L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé
d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au
contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme
d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un
auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation.
L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de
son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser
sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier,
de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les
enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet
adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une
provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait
tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances
favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à
ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action,
l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la
bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce.
Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en
nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui,
constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre
prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par
suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les
autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du
travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions
instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit
tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les
manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette
mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des
relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la
vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme
soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est
plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son
nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit pouvoir
prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le
droit d’en user elle-même envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre
les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivité humaine.
Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises
pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ;
chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend
la vie pénible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher à la
civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la
concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas
nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en
prendre prétexte pour justifier la seconde.
Sigmund Freud, Malaise dans
la civilisation.