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Tout en rĂ©flĂ©chissant Ă  Ivy et Ă  lui-mĂŞme, il commença très tĂ´t Ă  boire de petits verres de whiskey, assis devant sa fenĂŞtre Ă  regarder tomber la neige. Ils avaient tous les deux vingt-huit ans, ils Ă©taient tous les deux Ă©prouvĂ©s par la vie, mais elle portait les cicatrices de la sienne beaucoup plus ouvertement que lui. Qu’est-ce qui avait pu ternir le brillant de son mĂ©tal, la lueur cuivrĂ©e qu’elle avait eu autrefois ? Les enseignants disaient que son physique la destinait Ă  Hollywood mais que son cerveau la conduirait aux cloĂ®tres d’une universitĂ© ou d’un couvent. Il les avait entendus le dire et alors, parce que lui et Ivy Ă©taient d’un niveau scolaire Ă©quivalent, son nom entrait dans la conversation et ils baissaient la voix. Quel futur envisageaient-ils pour lui, dans quelle direction son cerveau le conduirait-il ? Aux cloĂ®tres d’une prison ? Parce que, pour un garçon noir, un beau physique Ă©tait Ă  coup sĂ»r un handicap au dĂ©but, suscitant davantage d’attention, mais jamais celle qu’il fallait. (…)

Quand Cayce avait seize ans, des statistiques avaient Ă©tĂ© publiĂ©es sur les chances qu’avait un jeune noir de dĂ©passer vingt et un ans, et d’autres sur les chances qu’il avait d’y parvenir sans ĂŞtre allĂ© au moins une fois en prison. Sur le premier point les chances Ă©taient de soixante-quinze pour cent ; concernant la prison, les rĂ©sultats Ă©taient plus vagues mais certainement encore moins bons. Il avait transformĂ© ces informations en un talisman invisible qu’il portait autour du cou, imaginant que chaque fois qu’il Ă©chappait Ă  son sort, et parfois c’était de justesse, il taillait une encoche dans le mĂ©tal. Il portait encore le talisman sur lui, sinistre aide-mĂ©moire pareil Ă  ce qu’un survivant de Treblinka aurait pu ramener, les entailles des jours dans sa propre chair.

Quand il Ă©tait revenu du ViĂŞt-nam, rebelle et les nerfs dĂ©finitivement Ă  vif, mais pas, comme la plupart des survivants, droguĂ©, il avait voulu prouver quelque chose Ă  ses anciens professeurs, leur montrer qu’il avait survĂ©cu après avoir pris davantage de risques qu’ils ne l’avaient eux-mĂŞmes imaginĂ©, avait voulu se pavaner. Mais quand il Ă©tait arrivĂ© Ă  l’école, il l’avait trouvĂ©e fermĂ©e. Dissoute, dispersĂ©e, quelle que soit l’expression en usage pour la mort d’une Ă©cole â€“ ce fut pour lui la disparition d’un grand pan de son passĂ©, comme pour un amnĂ©sique.

Ivy avait Ă©tĂ© tellement favorable Ă  ce qu’elle appelait l’équitĂ©. Avait-elle rĂ©duit ses objectifs ? Quelque chose l’avait giflĂ©e. Trop d’équitĂ© ?

En pensant que cette nuit-lĂ  la glace allait sans doute bloquer l’Île, il se sentit envahi d’amertume, l’amertume de la glace qui s’étendait en secret. D’une certaine façon, il avait Ă©tĂ© rejetĂ©. En rĂ©ponse Ă  sa question vicieuse, « Pour tenter ta chance ? Â» elle lui avait dit « Oui Â», et lui avait demandĂ© sa chambre. Elle savait ce qu’il avait voulu dire, il savait ce qu’elle avait voulu dire, mais quand il Ă©tait rentrĂ© chez lui, le placard Ă©tait vide.

Il se persuada, ponctuant violemment ses mots avec son poing contre sa paume, qu’il n’avait pas voulu la baiser. Qu’il voulait simplement savoir ce qui s’était passĂ© entre les prĂ©misses et la conclusion. Il buvait, rĂ©flĂ©chissait, Ă©vitant les parodies qu’avaient Ă©tĂ© ses rĂ©flexions antĂ©rieures sur Ivy dans son lit. Mais lorsqu’il Ă©chappait Ă  la parodie, il se perdait complètement, ce qui lui indiquait Ă  quel point il Ă©tait incapable de se mettre Ă  la place d’une femme blanche. Si elle avait Ă©tĂ© une criminelle , ou simplement accusĂ©e d’un crime, il aurait pĂ©nĂ©trĂ© dans ce crâne sans aucune difficultĂ©, un poisson rouge dans son bocal, dans son Ă©lĂ©ment. Il pensait que ses affinitĂ©s avec un cerveau criminel Ă©taient mystiques. Sans mĂŞme rĂ©flĂ©chir, n’utilisant que son instinct, il parvenait toujours Ă  distinguer du troupeau soumis aux lois ceux qui leur contrevenaient en douce. Les visages derrière les pare-brise des voitures, lui apprenaient que la boĂ®te Ă  gants Ă©tait pleine de haschisch, d’hĂ©roĂŻne, de LSD, de permis de conduire pĂ©rimĂ©s, de cartes grises trafiquĂ©es ; les passants tranquilles, les lĂ©cheurs de vitrines guillerets, ceux qui promenaient gentiment leur chien, lui communiquaient leurs intentions rĂ©elles, lui indiquaient, sous l’épais pull-over, oĂą le pistolet Ă©tait enfoncĂ© dans la ceinture, ou mĂŞme le couteau ; des gestes que d’autres ne pouvaient voir activaient sa vision aux rayons X.

Lorsqu’il Ă©tait rentrĂ© du ViĂŞt-nam, oĂą le cynisme avait transformĂ© les GIs en criminels courant les rues, il Ă©tait montĂ© dans sa vieille Buick et s’était mis en route. Il n’avait aucun espoir de trouver la vaste campagne qu’il recherchait Ă  l’extrĂ©mitĂ© Ă©troite de son ĂŽle et il Ă©tait allĂ© la chercher un peu plus loin : il voulait retrouver le pays qu’il pensait ou qu’il s’était persuadĂ© avoir laissĂ© derrière lui. Il n’avait trouvĂ© que des centres commerciaux et des motels qui avaient poussĂ© dans la masse du bĂ©ton, les uns sentaient l’avarice, les autres les transactions illĂ©gales, deux odeurs qu’il avait bien connues Ă  Saigon. Comment imaginer des pâturages et des Ă©tangs sous cette prolifĂ©ration ? Il pensait que cette recherche mentale et forcenĂ©e de mondes inexistants Ă©tait proche d’une psychose et il sentait qu’en continuant de la sorte il se programmait une dĂ©pression mentale, comme on programme l’obsolescence d’une voiture.

Lorsqu’il eut Ă©puisĂ© Long Island, il avait pris le ferry qui traversait le bras de mer jusqu’à New London, il avait roulĂ© pendant des jours et des jours et avait fini par comprendre qu’il essayait simplement d’atteindre la fin de la « civilisation Â» telle qu’il la comprenait alors : assassinats, incendies, destructions, viols, Ă©meutes, tout cela pratiquĂ© entre « alliĂ©s Â», dans une guerre non dĂ©clarĂ©e, tout l’horrible Ă©ventail du comportement humain allant de l’infraction au crime en passant par le vol. Il avait vu tout cela comme il avait vu le ViĂŞt-nam non civilisĂ© : montagneux, traĂ®tre, avec des collines truffĂ©es de mines. L’expression « sommet de la civilisation Â» contenait pour lui l’image des chambres Ă  gaz.

 

Coleman Dowell, Blanc sur noir sur blanc,

Climats Ă©d., 1998, p. 205-208, traduction Bernard HĹ“pffner.


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