La vérité
1. Habituellement, on qualifie de
« vrais » ou de « faux » aussi bien des énoncés ou des
opinions, que des choses, des événements, des situations, en confondant
“ vérité ” et “ réalité ”. Que les perles de ce collier
soient « fausses » signifie seulement qu’elles sont par exemple en
plastique, et n’enlève rien à leur réalité. En revanche l’énoncé « la
terre tourne autour du soleil » est vrai. Dans le cas des perles, c’est en
réalité un jugement qu’on porte sur la nature des perles et l’énoncé « ces
perles sont fausses » peut être vrai.
2. Ainsi la définition classique de la vérité
consiste à vérifier l’adéquation entre le jugement et la réalité sur laquelle
il porte. Mais si, en cas de jugements de fait, on peut espérer pouvoir
vérifier, par l’observation, la mesure et/ou l’expérimentation, la validité des
propositions, ou bien, en cas de jugements logico-mathématiques en démonter la
véracité, la preuve de vérité est beaucoup plus complexe à établir en cas de
jugements de valeur, esthétiques ou moraux.
3. Cependant la vérité objective elle-même ne se
livre pas immédiatement : les apparences, les illusions, les limites des
outils d’observation, peuvent conduire à des erreurs, de même que la
subjectivité de l’observateur, plus exactement sa place particulière dans la
réalité observée. « Le soleil se lève à l’est » est une proposition
métaphorique qui ne correspond à aucune vérité : le soleil ne se
“ lève ” pas…
4. C’est donc par un travail critique et de
décentrations successives des points de vue particuliers que peuvent s’établir
les vérités. Et c’est donc le problème des conditions mêmes de possibilité
d’établissement de la vérité par la raison humaine qui se trouve posé.
5. De mĂŞme, les outils langagiers de description
d’une réalité singulière ne garantissent pas de la vérité des énoncés :
« Je vois un arbre » peut être considéré comme faux, puisque ce n’est
pas un “ arbre ” que je vois mais un chêne ou un bouleau, ce n’est
même pas un “ chêne ” mais ce chêne-ci, unique parmi tous les
autres... C’est déjà par abstraction et classification des éléments fournis en
désordre dans la nature que je peux nommer lesdits éléments, prononcer des
énoncés à vérifier.
6. La vĂ©ritĂ© ainsi se trouve moins Ă dĂ©couvrir qu’Ă
construire. Et ce sont donc les conditions rationnelles de cette construction
qui sont à interroger : degré d’information, validité des
expérimentations, justesse des observations, confrontation des points de vue,
décentration, inventaire le plus complet possible des variables, analyse systémique
des complexités…
7. Et en matière de jugements de valeurs,
l’incertitude change encore de nature : quels sont les critères du juste, du
beau, du bien ? Double obstacle : celui de la « passion de
l’unité » (Paul Ricœur) de la vérité où le « faux pas du total au
totalitaire » (ibid.) est vite franchi, érigeant en absolu une vérité ou
plutôt une opinion partielle ; et l’obstacle symétrique de la
relativisation des valeurs dans le « à chacun sa vérité ».
8. La vérité est donc relative aux possibilités et
aux exigences de la raison. L’opinion n’a de sens qu'Ă titre d’hypothèse Ă
critiquer, la croyance n’a de sens qu’à vouloir s’abolir comme croyance pour
s’établir comme vérité. Ainsi aucune opinion n’est admissible tant qu’elle ne
soumet pas au crible de la critique.
9. Peut-ĂŞtre est-ce seulement
à se mettre d’accord sur les modalités de mise en forme des désaccords et des
conflits que peuvent s’établir certaines vérités, qui ne sont plus alors de
l’ordre de la morale positive, mais des principes éthiques, interdits majeurs
qui fondent la possibilité même de chercher ensemble la vérité, que l’idée même
de vérité puisse avoir un sens, ouvert et inachevable.