pour imprimer le texte

 

Le Monde, samedi 13 janvier 2001,

Entretien avec Edward Bond.

 

 

 

 

« Ce que doit faire le dramaturge, c’est offrir la libertĂ© Â»

 

 

 

Auteur de SauvĂ©s et de Lear, Edward Bond, soixante-six ans, est l’un des principaux dramaturges britanniques contemporains. CommencĂ© en 1992, avec La Compagnie des hommes, son compagnonnage avec le metteur en scène Alain Françon n’a pas cessĂ© depuis, marquĂ© notamment par la prĂ©sentation des Pièces de guerre au Festival d’Avignon en 1994. Refusant les offres des principales institutions théâtrales de son pays, Edward Bond a choisi la France et le Théâtre de la Colline pour sa dernière crĂ©ation mondiale : Le Crime du XXIe siècle. Son Ĺ“uvre est traversĂ©e par cette question :  « Comment ĂŞtre des humains? Â» Il explique au Monde les ressorts de son Ă©criture.

 

« De Lear au Crime du XXIe siècle, un mur semble courir Ă  travers votre Ĺ“uvre dramatique. Ce mur a-t-il bougĂ© en trente ans ?

– L’idĂ©e de mur est importante. Ce n’est pas toujours un mur physique, mais un mur dans les tĂŞtes, dans les Ă©motions. Les gens crĂ©ent toujours des prisons pour eux-mĂŞmes, parce qu’il est facile d’être en prison. Quand ils quittent la prison après un long sĂ©jour, ils veulent y retourner et parfois se suicident. Si vous voulez commettre un crime, l’endroit idĂ©al est la prison. Parce que vous pouvez le faire en sĂ©curitĂ©. Pour moi, les murs sont importants uniquement de ce point de vue.

– Ces murs sĂ©parent-ils ceux qui ont le pouvoir de ceux qui ne l’ont pas ?

– Pas nĂ©cessairement. Parce qu’on donne le pouvoir aux gens. Pourquoi le leur donne-t-on ? Pourquoi se soumet-on Ă  des situations dans lesquelles certaines autoritĂ©s ont du pouvoir sur nous ? C’est une question fondamentale. La pièce la plus intĂ©ressante selon moi est Antigone. Elle divise le pouvoir. Supposons que quelqu’un ait Ă©crit une Antigone qui dirait : « Je me soumets. Â» L’histoire de l’humanitĂ© serait diffĂ©rente. Et ce serait une chose Ă©pouvantable pour les dramaturges, car ce que doit faire le dramaturge, c’est d’offrir la libertĂ©. Cela devient d’autant plus important que nous avons plus de responsabilitĂ©s aujourd’hui. Dans le passĂ©, vous pouviez laisser les responsabilitĂ©s aux dieux. Armaguedon Ă©tait l’œuvre de Dieu, pas des hommes. Maintenant, c’est nous qui pouvons dĂ©truire le monde. Et qui le dĂ©truisons, lentement.

– Dans le programme, vous Ă©crivez : « Les dĂ©vastations de la paix sont plus grandes que celles de la guerre.  Â»

– Je passe beaucoup de temps avec des jeunes. Leur idĂ©e du futur est très diffĂ©rente de celle dans laquelle j’ai grandi. Ils considèrent le futur comme de la camelote. Dans le passĂ©, nous le considĂ©rions comme une possibilitĂ© de construire l’utopie, ou l’idĂ©e de citĂ©. Les jeunes voient le futur comme un champ de ruines dans lequel ils doivent trouver de quoi survivre. Les humains ont cessĂ© d’être des crĂ©ateurs pour devenir des survivants. C’est fâcheux.

– Le théâtre est-il l’endroit oĂą l’impossibilitĂ© de l’utopie apparaĂ®t ?

– On va au théâtre pour deux raisons essentielles : entendre des mensonges et entendre la vĂ©ritĂ©. Mais mĂŞme les mensonges sont fondĂ©s sur la vĂ©ritĂ©. Le théâtre doit vous placer devant des situations extrĂŞmes face auxquelles vous devez vous dĂ©finir. Si vous observez l’histoire humaine, elle n’est qu’un rĂ©pertoire de catastrophes. Chacune plus importante que la prĂ©cĂ©dente. Pas parce que nous devenons plus mauvais, mais parce que nous avons de plus en plus de pouvoir. Pourquoi sommes-nous incapables de nous dire : « ArrĂŞtons Â» ? Notre dĂ©mocratie ne nous aide pas. Parce qu’elle n’est pas une vĂ©ritable communautĂ©. L’économie nous divise. Nous allons seuls au supermarchĂ©. Nous n’avons plus d’objectifs communs. Et c’est pourquoi nous prĂ©fĂ©rons glaner dans les ruines plutĂ´t que construire une sociĂ©tĂ© dĂ©cente.

– Comment transcrire le langage de ces survivants ?

– Le mal, la mĂ©chancetĂ©, la perversitĂ© ne m’intĂ©ressent pas. Pas dans le sens oĂą Shakespeare s’intĂ©resse Ă  Iago. Ce que je fais, c’est crĂ©er des situations extrĂŞmes, que j’appelle « accidents Â», comme celle d’Antigone. OĂą votre dĂ©cision vous dĂ©finira. Des moments oĂą vous vous rencontrez vous-mĂŞmes, ce que ne font jamais la plupart des gens. Au théâtre, vous devriez ĂŞtre obligĂ©s de vous rencontrer vous-mĂŞme.

– Quand vous Ă©crivez, vous rĂ©fĂ©rez-vous aux tragĂ©dies antiques ?

– Je dois rencontrer Antigone dans la rue. RĂ©ellement. Ou Lear, ou Hamlet. Mais je peux aussi passer sans les voir. Ce matin, il y avait un unijambiste qui mendiait de voiture en voiture, personne n’ouvrait sa fenĂŞtre. Je savais que mon conducteur allait ouvrir la sienne, mais le feu est passĂ© au vert avant que le mendiant arrive jusqu’à nous. L’unijambiste a ratĂ© l’occasion. C’est du théâtre. Je pourrais mettre ça sur scène et faire venir ce mendiant Ă  la fenĂŞtre pour lui donner une pièce, ou ne pas le faire venir jusqu’à la fenĂŞtre, ou lui faire perdre sa jambe sous une autre voiture. La situation est toujours la mĂŞme : un homme est dans le besoin, devant d’autres qui pourraient l’aider ou pas. Il faut faire face Ă  cela. C’est pourquoi, dans ces accidents (j’appelle tragĂ©die les accidents), vous vous retrouvez face Ă  vous-mĂŞme.

– Utiliserez-vous un jour le mot espoir ?

– Non. Parce que je pourrais dire : j’ai l’espoir de gagner Ă  la loterie. Quel intĂ©rĂŞt ? J’appelle mon théâtre le théâtre rationnel. Il a Ă  voir avec l’imagination. Aucune crĂ©ature humaine ne peut ĂŞtre consciente d’elle-mĂŞme sans imagination. Il y a cette merveilleuse parole d’Aristote : « J’aime Platon, mais j’aime encore plus la vĂ©ritĂ©. Â» Nous devons dire la vĂ©ritĂ©. Peut-ĂŞtre nous dĂ©truira-t-elle, mais laissez-nous mourir comme des crĂ©atures humaines, pas comme des animaux, pas comme des fascistes. Si l’espoir signifie que l’on peut survivre en devenant fasciste, ce n’est pas un espoir. Je pense que le théâtre peut crĂ©er l’ultime Ă©cole du moi. Vous n’avez pas Ă  vous rendre Ă  Auschwitz ou Ă  Hiroshima : vous pouvez ĂŞtre confrontĂ© aux questions ultimes par le théâtre.

– Pourquoi avez-vous titrĂ© « Le Â» Crime du XXIe siècle ?

– J’ai voulu dĂ©signer « le Â» crime le plus extrĂŞme, et le « le Â» plus extrĂŞme est de dĂ©truire l’humanitĂ©. Les crimes dont je parle sont commis par des gens que vous ne voyez jamais dans la pièce. Ils n’ont plus besoin de murs pour crĂ©er une prison. Ils peuvent contrĂ´ler la sociĂ©tĂ©, non pour tuer les gens mais pour tuer leur humanitĂ©. C’est pourquoi je parle des camps de concentration comme de la grande Ă©cole du siècle dernier. Qui peut prĂ©dire qu’il n’y aura pas de chambres Ă  gaz en 2020 ? Il est possible de crĂ©er une sociĂ©tĂ© qui distorde le sens de l’humanitĂ©. Personne ne le ferait pour de mauvaises raisons. Tous les grands crimes historiques ont Ă©tĂ© commis pour de bonnes raisons.

– La colère vous aide-t-elle Ă  Ă©crire ?

– Je ne suis pas en colère. Parce que les gens m’intĂ©ressent trop. Parce que je dĂ©teste la cruautĂ©. Mais on peut ĂŞtre en colère quand on Ă©crit. L’inhumanitĂ© est une telle offense. Avec l’âge, on commence Ă  comprendre notre monde, mais on ne doit pas abdiquer ses responsabilitĂ©s. Nous sommes toujours responsables de nos dĂ©cisions. On ne devrait jamais chercher Ă  s’échapper des problèmes humains, parce que notre bonheur en Ă©mane. Je suis un homme heureux, mais je ne veux pas tenir mon bonheur au prix d’autres vies.

 

Propos recueillis par Jean-Louis Perrier.

 


pour imprimer le texte


Haut de la page


COPYRIGHT 2002-2021 Bernard Defrance - tous droits réservés