La connaissance révèle, nomme et, par là -même,
classe.
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Tout le travail de connaissance de l’homme vise Ă
comprendre, révéler, les lois de la nature. Ce travail passe par un effort de
classement et de nomination. La fonction symbolique du langage permet de
connaître l’ordre du monde.
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La parole s’adresse à un visage.
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Dans le dialogue, l’échange de paroles, l’interpellation
d’autrui, je découvre un “ objet ” qui n’est justement pas un objet
mais un sujet, incarné dans le visage de l’autre.
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La connaissance se saisit de son objet. Elle le possède.
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Maîtriser les objets, s’en assurer la possession :
dans le travail d’exploration scientifique, je découvre les lois qui
gouvernent les objets, dans l’invention technique je manipule ces objets et
les transforme en fonction de mes besoins.
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La possession nie l’indépendance de l’être, sans détruire
cet ĂŞtre, elle nie et maintient.
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L’objet est donc entièrement déterminé par ses lois
propres et celles du monde : aucune “ indépendance ” ne lui
est possible dans l’enchaînement des causes et des conséquences ; la
possession nie la liberté et maintient en même temps à disposition.
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Le visage, lui, est inviolable ;
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Et donc on ne peut “ posséder ” un autre sujet
comme on posséderait un objet ; le visage de l’autre, en tant que sujet
incarné, rend impossible la possession. Le rapport à autrui est un rapport
d’altérité indépassable.
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ces yeux absolument sans protection, partie la
plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la
possession,
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Dans le visage, dans l’ensemble du corps, les yeux sont la
partie la plus “ fragile ” et c’est dans cette fragilité même que
s’affirme l’inviolabilité de l’autre, l’évidence de l’impossibilité d’établir
un rapport de maîtrise, de possession.
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résistance absolue où s’inscrit la tentation du
meurtre : la tentation d’une négation absolue.
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Et précisément en raison de cette impossibilité éthique, la
résistance peut provoquer la pulsion de meurtre, l’envie d’éliminer autrui,
de transformer par le meurtre ce sujet en objet.
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Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de
tuer.
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Il ne peut venir à l’idée de tuer un objet : seul un
autre sujet peut être tué.
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Cette tentation du meurtre et cette impossibilité
du meurtre constituent la vision mĂŞme du visage.
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Voir l’autre comme un autre soi-même, c’est ce qui rend le
meurtre à la fois possible et impossible : je peux tuer, je n’ai
pas le droit de tuer. Le visage de l’autre révèle cette possibilité-interdiction.
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Voir un visage, c’est dĂ©jĂ
entendre : « Tu ne tueras point ».
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Le précepte éthique n’est donc pas d’abord abstrait, il
s’incarne concrètement dans le visage de l’autre, sa corporéité. Voir
l’autre, dĂ©cider de lui parler (on ne saurait parler Ă un objet), c’est dĂ©jĂ
avoir admis l’interdit du meurtre.
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Et entendre : « Tu ne tueras
point », c’est entendre : « Justice sociale ». (...)
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Et cet interdit négatif entraîne alors toute une série
d’exigences positives : toutes les exigences matérielles et culturelles
qui rendent la vie possible, une vie digne.
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L’universalité est instaurée par ce fait, après
tout extraordinaire, qu’il peut y avoir un moi qui n’est pas moi-même, un moi
vu de face :
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L’autre est sujet comme moi : tout autre est
sujet comme moi. Ainsi, par delà les différences, les particularités, s’instaure,
s’institue l’universalité (le racisme, par exemple, forme particulière
de la négation d’autrui, n’est pas refus des différences mais refus du même,
refus de reconnaître en l’autre différent un autre soi-même, un être humain).
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la conscience, par ce fait extraordinaire qu’un
moi souverain, envahissant le monde naïvement, aperçoit un visage et
l’impossibilité de tuer.
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Ainsi quand, au cours de mon action (“ naïve ”,
spontanée) dans le monde, action de possession sur les objets, d’extension de
mes prises sur le réel, je rencontre autrui
(on ne “ rencontre ” pas un objet), alors je découvre l’interdit,
non seulement du meurtre, mais aussi de la simple possession de cet objet
singulier qui n’est pas un objet mais un sujet, agissant, lui aussi, pour
maîtriser les choses et me rencontrant symétriquement.
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La conscience, c’est l’impossibilité d’envahir la
réalité comme une végétation sauvage qui absorbe ou brise ou chasse tout ce
qui l’entoure.
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La relation de deux visages, de deux consciences, ne peut
plus alors se penser et se vivre comme rapport de forces, de violence. Les
libertés peuvent alors ne pas s’opposer mais se féconder réciproquement.
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Le retour sur soi de la conscience n’équivaut pas
Ă une contemplation de soi, mais au fait de ne pas exister violemment et
naturellement, au fait de parler Ă autrui.
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Je prends conscience de ma propre qualitĂ© de sujet grâce Ă
la vision du visage de l’autre, je peux me connaître grâce à la rencontre
d’autrui. La nature ne se pose pas la question du bien ou du mal : sa
“ violence ” n’en est pas vraiment une, puisqu’elle n’est habitée
d’aucune “ intention ”. Je décide de sortir de la violence, de
m’interdire la possession ou le meurtre d’autrui, dès lors que je lui parle
et qu’il me parle. L’ordre symbolique de la parole partagée interdit et
libère simultanément, institue l’articulation des libertés.
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