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Amédée se leva en souriant et posa des partitions sur le pupitre.

– Cela me ferait plaisir, dit-il, de jouer avec « l’ultime Â».

Ses frères le regardèrent, puis ils obĂ©irent. Ils se rappelaient tous deux ce que « l’ultime Â» dĂ©signait dans leur langage. Il y avait plus de dix ans qu’ils ne l’avaient jouĂ©.

« L’ultime Â» Ă©tait le larghetto du dernier concerto pour piano Ă©crit par Mozart. AmĂ©dĂ©e l’avait transposĂ© pour leurs instruments. Ce n’était qu’un moyen de fortune, mais il lui avait semblĂ© que ce qui Ă©tait immortel restait immortel, mĂŞme si on ne le jouait que sur une feuille de tilleul.

À ses yeux c’était la suprême réussite d’un homme que le doigt de Dieu avait touché. Ou d’un homme qui essaie de parler tout bas avec son Dieu. Cela ne pouvait s’écrire que lorsqu’on croyait voir pour la dernière fois  le soleil couchant, sous les premières ombres des dernières ténèbres, mais il fallait que la rougeur du soir fût plus forte que l’ombre. Alors seulement on avait dépassé le temps, tous les temps de cette terre. Alors seulement on recommençait à parler comme les enfants. Avec cette grande simplicité où le mot s’enchaîne au mot, la phrase à la phrase. Avec cette grande absence de peur d’un enfant choyé, et avec tout son ravissement. Sans dissonances et sans péché originel. La mélodie s’exhalait comme le parfum d’un calice, sans effort et même sans le savoir. Comme si, tout en ayant toujours existé, elle ne s’était exhalée qu’au soir de la vie, telles les juliennes qui embaument le soir.

Dans ses simples accents, il y avait la promesse que l’homme serait bĂ©ni. Ce n’était pas la promesse d’un dogme, c’était le fait qu’un homme avait pu Ă©crire ces notes, celles-ci prĂ©cisĂ©ment et aucune autre. Qu’il aurait pu les Ă©crire mĂŞme dans les plus sombres Ă©poques, pendant une Ă©pidĂ©mie de peste ou une guerre de religion. Que toutes les violences de son temps n’eussent pu l’empĂŞcher d’écrire cette mĂ©lodie. Que le temps fĂ»t sans pouvoir sur l’homme qui avait entendu ces accents pour la première fois. On pouvait les appeler comme on voulait : des accents surnaturels ou des accents divins. On voulait seulement dire par lĂ  qu’ils avaient dĂ©jĂ  dĂ©passĂ© la terre et le temps.

Et c’était prĂ©cisĂ©ment pour cette raison que l’on pouvait dire que l’homme Ă©tait bĂ©ni. Non seulement celui qui avait conçu cette mĂ©lodie, mais l’homme en gĂ©nĂ©ral, l’humanitĂ© tout entière. Du seul fait que ceci fĂ»t Ă  sa portĂ©e. Non seulement la malĂ©diction des guerres et des Ă©pidĂ©mies, non seulement le meurtre et le mensonge, l’orgueil et le blasphème. Mais aussi ceci, ce dialogue tranquille et enfantin avec Dieu. C’est pour cela qu’AmĂ©dĂ©e l’appelait « l’ultime Â».

Quand il laissa retomber son archet, la « jeune femme Â» le regarda. Sous son fichu noir, l’enfant invisible buvait encore Ă  son sein. Pendant tout ce temps ses yeux Ă©taient restĂ©s fixĂ©s, immobiles, sur le visage d’AmĂ©dĂ©e. Et il crut reconnaĂ®tre Ă  son regard qu’elle avait dĂ©sormais franchi le seuil, la porte sombre et monstrueuse qui se dressait entre ces accents et la chanson enfantine qu’elle avait chantĂ©e, ravagĂ©e par la fièvre.

Il lui semblait aussi que son enfant, en se nourrissant à son sein, avait bu ces accents. Qu’il était désormais protégé, béni. Supérieur à toutes les origines et à tous les temps. Qu’il l’avait sauvé encore une fois, comme auparavant au bord du marais…

 

 

Ernst Wiechert, Missa sine Nomine,

Calmann-LĂ©vy Ă©d., 1953, p.339-341


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