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[Nietzsche] vous donne un goĂ»t pervers (que ni Marx ni Freud n’ont jamais donnĂ© Ă  personne, au contraire) : le goĂ»t pour chacun de dire des choses simples en son propre nom, de parler par affects, intensitĂ©s, expĂ©riences, expĂ©rimentations. Dire quelque chose en son propre nom, c’est très curieux ; car ce n’est pas du tout au moment oĂą l’on se prend pour un moi, une personne ou un sujet, qu’on parle en son nom. Au contraire, un individu acquiert un vĂ©ritable nom propre, Ă  l’issue du plus sĂ©vère exercice de dĂ©personnalisation, quand il s’ouvre aux multiplicitĂ©s qui le traversent de part en part, aux intensitĂ©s qui le parcourent. Le nom comme apprĂ©hension instantanĂ©e d’une telle multiplicitĂ© intensive, c’est l’opposĂ© de la dĂ©personnalisation opĂ©rĂ©e par l’histoire de la philosophie, une dĂ©personnalisation d’amour et non de soumission. On parle du fond de ce qu’on ne sait pas, du fond de son propre sous-dĂ©veloppement Ă  soi.

(…)

Qu’est-ce que faire cours pour vous ? Qu’est-ce qu’il y a, dans cet exercice, d’irremplaçable ?

Les cours ont Ă©tĂ© toute une partie de ma vie, je les ai faits avec passion. Ce n’est pas du tout comme des confĂ©rences, parce qu’ils impliquent une longue durĂ©e, et un public relativement constant, quelquefois sur plu­sieurs annĂ©es. C’est comme un laboratoire de recherches : on fait cours sur ce qu’on cherche et pas sur ce qu’on sait. Il faut prĂ©parer longtemps pour avoir quelques minutes d’inspiration. (…)

Les cours, c’est une sorte de Sprechgesang, plus proche de la musique que du théâtre. Ou bien rien ne s’oppose en principe à ce qu’un cours soit un peu comme un concert rock. (…)

Je n’ai jamais dit Ă  ce public ce qu’il avait Ă©tĂ© pour moi, ce qu’il m’avait donnĂ©. Rien ne ressemblait moins Ă  des discussions, et la philosophie n’a strictement rien Ă  voir avec une discussion, on a dĂ©jĂ  assez de peine Ă  comprendre quel problème pose quelqu’un et comment il le pose, il faut seulement l’enrichir, en varier les conditions, ajouter, raccorder, jamais discuter. C’était comme une chambre d’échos, une boucle, oĂą une idĂ©e revenait comme si elle Ă©tait passĂ©e par plusieurs filtres. C’est lĂ  que j’ai saisi Ă  quel point la philosophie avait besoin, non seulement d’une comprĂ©hension philosophique, par concepts, mais d’une comprĂ©hension non philosophique, celle qui opère par percepts et affects. Il faut les deux. La philosophie est dans un rapport essentiel et positif avec la non-philosophie : elle s’adresse directement Ă  des non-philosophes.

 

Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990

 


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