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La pensée caporale, par Patrick Declerck


• LE MONDE | 04.10.02 | 12h28



"Je ne suis pas un premier ministre caporal", a expliqué le 26 septembre, sur France 2, Jean-Pierre Raffarin, ajoutant que la France était "une société ouverte", que lui-même appartenait à "la famille de l'humanisme" et qu'il croyait à "l'obligation du droit, de protéger les plus faibles". A lire l'avant-projet de loi sur la sécurité émanant du ministère de l'intérieur, de tout cela rien n'est moins sûr.

La prostitution n'est pas interdite, mais "le fait par tout moyen et y compris par son attitude sur la voie publique, de procéder au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende". Quel possible reste-t-il alors, sinon la prostitution pratiquée en maisons closes, elles aussi interdites ?

De l'hypocrisie, passons à la brutalité. Si les termes de "squatteurs" ou de "gens du voyage" n'apparaissent pas, la création du délit de "violation de propriété pour installation illicite sur une propriété publique ou privée" règle leur sort. Est aussi puni d'emprisonnement et d'une amende le "groupement abusif de personnes dans les parties communes d'immeubles", et voilà balayé d'un trait de plume toute une microsociologie, une culture de jeunes de banlieue qui n'ont que ces lieux à investir, ces failles du vivant face au mortifère des tours de HLM et au néant de leurs horizons bouchés.

De la brutalité à la honte enfin. La mendicité, elle non plus, n'est pas interdite. Certaines formes seulement : il est interdit "en réunion et de manière agressive, soit en étant accompagné de mineurs, soit en présence d'animaux menaçants ou dangereux, soit en produisant une gêne pour la circulation des piétons ou des véhicules, de solliciter, même contre une prestation de service la remise de fonds, de valeurs ou d'un bien" (6 mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende). Bref, il n'est pas interdit de mendier à condition de ne rien demander, de ne rien proposer, et de le faire assis sur un nuage.

Honte à ceux qui s'attaquent aux plus pauvres et aux plus faibles et n'ont même pas le courage de leurs actes. Honte à ceux qui veulent mettre les pauvres à l'amende parce qu'ils sont pauvres. Honte à ceux qui rêvent de les ruiner encore un peu plus. Faut-il donc répéter jusqu'à la nausée que la mendicité n'est pas un choix, un plaisir, un luxe pervers, le mou passe-temps des oisifs ? Qu'elle est un travail, une obligation, un esclavage, la dernière des stratégies de survie ? Que tous les experts s'accordent sur la réalité élémentaire que le RMI, par exemple, permet à ses bénéficiaires – qui ne sont pas, et de loin, les plus démunis – soit de se loger, soit de se nourrir, mais pas les deux ? Que pour la centaine de milliers de personnes en France qui sont les plus désocialisées, incapables de fonctionner a minima dans les contraintes administratives, la mendicité constitue le seul revenu possible ?

Et le projet de soupirer avec nostalgie que "jusqu'en 1994 le délit de mendicité existait et était puni de deux ans d'emprisonnement". Je suis de ceux qui ont connu sur le terrain la réalité de ce passé édifiant. De ceux qui ont vu les plus pauvres parmi les pauvres arrêtés et emmenés de force à ce qui s'appelait à l'époque la Maison de Nanterre. De ceux qui ont entendu leurs cris et leurs vaines protestations. De ceux qui ont vu les coups qu'ils recevaient. L'emprisonnement des pauvres parce qu'ils sont pauvres est une chose injuste, grave et laide.

Il sourd de l'ensemble de ces propositions malheureuses la trouble rêverie d'une société qui ne se supporte plus elle-même. Non pas – tant s'en faut – l'imagination au pouvoir, mais le pouvoir de l'imaginaire. Un imaginaire de mauvaise foi, où la société, écÅ“urée d'elle-même, de son propre corps, de ses failles, de ses ratages, de ses fautes, ne se reconnaît plus, ne veut plus se reconnaître, ne veut plus, ne peut plus, assumer ni sa culpabilité ni ses responsabilités.

Devant la complexité de ces manques, de ces pathologies, devant le vertige de cette inquiétante étrangeté, la tentation la plus bête, la plus primaire, consiste à interdire. Comme si l'interdiction, par magie, allait permettre de faire disparaître la chose même. C'est la pensée caporale. Et ce n'est pas, in fine, de la sanction de tel ou tel délit dont il est ici question, mais bien de la tentative affolée de forclore des pans d'un réel qui submerge certains d'angoisse. Parce qu'ils ont peur. Tellement peur...

Mais au travers de leurs gesticulations d'interdictions s'opère un glissement terrible du délictueux à l'existentiel. Au-delà du simple faire, c'est l'être qui est visé. C'est être qui est interdit. Et voilà que ce n'est plus contre la prostitution, le désespoir d'une jeunesse ou la pauvreté que l'on lutte, mais contre leurs victimes. Ce n'est plus avec la pauvreté et la marginalité que l'on rêve d'en finir, mais avec les pauvres et les marginaux eux-mêmes.

L'accusation de fascisme n'a pas à être bradée, mais comment, devant ce fantasme d'une société malade de normes, sans taches, enfin lisse, enfin pure, sans sexualité louche, sans jeunes qui traînent, sans errants, sans mendiants, ne pas reconnaître les effluves lointains de son parfum de charogne.

La gauche avançait, lors de la dernière élection présidentielle, l'idée d'une "couverture logement universelle". Faisant pendant à la couverture médicale universelle, elle aurait fait du logement décent un droit effectif de la personne. L'asymptote en eût été l'accès au logement des sans-abri. M. Raffarin et M. Sarkozy aussi, rêvent de loger les sans-abri. Tous les sans-abri. Mais c'est du toit écrasant de la prison qu'ils veulent leur faire cadeau... Le gouvernement Raffarin prétend représenter "la France d'en bas". Comme d'habitude un autre sens se love, insidieux, au cÅ“ur même du choix des mots et en subvertit l'intention première et consciente. C'est le littéral, ici, qui trahit le latent : c'est effectivement bien de bassesse qu'il s'agit. Ce n'est pas la France du peuple et de son noble effort de vivre, dont M. Raffarin et M. Sarkozy se font les porte-parole, encore moins la France de la noire grandeur de la misère, mais la France de l'étroitesse grise de la médiocrité. La France boutiquière. La France frileuse. La France pétocharde. La France, non pas des pauvres gens, mais celle des pauvres types.

Patrick Declerck est psychanalyste et ethnologue.

 


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