Je n’ignore
pas cette croyance fort répandue : les affaires de ce monde sont gouvernées par
la fortune et par Dieu ; les hommes ne peuvent rien y changer, si grande soit
leur sagesse ; il n’existe même aucune sorte de remède ; par conséquent il est
tout Ă fait inutile de suer sang et eau Ă vouloir les corriger, et il vaut
mieux s’abandonner au sort. Opinion qui a gagnĂ© du poids en notre temps, Ă
cause des grands bouleversements auxquels on assiste chaque jour, et que nul
n’aurait jamais pu prévoir. Si bien qu’en y réfléchissant moi-même, il m’arrive
parfois de l’accepter.
Cependant, comme notre libre arbitre ne peut disparaĂ®tre, j’en viens Ă
croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu’elle
nous abandonne à peu près l’autre moitié. Je la vois pareille à une rivière
torrentueuse qui dans sa fureur inonde les plaines, emporte les arbres et les
maisons, arrache la terre d’un côté, la dépose de l’autre ; chacun fuit devant
elle, chacun cède à son assaut, sans pouvoir dresser aucun obstacle. Et bien
que sa nature soit telle, il n’empêche que les hommes, le calme revenu, peuvent
prendre certaines dispositions, construire des digues et des remparts ; en
sorte que la nouvelle crue s’évacuera par un canal ou causera des ravages
moindres. Il en est de même de la fortune : elle fait la démonstration de sa puissance
là où aucune vertu ne s’est préparée à lui résister ; elle tourne ses assauts
où elle sait que nul obstacle n’a été construit pour lui tenir tête.
Nicolas Machiavel