L’humour dans la classe ? Attention…*

 

 

Humour, plaisanteries, jeux de mots, ironie, moqueries (“ gentilles ”, bien sûr…), “ vannes ” ou “ râteaux ” [1], rires voire fous-rires, collectifs ou isolés, comment établir les limites qui font passer insensiblement de la “ bonne ambiance ” à la violence ? « Mais m’sieur, ce n’était pas méchant… » Certes… mais la “ bonne blague ” a tout de même abouti à un pugilat dont les protagonistes se sont retrouvés à l’infirmerie. Un mot de trop… Je me méfie de l’humour, en classe. De mon propre “ humour ” : je ne sais jamais très bien comment il risque d’être reçu. J’ai l’impression que certaines plaisanteries sont interdites. Mais comment rester conscient de la limite à ne pas franchir ? Et cette limite n’est-elle pas différente selon chaque élève, et pour un même élève, variable en fonction de son humeur du moment ? Et puis… serais-je toujours capable d’admettre la réciprocité ? Ce que je croyais être de “ l’humour ” risque d’être perçu par l’élève comme ironie blessante et, réciproquement, ce que les élèves pensaient n’être qu’attitude anodine risque de m’apparaître comme “ insolence ”, mise en cause intolérable de mon autorité.

 

Il m’est arrivé de poser la question suivante à mes élèves : « À votre avis, qu’est-ce qui manque le plus aux professeurs pour exercer leur métier avec efficacité ? » Les réponses ont révélé deux éléments, majoritairement : d’une manière générale – il y a des exceptions ! – les professeurs ne respectent pas les élèves et n’ont pas le sens de l’humour. Il y a, me semble-t-il, un lien étroit entre ces deux demandes. En effet, s’il est de nécessité – structurante – de ne pas gommer la différence entre enfant (ou adolescent) et adulte, entre élève et professeur, et de dénoncer les illusions du “ prof-copain ”, il me paraît qu’on ne tire pas toujours de cette différence psychologique, et des structures institutionnelles dans lesquelles elle s’inscrit à l’école, toutes leurs implications : c’est justement parce que je suis adulte, c’est-à-dire disposé à la réciprocité coopérative, que je peux admettre que les enfants et les adolescents n’y sont pas encore disposés, eux, puisqu’ils viennent précisément à l’école pour, entre autres choses, l’y apprendre. Autrement dit, dans leur double exigence, les élèves me demanderaient d’assumer vraiment cette “ différence ” : l’exigence de respect à leur égard, pour qu’ils puissent comprendre ce que signifie un rapport d’altérité, et l’exigence de l’humour vis-à-vis de moi-même qui peut leur montrer que je ne suis pas vraiment atteint par leurs comportements éventuellement peu respectueux... Autrement dit, respect pour les élèves et humour à l’égard de soi-même. Combien de situations en classe qui “ dégénèrent ” faute d’un sens de l’humour suffisant de la part du professeur ? Combien de stupidités majuscules dans les motifs de punition ? [2]

 

C’était en cours de français, en 5ème. Ma prof n’arrivait pas à terminer une phrase, elle cherchait ses mots. Écoutant attentivement, je lui ai sorti le mot qu’elle avait “ sur le bout de la langue ”. Elle me regarda, me demanda mon carnet et me colla deux heures. Le motif ? “ Non respect au professeur ”. Je voulus discuter : elle  menaça de m’en coller deux autres. Je me tus… Le pire fut le soir : j’ai dû expliquer la situation à mon paternel. Il n’entendit que les mots “ non respect ” et “ colle ”. La correction qu’il m’infligea m’atteignit surtout au moral… Je fis mes deux heures de colle. Cette histoire eut lieu en 1985. Je me suis vraiment demandé dans quel monde je vivais. On ne peut vraiment pas vivre dans la soumission…

Germain Rémy, 1992.

 

Et il n’y avait bien sûr aucune intention de moquerie dans le fait pour Germain de “ sortir ” le mot manquant, simplement une attention un peu trop “ active ” ! C’est moi qui souligne dans son texte : sa phrase nous a fait rire en classe de philosophie ! Et a provoqué une réflexion assez longue sur la perception des injustices comme point de départ chez l’enfant de la capacité philosophique : découvrir que l’adulte peut être injuste et donc qu’il n’incarne pas toujours la vérité peut, certes, être très douloureux mais aussi obliger à s’interroger sur “ qui a raison ? ” et “ qu’est-ce qu’avoir raison ? ” et en quoi consistent la raison, la vérité et la justice

 

Nous rions en effet souvent en classe de philosophie : par exemple lorsque j’explique que pour avoir 12 au lieu de 8 (ou 8 au lieu de 4, ou 16 au lieu de 12…) à la “ dissertation-du-bac ”, il suffit de transformer une phrase sur trois en phrase interrogative… Pas besoin d’attendre “ l’inspiration ” ! Tous les hommes aspirent à la liberté devient : Tous les hommes n’aspirent-ils pas à la liberté ? (Du coup, on peut se demander si c’est vraiment toujours le cas : n’y a-t-il pas beaucoup de gens pour préférer qu’on décide à leur place ?) Je révèle l’envers du décor, les “ trucs ” simples qui peuvent donner l’illusion d’une réflexion… Et qui parfois peuvent justement permettre d’entrer dans une véritable réflexion ! Ainsi Sébastien a compris la “ leçon ” et il renverse donc les termes du sujet (autre “ truc ” que j’indique…) : Les guerres sont-elles un effet de la nature des hommes ? devient alors : La nature des hommes est-elle un effet des guerres ? Superbe, n’est-ce pas ?… Non ? Vous ne saisissez pas ? Ce que nous sommes, cultures, arts, techniques, religions, sciences, droits, n’est-il pas né de la nécessité de trouver une solution à la violence ? Puisque, précisément, nous avons perdu l’inhibition biologique qui interdit aux mammifères de s’entre-tuer à l’intérieur de la même espèce, il nous faut bien régler la violence, donner des “ lois ” à la guerre, un rituel au duel, et, sans doute inventer l’humour qui ramène l’offense à ses justes proportions, dédramatiser dans le réel pour dramatiser au théâtre, jouer la violence pour la déjouer, au rugby par exemple… Sébastien a eu 19. Il a obtenu la photocopie de sa copie corrigée. Seul commentaire du correcteur : problématique étonnante. Elle circule dans mes classes et beaucoup s’aperçoivent avec stupeur qu’après tout ils seraient parfaitement capables d’en faire autant ! Et qu’elle ne comporte d’ailleurs aucune “ référence ” philosophique…

 

Nous jouons aussi, parfois, en classe [3]. Et nous repassons par ces mélanges délicieux de peurs et de plaisirs que comportent les situations “ limites ”, sans risques réels. Puisque nous sommes à l’école, on a le droit de ne pas “ être cap ! ” en réponse à un défi quelconque, et il n’y a aucune humiliation à “ craquer ” le premier dans le jeu des injures [4], qui s’achève en fou-rire collectif. Jouer, donc. Avec le corps, avec les mots, les notions et concepts. Le suicide est la deuxième (ou première, on ne sait plus très bien…) cause de mortalité chez les adolescents. Les adolescents, les jeunes adultes, ne rient pas souvent, aujourd’hui… Et je n’aime pas du tout aller aux enterrements de mes élèves. Je le leur dis d’ailleurs, à ceux et celles qui, parfois, sont tentés : attendez encore un peu… il y a encore quelqu’un qui se soucie de vous, même s’il en ignore tout. Rires à nouveau, bien sûr… Et si le rire est le propre de l’homme, peut-être est-ce parce qu’il est le seul animal à savoir, dès l’enfance, qu’il va mourir. Redéfinissons l’école : scholè, lieu donc du rire, des jeux gratuits de la culture.

 

Il n’y a pas de rapports étymologiques, je crois, entre chaos et chahut : dommage… mais faisons comme si ! Je me demande si le sens de l’humour ne consisterait pas, pour une part, chez le professeur, à la capacité de “ retomber en enfance ”, provisoirement, d’accepter l’enfant en lui-même, de prendre une certaine distance par rapport au “ sérieux ” supposé de l’adulte, et de (re)devenir capable d’organiser lui-même le “ chahut ”, le retour momentané au “ chaos ” primitif [5], régression passagère à partir de laquelle pourrait se reconstruire une loi séparatrice et réparatrice des destructions opérées antérieurement par la “ simple ” imposition des règles [6].

 

Toutes les deux ou trois minutes, dans ce CM1, Fabrice rote. Et il est en train, tout simplement, de détruire la classe. Après plusieurs tentatives pour le “ raisonner ”, la maîtresse va-t-elle punir ? Elle s’enquiert, avant : « Comment fais-tu ? Pour pouvoir roter comme ça sur commande ? Moi je ne saurais pas le faire… Explique-nous comment on fait…» Fabrice ne répond pas bien sûr, mais plusieurs autres, disposant du même talent, s’offrent à essayer d’expliquer et faire de nouvelles démonstrations : joyeux concert ! Et fou-rire général ! Inscription à l’emploi du temps, trois minutes quotidiennes : concours de rots… Fabrice ne rote plus et rit aux exploits de ses camarades. Dans cette classe de seconde, il y a un spécialiste du cri de Tarzan : il accumule bien sûr les heures de colle. Le prof de maths l’embauche : sa fonction désormais est, sur un signe du professeur, de souligner, par le fameux cri, les réponses exactes du camarade interrogé au tableau. Dans cette classe terminale fabrication mécanique, je me réfugie accroupi derrière le bureau : pleuvent les bouts de craie et les boulettes de papier, je riposte bien sûr, certains passent dans mon camp, la bataille fait rage… Je finis par lever le drapeau blanc, mon mouchoir agité. Nous nettoyons. Et nous passons un certain temps à réfléchir sur les mécanismes anthropologiques du sacrifice, les mises à mort rituelles, expositions, précipitations… et, ici, celle que nous venons de jouer, la lapidation [7]. Et ce n’est évidemment pas un membre quelconque du groupe qui est “ lynché ”…

 

Mon premier fou-rire, en situation professionnelle : j’étais tout jeune pion, à 20 ans. Étude du soir, quarante élèves de seconde. Je monte à l’estrade, cahier d’appel en main. Au moment précis où je m’assois, la chaise se dérobe et je disparais sous le bureau. Fou-rire général dans la salle. Et me voilà, assis sous le bureau, imaginant le spectacle vu du côté des élèves, pris également d’un fou-rire inextinguible… Impossible de recouvrer mon sérieux, et impossible de réapparaître ainsi pour rétablir l’ordre ! Je me suis résigné à me relever, encore agité par le rire… Il m’a fallu du temps pour faire revenir le calme. J’ai appris une chose ce soir-là : le ridicule – apparent – ne tue pas et de montrer aux élèves qu’on est capable de “ prendre les choses du bon côté ” peut conforter l’autorité. C’est ainsi qu’un peu plus tard, j’ai pu apprendre des auteurs eux-mêmes que, voulant “ tester ” le jeune pion, ils avaient un peu trafiqué la chaise en dessoudant les tubulures et l’avait replacée à distance suffisante du bureau pour que je n’aie pas besoin de la reculer pour m’asseoir : le piège avait parfaitement fonctionné. Ce qu’ils n’avaient pas prévu était que leur fou-rire serait immédiatement contagieux…

L’humour oui. La moquerie ou, pire, le mépris, non.

 

Cela se passait en 4ème, en anglais. La prof n’a pas arrêté de sortir des râteaux, pendant plus d’un mois, à un copain qui était physiquement gros et qui habitait à dix kilomètres du collège. C’était du style : « Tu devrais venir tous les matins au pas de course, tu pourrais peut-être maigrir ! » ou alors : « Tu es sûr d’avoir bien mangé ce matin ? On dirait que tu as maigri ! » et aussi : « Mais non tu n’es pas gros, tu es simplement enveloppé… ».

Nicolas Toppani, 1984.

 

Inconscience totale ici chez le professeur, qui s’imagine sans doute “ faire de l’humour ”, des brûlures infligées. Méthode simple aussi pour faire rire les autres au dépens du camarade…

 

L’an dernier, en méca, le prof m’a appelé pour résoudre un exercice au tableau et bien sûr je ne savais pas la réponse. Ce que j’écrivais était faux. Le prof s’est mis à me faire un tas de réflexions. Je me sentais transpirer, j’avais peur, et cela s’est aggravé quand les élèves s’y sont mis eux aussi… Panique totale dans ma tête ! Je n’avais qu’une envie c’était de crier “ merde ! ” et de rentrer chez moi. Je me sentais humilié, rabaissé par toutes ces moqueries, beaucoup plus d’ailleurs par celles des camarades que par celles du prof… Je peux vous dire qu’on trouve le temps très long dans ce cas.

Hervé Klékot, 1994.

 

Je soupçonne les collègues qui méprisent les élèves de se mépriser eux-mêmes. Ah ! Les beautés de la culture ! Des perles aux pourceaux ! Et la violence n’est pas loin… Le prétendu humour de tel succès de librairie [8] n’est que la traduction du mépris dans lequel tel collègue tient sa propre fonction et, finalement, se tient lui-même. Fernand Deligny, dans Graine de crapules [9] (je cite de mémoire : encore un livre prêté et… racheté pour être aussitôt reperdu !) : « Ne te mêle pas de leur apprendre à vivre si tu n’aimes pas la vie ». Je me demande parfois, en effet, si l’essentiel de mon travail ne consisterait pas à permettre aux élèves – car eux aussi sont atteints, parfois profondément, par ce syndrome ! – de ne pas se mépriser eux-mêmes, et, simultanément, d’entrer dans les plaisirs que peut procurer cette distance de soi à soi en quoi consiste le sens de l’humour, ce qui peut aussi permettre d’aborder effectivement les questions graves qui traversent le “ programme ” de philosophie. Nous rions souvent, mais je suis le seul dont on puisse encore rire, en attendant qu’ils puissent apprendre qu’on peut rire de tout, sauf des autres.

Bernard Defrance



*  Paru dans Savoir(s) en rire 1, un gai savoir (vérité et sévérité), collectif, sous la direction de Hugues Lethierry, De Boeck Université éd., 1997.

[1] Ce mot était habituel au lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine pour désigner les plaisanteries, plutôt méchantes, qu’on « prend dans les dents »… Je ne l’ai pas encore entendu ou lu ailleurs.

[2] À cet égard, et peut-être pas tout à fait involontairement, l’enquête de Pierre Prum, La punition au collège (CRDP Poitiers), contient un florilège de ces situations cocasses qui ont donné lieu à punitions alors qu’elles auraient facilement pu se dénouer dans le rire.

[3] J’ai raconté ces jeux ailleurs : voir “ Banale violence ” dans les Cahiers Pédagogiques, n° 227, octobre 1984, Les parents, les profs et l’école, Syros éd., 1990, p. 87-91, Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, p. 73-87, et aussi “ Jouer et déjouer la violence ”, dans Pratiques corporelles, n° 102, mars 1994.

[4] Voir Albert Lemant, Injures, mode d’emploi, Albin Michel Jeunesse éd., 1990.

[5] C’est ici qu’il peut être utile d’être soi-même un ancien " chahuteur "… Sur le chaos, voir le commentaire de Francis Imbert sur les premiers vers des Métamorphoses d’Ovide, dans Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle, Médiations, institutions et loi dans la classe, ESF éd., 1994, p. 15-31 ; et sur le chahut, voir Patrick Boumard et Jean-François Marchat, Chahuts, ordre et désordre dans l’institution éducative, Armand Colin éd., 1994.

[6] Sur la distinction entre loi et règle, entre morale et éthique, voir Francis Imbert, La question de l’éthique dans le champ éducatif, Matrice éd., 1987.

[7] Voir René Girard, La violence et le sacré, Grasset éd., 1972.

[8] Corinne Bouchard, La vie des charançons est assez monotone, Calmann-Lévy éd., 1992, est assez bon dans le genre mépris de soi-même sous les descriptions méprisantes des collègues et des élèves, sous couvert d’ironie polémique ; dans le même genre, le De l’école, de Jean-Claude Milner, est beaucoup plus musclé, mais révèle très exactement la même chose de son auteur : que le mépris et l’ignorance vont en effet souvent de pair.

[9] Aux éditions du Scarabée, CEMÉA.