Paru dans Revue de
Psychologie de la Motivation, n° 18, 2ème semestre 1994.
Conseils à un professeur
débutant...
Vouloir
donner des " conseils " à un professeur débutant me paraît
une entreprise suspecte et probablement vouée à l’échec. Déjà, dans la vie
" ordinaire ", à quoi servent les
" conseilleurs " ? Et donc l’entreprise paraît
d’autant plus impossible qu’il s’agit précisément de l’un de ces métiers
" impossibles " dont parlait Freud... Qui peut dire
comment, au cours d’une carrière, se construisent les pratiques
professionnelles ? Quelles influences et modèles ont pu jouer pour nous
conduire à telle ou telle manière de " faire la
classe " ? Il m’arrive souvent, au cours des interventions en
établissements au titre de la Mafpen, d’interroger les professeurs sur ce qui a
déterminé le choix, pas seulement d’enseigner, mais aussi d’enseigner telle
discipline plutôt que telle autre. Très souvent la réponse est du type :
" Quand j’étais en quatrième (ou en première, etc.), j’avais
un professeur qui avait su m’intéresser... " Le goût pour tel ou
tel champ du savoir ne tombe pas du ciel, et, à l’inverse, combien d’élèves
sont-ils dégoûtés d’une discipline particulière à cause du comportement de
l’enseignant ?
J’avais une amie en seconde qui avait beaucoup de difficultés en
mathématiques. Une fois, elle avait révisé pendant des heures et avait rédigé
tant bien que mal son devoir, en travaillant beaucoup. La semaine suivante,
quand le professeur a rendu les copies et est arrivé à la hauteur de mon amie,
il lui a déclaré avec beaucoup d’agressivité, devant toute la classe, qu’elle
n’avait rien à faire en seconde et qu’elle serait toujours aussi nulle
quoiqu’elle fasse ! Et pour finir il lui a lancé la copie dans le visage. Ma
camarade a pleuré... Et depuis ce jour elle reste complètement bloquée en
maths.
Valérie Hilaire, TG1, octobre
1993. (1)
Peut-être
les premiers " conseils " devraient-ils porter sur ce qu’un
professeur, en tout état de cause, n’a jamais le droit de faire... En
attendant, il me paraît important de réfléchir sérieusement aux raisons qui
peuvent pousser vers ce métier. S’il ne s’agit que d’identification à un
" bon prof " qu’on a eu soi-même comme élève, cela risque
de conduire à quelques désillusions... N’étions-nous pas nous-mêmes, sauf
exceptions (2), " bons élèves " ? Et donc les
comportements des élèves ordinaires d’aujourd’hui risquent de nous
dérouter : nous chercherions, plus ou moins consciemment, à retrouver les
moments de bonheur vécus dans telle ou telle classe avec tel professeur
" génial ", et, bien sûr, nous serions amenés assez
rapidement à devoir nous rendre compte que tous les élèves ne sont pas
" bons " et que nous-mêmes... nous ne sommes pas
géniaux ! Et donc, premier " conseil " : regarder
les " mauvais élèves ", les agités aussi bien que les
muets... Mais en réalité ce n’est pas le " premier "
conseil, puisque, pour regarder les élèves, il faut déjà entrer dans la
classe.
C’est
le premier geste : les élèves ne sont évidemment plus " en
rang ", le long du mur, ils sont répandus au gré des conversations,
ils bloquent, sans le savoir, le geste qui va conduire la clé de la poche
professorale au trou de la serrure (3). Mais ce geste lui-même n’est pas
non plus tout à fait le premier : la traversée des couloirs, souvent sans
fenêtres, au moment des mouvements, est déjà exposition du " corps
professoral ", occasion d’observations minuscules et réciproques
entre professeurs et élèves. Je pars toujours de la salle des professeurs un peu
avant la sonnerie, puisque je sais que je serai arrêté, ou que je m’arrêterai
moi-même, pour échanger des propos banals avec des élèves actuels ou anciens.
Qui, dans la rue ou le métro, croisant quelqu’un de connaissance, ne
s’arrêterait pas quelques secondes pour converser banalement ? Et, si l’on
est trop pressé, ne le saluerait pas au moins d’un sourire, d’un hochement de
tête ou d’un signe de la main ? Une des scènes les plus significatives de
l’univers scolaire est celle où l’on voit le professeur parcourir un couloir sans
s’arrêter ni saluer entre les rangées d’élèves appuyés au mur ou assis
par-terre, le détaillant, le suivant du regard... Bien entendu, je peux avoir
peur de ces " passages " (4). Et puis, le premier
jour, la première fois, je ne connais personne ! Mais si je suis impatient
de m’éprouver moi-même, si je reconnais ma propre peur et qu’en même temps
j’éprouve la joie secrète de rencontrer mes futurs élèves, si je sais
m’effacer devant un flot inattendu derrière telle porte battante, ou murmurer
banalement " pardon " en passant devant un élève ou
" merci " quand on me tient la porte (comportements que
nous avons spontanément dans la vie courante et que nous oublions à
l’école...), si je sais aussi regarder les visages et corps circulant, me
réjouir intérieurement de leurs grâces ou m’inquiéter de leurs inhibitions,
alors le " trac " me deviendra, sans me quitter jamais,
familier.
La
porte s’ouvre (5). Question : dois-je entrer le premier ou le
dernier ? Personnellement, j’aime entrer le premier, regarder les élèves
entrer à leur tour et s’installer. Là aussi des observations intéressantes
peuvent se faire : qui se met au fond, au premier rang, qui se met à côté
de qui ? Qui jette ses affaires ou les pose ? Qui garde son blouson
ou sa casquette (le petit " casque "... (6)) ? Qui
écarte bruyamment la chaise et se laisse tomber ? Quel timide se retrouve
isolé ? Quel " petit chef " rassemble sa
" cour " ? Qui se barricade derrière le sac posé sur
la table ? Certes, ce n’est pas toujours possible dans n’importe quelle
discipline, mais il m’est arrivé de passer les deux heures de
" cours " de philosophie à partir du simple fait qu’un
élève s’était écarté d’une place en voyant un autre s’asseoir à côté de lui...
De quoi se construit notre liberté finalement si ce n’est premièrement de celle
du corps et de sa " bulle " ? Cette
" bulle " se crève trop facilement dans les piétinements de
couloir, les bousculades, les entassements, elle se crève aussi dans les cris
et hurlements, peut-être faut-il lui laisser le temps de se re-constituer...
Les
élèves n’attendent donc plus debout à une place fixée à l’avance. Il faudra
donc, peut-être, instituer, un autre rituel. Mais on a le temps (c’est
la définition même de l’école, scholè signifie
" loisir " en grec...), surtout la première heure :
prendre le temps de regarder tous les élèves, même une demi-seconde, en
restant debout, attendre que le silence se soit, de lui-même, installé, se
laisser soi-même regarder puisqu’ils attendent eux aussi de savoir qui est cet
inconnu auquel ils seront " soumis " plusieurs heures par
semaine pendant une année scolaire. Alors, de la voix la plus basse
possible : " Bonjour ". Prendre le temps de respirer.
(Un
doute m’assaille : suis-je en train de " donner des
conseils" ou de me décrire moi-même ? Tant pis : après tout,
peut-être que décrire comment on fait soi-même est plus utile que de
dire " ce qu’il faut faire "...)
Évidemment,
avec certaines classes, le silence peut mettre un certain temps avant de
s’établir ! Évaluer ce temps (même approximativement !), faire
remarquer (sur le ton du constat objectif, sans la moindre trace d’agressivité
dans la voix) la durée de l’installation, et passer immédiatement, sans autres
considérations, aux présentations.
Se
présenter... Bien entendu la procédure des " fiches " peut
paraître rassurante : pendant qu’ils écrivent, ils ne me regardent plus,
ce qui soulage un peu le trac. Et pourtant... Est-ce que le professeur remplit
une fiche, lui ? Donc, peut-être, avant le rituel de ces fiches de
renseignements, se présenter soi-même. Mais, suffit-il de dire son nom ?
Ils le connaissent sans doute déjà, puisque, souvent, ils ont eu communication
de l’emploi du temps. Je peux aussi ajouter un certain nombre de considérations
sur les circonstances, hasards, choix, qui font qu’ils vont travailler avec moi
cette année. Si c’est la première fois que j’enseigne, si je suis stagiaire, je
peux le dire. Je peux aussi essayer de rendre compte du sens que je
donne, ou vais m’efforcer de donner, à ce travail. Je parle sur le ton de la
conversation bien sûr. Si un " bavard " se manifeste, je
m’interromps pour lui donner la parole : " Vous avez peut-être
une question ? Une remarque ? " Cela suffit en général à
" faire taire ". Quoique... On peut toujours tomber sur un
" insolent " quelconque qui vous demande pourquoi vous
portez des chaussettes bleues, ou bien si vous êtes marié, etc. Répondre sur le
même ton neutre de la conversation (7). Surtout si la question fait
bêtement ricaner les autres... Faire comme si la question était " naturelle ".
Et d’ailleurs elles le sont parfois...
Cette
présentation de soi suppose donc que nous ayions réfléchi au sens de notre
métier et que nous soyions en mesure d’essayer d’en rendre compte... Ce qui
n’est pas forcément simple. Pourquoi ne pas dire ce qui nous a fait et nous
fait toujours aimer notre discipline, par exemple ? Pourquoi aussi ne pas
exprimer ce trac particulier provoqué par le cercle de vingt-cinq à trente-cinq
regards, trois, cinq ou huit heures par jour ?
À
leur tour de se présenter. Les " fiches " sont-elles
vraiment indispensables ? Qu’ai-je besoin de savoir d’autre que les noms,
prénoms et adresses ? (8) Il suffit pour cela de faire circuler une
feuille de présence – mais il est vrai aussi que ce serait plus simple si
l’administration me fournissait ces renseignements... En revanche je peux demander
(une demande n’est pas un ordre) aux élèves d’essayer de dire à leur tour quel
sens ils donnent, ou ne donnent pas, ou ne donnent plus, à leur présence à
l’école. Mais, bien sûr, ils peuvent ne pas répondre (ce premier jour) à cette
question : très difficile de parler de soi devant les copains dont on
craint le jugement, bien plus que celui du professeur.
Je me souviens de cette première séance comme si c’était hier ;
personne ne m’avait jamais avant, à l’école, posé cette question toute
simple : " Qu’est-ce que vous faites là ? " Je me
souviens de ma panique, au fur et à mesure que mon tour de parler approchait...
C’est vrai que ça panique un peu de se lever, comme ça, de dire comment on s’appelle,
pourquoi on est là... Moi j’ai toujours été un peu renfermé quoi ! Mais ça
va mieux maintenant c’est vrai on a moins peur (rire). Mais c’est vrai aussi
que c’est des autres qu’on a peur, plus que du prof...
anonyme, TF1, 1985. (9)
Attention :
cette première séance de présentations peut durer. Ne pas hésiter à la
prolonger la fois suivante : encore une fois, on n’est pas pressé...
Certes, on peut avoir des indications pratiques à donner, sur les manuels, les
fournitures nécessaires, sur l’emploi du temps, les salles : prévoir donc
le temps nécessaire à ces précisions. Quand la sonnerie retentit, le cours est fini :
ce n’est plus le moment de dicter les " devoirs " ! Le
cours suivant attend, ils ont besoin de bouger suffisamment, en fin de journée
les cars ou les trains n’attendent pas... Règle évidemment impérative.
Combien de fois je me suis fait engueuler à la maison parce que je
rentrais en retard cette année-là régulièrement le mardi : ça sonnait et
là, panique ! Il fallait toujours noter un tas de trucs. On lui a dit
évidemment, mais ça a continué...
anonyme, TF1, 1985. (10)
Détail
dérisoire ? Non : il s’agit du rapport qu’ils construisent (ou
détruisent !) aux règles simples de la vie commune (11). Il s’agit
aussi de savoir si, quand on demande quelque chose à un professeur, on
peut ou non être entendu. Comment celui qui n’entend pas pourrait-il exiger
d’être entendu ? Je peux, dès les premières minutes de
" cours ", essayer de faire comprendre que je suis disposé,
parce que je suis adulte, à la réciprocité, surtout si eux ne le sont
pas (encore).
Et
donc, c’est le troisième temps : celui de l’explicitation des
règles du fonctionnement de la classe et de l’exposition du programme. Dans la
formation d’adultes, c’est par la connaissance préalable du programme et des
méthodes de travail que le demandeur de formation s’inscrit au stage... Et
aucun stage ne commence, après les présentations et l’expression des attentes
des participants, sans le rappel de ces éléments de contenu et de méthode.
Pourquoi oublierait-on ces principes évidents à l’école ? Même la moindre
réunion a son " ordre du jour " et ses méthodes...
L’exposition
du programme proprement dit ne présente pas de difficultés. Mais il ne s’agit
pas seulement d’en énumérer les têtes de chapitre : je peux aussi justifier
(au moins essayer) ce programme, en montrer la continuité avec ceux des années
antérieures et des années suivantes, montrer aussi les recoupements
interdisciplinaires possibles, donner quelques indications sur la manière même
dont ces programmes sont élaborés... Je peux aussi expliquer quelles
compétences, savoirs et savoir-faire seront exigibles en fin d’année.
J’avoue que je n’en suis pas revenu sur le moment ! Quand je lui
ai annoncé qu’il devrait redoubler sa troisième, il m’a regardé complètement
indigné en disant : " Mais, m’sieur ! J’ai toujours été
là ! " J’ai l’impression souvent que pour certains élèves la
seule présence physique doit provoquer, par une sorte de capillarité
automatique, l’assimilation des savoirs...
professeur de collège,
1992. (12)
Je
peux aussi tenter de répondre aux questions inévitables qu’ils se posent ou ne
se posent plus : est-ce vraiment utile, hein ? la reproduction des
oursins ou tel poème de Rimbaud pour échapper au chômage ? Quel autre sens
à l’effort d’apprendre que les plaisirs qu’on en retire ? " Ils
ont besoin de... " : non, nous n’avons
" besoin " de rien, puisque nous sommes êtres de désir. Ce
n’est donc pas l’ignorance qui est " dangereuse " mais
l’ignorance de l’ignorance. Et rien n’empêche non plus de montrer le caractère
artificiel, de méthode provisoire seulement, de la notion même de
" programme " avec l’exigence illusoire de son
" achèvement ", y compris dans les classes d’examen ! (13)
Caractère
illusoire aussi des " techniques " de travail, si on les
réduit à un ensemble de " trucs " et recettes à la manière
des comptines mnémotechniques (" MaisoùestdoncOrnicar " !...) :
réhabiliter les bricolages et tâtonnements, réintroduire le doute au moment
même de la " réussite ", d’autant que certaines méthodes
" marchent " avec certains et pas avec d’autres... Ce qui
pose inévitablement la question de l’évaluation.
J’étais en 1ère E, nous avions un compte-rendu de
travaux pratiques à rendre. Un copain à moi, Fabien, avait oublié de le faire.
Je lui ai donc passé le mien. Il l’a recopié " texto ",
nous avons donc rendu le même devoir au professeur. Le prof les a
corrigés ; résultats des courses : moi, Mickaël, 2/20, et Fabien
16/20. Je ne comprends pas !!!
Mickaël Pécheux, TE,
1994. (14)
Les
méthodes d’évaluation du travail scolaire ne sont pas seulement
" techniques " : on peut certes différencier à
l’infini – ou presque ! – les outils d’évaluation, se rendre compte que,
pour les mêmes contenus de savoir, tel outil d’évaluation permet de bons résultats,
alors qu’avec tel autre les résultats sont
" nuls " (15)... Avant ces questions, il s’agit
d’opérer les distinctions nécessaires entre " évaluations
internes " et " validations externes ", de même
qu’il importe encore plus de séparer nettement les jugements sur les
acquisitions et sur les comportements. Les multiples confusions croisées qui se
révèlent, dans les appréciations portées sur les bulletins par exemple, sont
une des sources de violences dans la classe et en dehors...
Je me souviens, j’étais en classe de cinquième. J’avais un niveau
assez faible en anglais et donc j’avais de mauvaises notes aux interros. Et,
une fois, je m’étais donnée à fond dans la révision d’une interro et j’avais
obtenu 14,5 et là, la prof, très surprise de cette note, est venue me voir en
cours et, devant toute la classe, m’a traitée de tricheuse et m’a envoyée en
perme afin de recommencer cette même interrogation, et j’ai donc refait cette
interrogation, où j’ai eu 16,5, et elle n’a jamais voulu me mettre mon 16,5 et
je suis sûre que si j’avais eu 5, elle m’aurait donné cette note...
anonyme, TG1, 1994.
Il y a deux ans, au collège, j’ai vu un professeur se faire insulter
et frapper par deux élèves, car ils avaient eu de mauvaises notes. À la fin du
cours, ils étaient allés voir le prof pour qu’il leur explique leurs notes, et
le prof leur a répondu que le cours n’avait pas été appris. Les élèves ont
riposté et ont commencé à traiter le professeur de tous les noms, il a essayé
de se défendre verbalement, et les élèves en sont venus à lui taper dessus...
Nadine Nicole, TG3, 1993.
En cinquième, j’avais l’habitude d’avoir de bonnes notes en histoire
et géo. Mais un jour, j’ai eu 5/20. Et, dans ces cas-là, la sanction habituelle
était quatre heures de colle le samedi matin. Le lendemain, ma prof m’a remis
la convocation pour la colle avec un grand sourire... Le samedi arrive, je
n’avais rien dit à mes parents, et je décide de ne pas y aller. Le lundi,
évidemment, la prof me demande de justifier mon absence : je la baratine avec
une histoire de décès dans la famille, je me croyais déjà tiré d’affaire, mais
elle me demande un papier de mes parents... Et là ça se corse : elle me
redemande ce papier le mardi, le mercredi... Et le jeudi je décide de ne pas
aller en cours et de tout plaquer et donc de fuguer... On m’a retrouvé le
dimanche soir : les flics, le toubib, la totale quoi ! Aujourd’hui,
je regrette d’avoir fugué car il y a toujours quelqu’un pour me le rappeler...
Mais à l’époque je ne voyais pas comment faire autrement...
Sébastien Lecomte, TF3, avril
1994. (16)
Cas
particuliers ? Oui, bien sûr... J’ai entre deux et trois cents
" cas particuliers " par an depuis 16 ans. Tous ne fuguent
pas en cas de mauvaises notes ! Mais il y a bien des manières de
" fuguer "...
Nous
oublions que l’école n’est pas l’entreprise, que les élèves n’y sont pas
soumis à l’obligation de résultats mais seulement de moyens, que les situations
d’apprentissage ne sont pas des situations de production ni de contrôle, que
l’école est le lieu où les ignorances des savoirs et de la loi sont encore
légitimes puisqu’on y vient précisément pour les combler... Rien ne m’empêche
de préciser tout cela dès les premiers moments de cours, ce qui ne veut pas
dire que les élèves le comprennent d’emblée : ils ont un passé (et un
présent, ailleurs que sous ma responsabilité...) scolaire et familial... Moi
aussi : prière de ne pas supposer connu chez les élèves ce que je suis
précisément chargé de leur transmettre, prière de ne pas exiger, du point de
vue des comportements, ce dont la plupart des " adultes "
se révèlent encore incapables...
En sixième, je me souviens, le prof de gym nous obligeait à nous
mettre toutes nues, les garçons aussi, pour la douche obligatoire et ça le
gênait pas de venir nous regarder... D’ailleurs, il y a des parents qui se sont
plaints : mais alors après bonjour les réflexions pour ceux dont les
parents avaient rouspété !
Stéphanie, TG1, 1991.
C’était en Français, un lundi matin, en seconde. À la fin du cours,
le prof s’est approché de la table d’un élève (redoublant) et s’est mis à faire
une montagne d’histoires parce que cet élève n’avait pris aucune note du cours
alors que le prof parlait depuis une heure... Il l’a humilié devant tout le
monde comme je n’avais jamais encore vu ça. Peut-être cet élève avait-il
d’autres problèmes, mais, en tout cas, c’est cet après-midi là qu’il s’est tiré
une balle chez lui. Il s’est raté...
Axelle, TA, 1994. (17)
En 4ème, en contrôle de français, un élève au fond de la
classe avait la tête penchée, direction ses genoux... Le prof s’est approché en
rigolant, l’air d’un cow-boy, et lui a dit de lever les mains : il a vu
alors le livre sur les genoux de l’élève... Il l’a attrappé, renversé par terre
et traîné – je dis bien traîné ! – par terre jusqu’au bureau du directeur
en l’injuriant, le traitant de sale con, etc. Je crois que ce prof était
vraiment trop nerveux pour faire ce métier, même s’il enseignait bien.
Alexandra Zerdoun, TG2, 1993.
Inceste,
meurtre, violence. Trois interdits majeurs, fondateurs de l’humanité,
transgressés. Je m’émerveille souvent, vraiment, de ce que mes élèves ne soient
pas plus " abîmés " qu’ils ne le sont... puisqu’ils
acceptent de parler et d’écrire ces " histoires "
dérisoires. Grandir, c’est aussi peut-être affronter la douleur de découvrir
que les adultes ne sont pas parfaits...
L’explicitation
des règles de comportement est donc aussi nécessaire que celle des programmes.
Mais, attention : le citoyen n’est pas seulement celui qui obéit à la loi,
il est aussi celui qui participe à son élaboration. Ce que les élèves peuvent
donc commencer à apprendre. Et c’est justement à travers les fonctionnements
ordinaires de la classe que se fait (ou non) cet apprentissage (18). Je
peux donc expliciter les règles de fonctionnement de la classe, en distinguant
les niveaux d’importance (19), en rappelant ce qui est discutable et ce
qui ne l’est pas, et en prévoyant les temps de régulation, en classe, à
intervalles réguliers (une fois par mois, deux fois par trimestre, etc.), où
nous ferons le point ensemble sur les savoirs et les comportements, individuels
et collectifs, y compris les miens, pour décider ensemble des modifications et
ajustements éventuellement rendus nécessaires.
L’angoisse de la terminale.
Pour moi, l’année du bac est la plus délicate, épuisante et
fastidieuse de toutes les années que j’ai connues jusqu’alors. Délicate parce
qu’elle détermine mon avenir, épuisante aussi bien sur le plan physique que
moral, et fastidieuse en raison de toute la pression accumulée.
Dès les premiers mois, le doute m’a envahi et ne m’a toujours pas
quitté. Le doute partout : en cours, à la maison, au sport... Le doute sur
ce que l’on veut faire, sur ce qu’on peut faire, sur ce qu’on a fait.
Pourquoi ? Comment ? Quand ? Questions qui reviennent souvent...
C’est ce doute qui mine, qui fait qu’on ne réussit pas très bien, ce qui
entraîne la peur. La peur de mal faire ou de ne pas pouvoir faire, peur de
l’échec ou de l’éternel recommencement. J’ai peur.
On veut regarder devant. Mais on ne voit rien. La peur et le doute
font qu’on avance pas, et plus ça va et plus ce mur qu’est le bac nous semble
haut et noir. Les résultats ne suivent pas. Et pourtant on veut bien faire, on
veut trop faire, et on ne fait rien du tout. TERRIBLE.
Et à tout cela, vient s’ajouter un autre problème en cours
d’année : l’orientation. Il faut choisir ce que l’on fera après le bac. On
ne voit pas encore le bac et il faudrait déjà voir ce qu’il y a derrière ce mur
de béton armé. De plus, les profs nous stressent : on doit leur dire en
l’espace de quinze jours ce que l’on veut faire pendant les prochains 40 ans de
notre vie, car c’est là que tout se décide... PROBLEME.
Alors, on cherche, dans les CDI, les CIO, dans les livres et
brochures, partout, et on ne trouve rien qui puisse nous occuper 40 ans d’une
vie. Si aujourd’hui j’aime cela, peut-être que demain je ne l’aimerais
plus : choix difficile... Alors le temps passe, les délais pour remettre
les dossiers se rapprochent, alors on choisit quelques BTS, par-ci par-là, sans
vraiment les vouloir, mais seulement parce que sans un BTS on n’a plus rien.
C’est ce dernier problème qui nous achève, qui nous enterre. Peu ou
pas de résultats, peur de l’échec, doute, tout cela n’était pas
suffisant : il faut aussi choisir sa vie, sans retour possible. Le peu de
motivation qui me restait s’envole et me voilà sans ailes... Alors vient un
moment où tout nous passe par dessus la tête, rien n’a plus d’importance. Et le
temps continue de passer... Arrivent les réponses aux demandes d’inscription en
classes préparatoires aux BTS : refusé, refusé, REFUSÉ... C’est le plus
dur. Tous les problèmes accumulés, toute la fatigue accumulée, me laissent
raide...
Et maintenant ? À quinze jours du bac, pourquoi réviserais-je,
pourquoi me forcerais-je à étudier, comment pourrais-je me motiver, alors que
je sais que, si j’ai mon bac, je me retrouve à la rue, sans écoles ?
Que me reste-t-il donc ?
Je peux soit me donner à fond pour avoir mon bac et plus rien après,
soit rater le bac et recommencer une année d’angoisses. Pourquoi ?
Ivan Garcia, TF1, 25 mai 1994.
Nous
connaissons l’état de la planète. Les enfants et les adolescents que nous avons
dans nos classes ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable ou
non. Dans certains contextes familiaux et sociaux, les élèves savent que
l’école est leur seule chance de découvrir que des rapports humains sont
possibles, que les joies de l’existence, des savoirs, de la liberté, de la
rencontre d’autrui sont possibles. Et c’est sans doute la première mission du
professeur : porter cette joie. Ce n’est pas sa
" mission ", c’est sa nature.
Dix conseils pour professeurs
débutants.
1. Arrivez avec le sourire.
2. Respectez les élèves autant que vous-même.
3. N’oubliez pas que vous êtes là pour apporter quelque chose
aux élèves.
4. Une interrogation est faite pour évaluer les élèves autant
que vous-même ; si les copies ne dépassent pas la moyenne, essayez de
refaire le cours plus clairement.
5. N’essayez pas d’être " supérieur " ou
d’avoir de l’autorité ; ceux qui " s’abaissent " au
niveau des élèves ont plus d’impact sur eux.
6. Un élève considéré comme " nul " a besoin
d’être aidé, d’avoir plus d’explications et ne doit surtout pas être mis à
l’écart ni rabaissé encore plus...
7. Être " bon " dans la matière que vous
allez enseigner n’est pas suffisant, il faut aimer les élèves et avoir envie de
communiquer son savoir aux autres : cela doit devenir un plaisir.
8. Avoir du courage.
9. Reconnaître ses maladresses et en rire.
10. Dites-vous qu’une petite part de la réussite professionnelle
et humaine des élèves sera due à votre travail et qu’ils s’en souviendront
peut-être, même si vous, vous n’en saurez jamais rien.
Valérie, TF12, mars 1994.
Métier
impossible (20), oui, bien sûr. Comment pourrais-je jamais correspondre à
ce " portrait " de Valérie ? Dernier conseil : je
ne suis pas tout seul à tenter de vivre ces exigences. Je peux me donner, avec
mes pairs, des lieux et moments réguliers (21) où, ensemble, partageant
les récits de classe, nous commençons à entrevoir les complexités de notre
travail, à reconnaître et dépasser nos peurs, à nous donner mutuellement les
moyens de tenir, et de désirer continuer à débuter, à chaque rentrée.
Bernard Defrance.
_______________________________________________________
(1) Texte déjà
publié dans " Jouer et déjouer la violence ", Pratiques
Corporelles, n° 102, mars 1994.
(2) Je me serais
bien dispensé, en ce qui me concerne, d’avoir à redoubler trois classes...
(3) Parfois bouché
par un résidu de gomme à mâcher... : garder son sang-froid, sourire et
proposer d’aller faire cours sous le préau, faire prévenir la " vie
scolaire " qui avisera, se garder de se fâcher en invectivant les élèves
présents qui n’y sont probablement pour rien.
(4) Surtout si la
minuterie est en panne...
(5) On m’avait donc
bien donné la bonne clé à l’intendance...
(6) Pour quelle
" guerre " ?
(7) " Je
prends la première paire qui me tombe sous la main dans le tiroir... d’autres
questions ? " etc.
(8) " Elle
nous demandait quels étaient les trois derniers livres qu’on avait lus... Tu
parles ! J’allais pas lui dire que je lisais rien... C’est vrai ça m’a
toujours ennuyé..." Extrait d’enregistrements réalisés pour le CNDP ,
passage non retenu au montage pour la diffusion sur France-Culture en avril
1985. Combien d’élèves, fils ou filles de policier n’indiquent-ils pas
" fonctionnaire " à la rubrique profession des
parents ? Sans parler du chômage ou du père mort... Ainsi certains se
trouvent-ils minusculement humiliés...
(9) Ibid.
Voir aussi Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, p. 19 à 47.
(10) Ibid.
(11) Pour ce qui
est de la maîtrise du temps, je peux très bien confier à un élève la mission de
signaler (en levant le doigt) qu’il ne reste que dix (pas cinq ! sinon,
ils vont tous se mettre à ranger leurs affaires...) minutes avant la sonnerie.
De toute façon je prendrai vite l’habitude... Savoir que nous ne
" bouclerons " jamais le " programme "
et que je prévois toujours beaucoup trop en préparant mes cours. La peur du
vide m’amène si souvent à vouloir " saturer "...
(12) Propos
recueilli au cours d’un stage Mafpen.
(13) Je suis
évidemment, de ce point de vue, avantagé en philosophie : chaque notion du
programme a occupé et continuera d’occuper des millénaires de réflexion...
Bêtise de l’exercice " dissertatoire " : répondre en cinq
pages à des questions dont la seule approche emplit des bibliothèques !
(14) J’ai évidemment
demandé à Fabien et Mickaël, et obtenu, la photocopie des deux devoirs
corrigés...
(15) Cf.
expériences de Bernard Legrand au lycée des Carrières à Vitry-sur-Seine ;
voir aussi n° spécial des Cahiers Pédagogiques,
" L’évaluation ", mai 1991.
(16) L’adulte,
garant de la loi, l’enfreint lui-même : " Aucune sanction ne
peut être infligée pour absence de résultats ", arrêté du 26
janvier 1978 ; pourquoi s’étonner des effets quant à la formation de la
citoyenneté ?
(17) Je n’ai pas de
classes de A, mais il arrive que les garçons viennent en philo avec leur
copine.
(18) Voir
l’ensemble des publications des praticiens de la pédagogie institutionnelle, et
notamment la dernière parue : Francis Imbert et le Groupe de Recherche en
Pédagogie Institutionnelle, Médiations, institutions et loi dans la classe,
E.S.F. éd., 1994.
(19) Cf. Sanctions
et discipline à l’école, Syros éd., 1993, p. 121-124.
(20) Cf. Pascal
Bouchard, Métier impossible, la situation morale des enseignants, E.S.F.
éd., 1992.
(21) Voir les
groupes de soutien au soutien de Jacques Lévine, ainsi que les groupes Balint,
dans certaines MAFPEN, et le travail de Francis Imbert (voir note 18).