient ainsi commencer à prendre conscience des pré-jugés spontanés de la relation maître-élève, et de ce fait apprendre à contrôler ce comportement spontané et le modifier dans la pratique pédagogique.

    École primaire, 1965-66 : Dédé est relégué au fond de la classe, vêtements très débraillés, pas vraiment propre, jamais coiffé, bref, le profil type du cancre, aux parents "démissionnaires"… Ignoré par le maître, ou quasiment. Il y avait encore, en cette année-là, à Livry-Gargan, ce qu’on appelait une "cité d’urgence", autrement dit un bidonville. Un drame vient de s’y produire : explosion de gaz, le petit frère de Dédé est mort, sa mère est grièvement brûlée. La responsable de l’association familiale qui se bat pour le relogement des familles de la cité prévient le maître de ce qu’il s’est passé. Du jour au lendemain, Dédé passe au premier rang, est souvent sollicité par le maître et terminera l’année à un très bon niveau... Ce qui, à l’évidence, montrait ses capacités. Mais, sans cet accident dramatique et l’intervention de la responsable de l’association, quel aurait été le destin scolaire et social de Dédé ?

    Peut-être pouvons-nous voir là l’aporie fondatrice, le paradoxe fondamental, de toute pédagogie : le désir ne se commande pas, mais je dois décider d’aimer mes élèves, tous mes élèves. Mais si je suis ainsi requis, comment rester, dans la continuité, à la hauteur de ces exigences ? Comment alors renoncer, à chaque fin d’année d’école, à les voir disparaître, après que nous avons passé 70 heures ensemble, viatique philosophique pour toute la vie ? Et encore ! 70 heures… pour ceux ou celles qui ne "séchaient" pas trop souvent ! Et dont certains donnent des nouvelles vingt ans après… En effet, quelque temps après Socrate, l’amour des autres "comme soi-même" devenait un commandement.

    Peut-être, Éros (philia), dans la classe, ne peut-il se vivre, que structuré par les interdits de l’inceste, de la violence, de l’idolâtrie et du parasitisme pédagogiques. Du coup, le désir (la "motivation"...) n’est pas obligatoire, la dépénalisation des apprentissages devient nécessaire, le fantasme de la maîtrise peut se dissiper, l’obéissance est le contraire de la soumission et l’autorité renonce au pouvoir. Et les conditions institutionnelles deviennent les conditions de l’articulation créatrice des libertés.

    Mais, dans le fonctionnement institutionnel actuel, comment continuer à ignorer les situations vécues par les élèves, leurs origines, leurs histoires ? Comment continuer à exclure les fonctions domestiques du champ éducatif ? Comment continuer à confondre fins et moyens en considérant les apprentissages instrumentaux comme "fondamentaux" ? Comment continuer à morceler le temps en "séquences" successives sans cohérence ? Comment continuer à pervertir la "note" basse en mauvaise note, l’interrogation en interrogatoire, l’examen en "mise en examen" ? Comment prétendre éduquer à la "citoyenneté" dans une situation constante de non-droit où le maître est juge et partie et peut se faire justice à lui-même dans les nécessités du maintien de l’ordre ? Comment continuer à décider (en latin : decidere, égorger) des "orientations" à l’aveugle puisqu’un élève peut arriver à l’âge de 18 ans (et quasiment 25 ans pour les forçats de classes préparatoire et "grandes" écoles) sans avoir jamais vu un adulte travailler ? Comment continuer à pervertir les savoirs en outils de pouvoirs, en imposant un modèle de "réussite" scolaire où le plus instruit peut se révéler le pire des salauds ?

    Comment donc instituer la scholè ? Notre école n’est pas encore l’école. Elle sera d’autant plus utile et nécessaire qu’elle ne se soumettra pas aux exigences de l’utilité et de la nécessité. Je pourrai alors entrer dans les cercles d’amitié que devrait devenir ces groupes d’enfants et d’adolescents, curieux, avides, inventifs, vivants, libérés de la peur, apprenant à transformer leurs angoisses de l’avenir en capacités dissidentes, éprouvant les plaisirs de leurs libertés articulées en puissance créatrice, découvrant leurs maîtres "ignorants" (15), devant eux et non au-dessus, affrontant les risques de l’amour et les peurs-jouissances de l’inconnu, défiant la mort et les morts quotidiennes que leur imposent encore les perversions d’une école qui se trahit trop souvent elle-même.

    Croissances industrielles, urbaines, démographiques : les ressources de la planète sont limitées. Ce qui est en question ? C’est fort simple : la terre, l’air, l’eau, la vie, humaine si possible. L’école peut-elle les préparer à affronter cette question ? Oui, l’école est possible. Et il ne s’agit pas là d’une croyance, d’un espoir ou d’un idéal : c’est une décision que je prends, à chaque fois que j’entre en classe, avec ces vingt-cinq ou trente élèves qui se lèvent, chaque matin, pour vivre, et venir à l’école.
    De tous les animaux, seul l’homme tue l’homme. Peut-être payons-nous le prix de notre liberté, de notre connaissance du bien et du mal par la perte de l’inhibition biologique qui empêche les mammifères de s’entretuer dans la même espèce. Certes. Mais s’il n’y a pas plus cruel que l’homme pour l’homme, il n’y a pas non plus d’animal qui soit capable d’aussi grand amour que l’homme pour l’homme. Et ces petits d’homme, dont nous avons la responsabilité, il importe donc de ne pas avoir peur de les aimer, grâce à l’interdit de l’inceste pédagogique inauguré par Socrate.

    Bernard Defrance

    1. Début IVe siècle, traduction Pierre Maréchaux, Arléa.

    2. Platon, Le Banquet, 185e-188-e, traduction Luc Brisson, GF.

    3. Ibid. 197a-b.

    4. Ibid. 197c.

    5. Vers attribués à Solon, cités par le Pseudo-Lucien, op. cit.

    6. Entretien publié dans les n° 270, janvier 1989, et 272, mars 1989, des Cahiers Pédagogiques (disponible sur ces pages).

    7. Et l’interview de reprendre… GREPH : Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique, créé en 1974, à l’initiative de Jacques Derrida, Roland Brunet, Francis Godet et quelques autres, à l’origine des "États Généraux de la Philosophie" en 1978, auxquels Jankélévitch avait donné une certaine visibilité, et de la publication de Qui a peur de la Philosophie ? aux éditions Flammarion ; au sein du GREPH, j’avais fait remarquer que la revendication d’extension en amont de l’enseignement philosophique avait été une des revendications des Comités d’Action Lycéens en mai 1968 (cf. Les lycéens gardent la parole, Seuil, 1968) ; les travaux du Greph ont donné lieu ensuite à la création du Collège International de Philosophie et ont été repris et largement approfondis dans le travail de l’ACIREPH (acireph.org).

    8. Le Banquet, 175d-e.

    9. C’est moi qui souligne.

    10. Agathon a remporté la veille un concours de poésie, d’où ce banquet intime entre amis, après les cérémonies officielles.

    11. Le double sens de l’expression n’est jamais oublié par les élèves...

    12. 1972/1977.

    13. Mission Académique à la Formation des Personnels de l’Education Nationale, issue des travaux du groupe animé par André de Peretti et Anne-Marie Imbert : remarquable dispositif, dans chaque rectorat, de formation continue, aujourd’hui disparu.

    14. Combien d’enseignants sont-ils effectivement placés en formation dans la situation propre à leur permettre de prendre conscience de leurs préjugés, plus ou moins inconscients ?

    15. Jacques Rancière, Le maître ignorant, 1987, Fayard.



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