Marcher seuls
ou
la fin du caporalisme
scolaire ?
par Fernand Oury *
Montées, descentes, les rangs. Sujet sans intérêt
puisque personne d'intéressant n'en parle. Ça insiste au conseil. Sujet sans
intérêt.
Normal et obligatoire, inscrit dans les mœurs, dans les mémoires : « Qu'ils
marchent droit ! Nous y sommes tous passés. Nous n'en sommes pas morts. Tu
verras à la grande école ! » Même un président de la
République : « Ces gamins, nous les mettrons au pas ! »
Écoliers alignés, instituteurs à la tête de leurs
rangs, directeurs fiers de leur discipline, parents rassurés, supérieurs
satisfaits. L'école fonctionne. Ils sont tenus. Ils se tiennent bien. Tout est
en ordre. Bien sûr si la surveillance se relâche, c'est l'anarchie. Mais tout
est bien et toute tentative autre serait de l'ordre du sacrilège.
De quoi s'agit-il ? Mais de rien, vous dis-je :
c'est l'heure. Ça sonne ou ça siffle. Or, au même moment, si l'on en croit
l'emploi du temps, la classe commence. Les gosses sont donc à la fois dans la
cour et dans la classe ? Ou bien, ils ont été transportés miraculeusement ?
Non, on ne les voit pas parce qu'ils sont dans les couloirs et dans les
escaliers. Ils sont 300, 500… L'école a trois étages. Cinq ou dix minutes
suffisent. Ce n'est rien : calculez. Huit mouvements de troupe par jour : une
heure, le sixième du temps scolaire.
Le cérémonial classique, je connais : pendant des années, élève, j'ai manœuvré ;
pendant des décennies, instituteur, j'ai fait manœuvrer. L'école libératrice
n'a plus de secrets pour moi.
Dans la cour : 1er coup de sifflet, « Halte !
Immobiles. Silence. » 2ème coup de sifflet, « Sans courir,
en rangs. » (Facultatif : coups de sifflet rythmés).
Sur les rangs : « En rangs par deux. Bras tendus. Prenez
vos distances. Sans toucher le voisin… Baissez les bras. Mains au dos. Silence…
En avant, marche. »
Dans les escaliers et les couloirs (les rangs ont
tendance à s'étirer) : « Arrêtez-vous au palier. Pressez-vous. »
(Allez - halte - allez - halte)n fois.
À la porte de la classe (calmons-nous) : « Alignez-vous.
Silence. Entrez calmement. »
Enfin, la classe : « À vos places. Asseyez-vous… Maintenant,
texte libre. »
Cérémonial heureusement tempéré par le libéralisme des maîtres. N'exagérons rien !
Ce comportement réglementaire n'est qu'un idéal à atteindre. On y arrive… avec
les petits. Les grands sont souvent intenables. Alors, comme on est
" moderne ", on assouplit, on transgresse, on laisse
transgresser, quitte à se sentir coupable quand apparaît la silhouette de M. le
Directeur qui, d'un regard, rétablit l'Ordre. On transgresse mais sans jamais
mettre en question ce qui, ici, tient lieu de loi. Pas de subversion ! Du
reste, le voudrait-il, l'instituteur, lui aussi soumis à la discipline de
l'école, n'a pas pouvoir de lever l'interdit : le tabou demeure ; en autorisant
la transgression, il se nie lui-même en tant que pouvoir. Ce soi-disant
" libéralisme " peut être plus dangereux que
l'autoritarisme d'antan : mieux vaut ne pas savoir que pour l'inconscient la transgression
d'un tabou signifie péril de mort. Que cette transgression soit vécue dans
l'angoisse et la culpabilité par les enfants sages ou dans la rigolade par les
mauvais sujets ne change rien à l'affaire. Quoi ? L'école du petit caporal
fonctionnerait comme une fabrique de petits obsessionnels, craintifs et
appliqués, et de petits pervers, durs et débrouillards ? Impensé donc
impensable.
« Une bonne adaptation scolaire peut être considérée
comme un signe majeur de névrose » (Françoise Dolto)… ce qui ne
signifie pas qu'une mauvaise adaptation soit signe de santé.
Ça, on veut bien l'admettre : c'est une question
de programmes, de méthodes, de personnalité du maître, de climat de l'école,
etc. ; mais vos ridicules histoires de circulation n'ont aucune importance. Les
" spécialistes " (qui n'ont pas à surveiller les
mouvements) n'en parlent pas plus que les instituteurs (qui n'ont pas à
connaître des " mystères " de l'inconscient).
Régulièrement, au Conseil, les gosses se plaignent, critiquent. Ça insiste. La " discipline générale " de l'école pèse sur la classe coopérative. Si on écoute les gosses maintenant !
Une idéologie sous-jacente ? Certainement pas. Les spécialistes de la pédagogie
(intentionnelle) adorent s'interroger sur les finalités de l'École. Ils ne
s'interrogent pas sur l'idéologie qui sous-tend des pratiques aussi normales.
La tentation devient forte de caricaturer : ces petits bonshommes alignés mains
au dos (sinon : mains sur la tête), des soldats ou des prisonniers ?
Ces petits moines muets (sinon : sparadrap sur la bouche) ont-ils fait vœu
de silence ? Ces enfants qu'on a concentrés, c'est l'Homme de
demain ? Citoyen obéissant, inférieur silencieux et docile, militant
aligné.
Personne ne le dit donc personne ne le pense. Donc
c'est impensable : pourquoi chercher une finalité à ce qui n'est qu'une
habitude, seconde nature ? L'école fonctionne, c'est l'essentiel. Tout le
monde a la hantise de l'accident et faire comme tout le monde évite
" les histoires " préjudiciables à l'avancement. On a l'âme
en paix : on est de gauche (comme tout le monde) puisqu'on a dans sa poche
une revue libératrice et que, après cinq heures, on parle infrastructures,
autogestion et école de demain.
En 1958, à Moscou, ville qui ne passe pas pour une
capitale du désordre, j'ai vu des écoliers circuler librement dans des écoles
de vingt classes. Le caporalisme scolaire serait-il une spécialité
française ? Question à ne pas poser : on retrouverait Jules Ferry,
l'instituteur prussien proposé en modèle, de Moltke, et, pourquoi pas, Napoléon.
Parlons d'autre chose et ne touchons pas à l'École : la vieille dame crie
" au viol " dès qu'on la regarde de trop près.
Liberté de circulation, appropriation de l'espace et
prophylaxie des psychoses
(bigre !). L'idée m'en est venue en 1962. Aïda Vasquez et moi parlions de
Patrice, plus que suspect de détérioration psychotique : un cas
" lourd " qui aurait du être interné. Le climat de la
classe institutionnelle semblait particulièrement favorable et nous tentions
d'expliquer le " miracle " (la suite des événements a
montré qu'il s'agissait bien d'un cas " lourd "). « Comment
expliquez-vous que ce mécanisme identificatoire ait pu se déclencher chez ce
garçon qui, semble-t-il, refusait un monde dans lequel il ne parvenait pas à se
situer ? ». Cette simple phrase avait fait
" tilt ". Ainsi ce garçon, voué à l'hôpital psychiatrique,
pouvait, sans aucun traitement, grâce au " désordre "
apparent de ma classe de Perfectionnement débarrassée des rituels scolaires,
revenir sur terre, savoir où poser ses pieds, se resituer dans le monde,
rencontrer des autres et revivre comme un autre. Intéressant. Dans ce milieu
anormal où (illégalement) les enfants circulaient librement, calmement, sans
surveillance, en 1967, un autre psychotique cessait de battre des ailes,
" atterrissait ", ouvrait les yeux, retrouvait la parole et
la vie. Évidemment, la liberté de mouvement n'expliquait pas tout ! Mais
c'était un des facteurs…
Un milieu scolaire qui prévient et même guérit des
psychoses. Invraisemblable ! Et scandaleux ! Guérir sans intervention
médicale ! Interdit. Pourtant nos monographies… Aucune valeur
statistique !… Et la psychothérapie institutionnelle ? Mais là, il y
a des Médecins ! Ça explique tout.
N'insistons pas et continuons calmement à décrire
ce qui se passe dans et autour de la classe coopérative.
Banalité : les enfants grandissent.
Un enfant grandit. Il occupe plus d'espace. Avec
les progrès des fonctions de relation, il maîtrise plus d'espace. Si le sujet
existe quelque part, c'est dans un corps. Un corps qui s'affirme et s'affermit
en prenant de la place. Autour de ce corps, un espace personnel (comparable aux
eaux territoriales) qui s'étend jusqu'à une distance critique qu'on ne laisse
pas franchir sans contrôle. Au-delà un espace libre : espace transitionnel
entre mon corps et celui d'autrui, espace de jeu où je peux rencontrer l'autre
sans trop de frayeur puisque je peux l'esquiver aussi. Mon corps ? Il ne
s'agit pas seulement du sac de peau où le sujet est " assigné à
résidence ". Ce " corps " peut inclure des
bijoux, des vêtements, des " affaires ". Des lieux,
" coins ", chambre, maison peuvent aussi être vécus comme
corps (voire comme corps de la mère) sur le plan du fantasme.
De la nécessité, plus encore pour des enfants qui
acquièrent leur maîtrise motrice, d'expérimenter librement l'espace, de jouer,
de se rencontrer. Nécessité aussi d'avoir un lieu à eux, un espace de sécurité qu'ils
puissent aménager à leur idée. Avec, bien sûr, la possibilité d'entrer ou
sortir librement de ce lieu, d'aller ou non vers l'autre : la possibilité
de circuler. Quand on ne sait pas où mettre ses pieds (ou quand on n'a pas le
droit de les remuer) on ne se sent pas tellement bien dans sa peau. Quand on
n'a plus de lieu, plus de corps, on s'en va. Même si physiquement on ne bouge
pas, on s'en va, ailleurs. On se ratatine dans un trou imaginaire, on occupe
tout l'espace du monde ou bien on est dans la lune, tout simplement. Distrait,
rêveur, inattentif, celui-là ne gêne plus personne. Il est ailleurs. En danger.
Ils sont combien à présent ces jeunes qui sont
" ailleurs ", beaucoup plus estropiés qu'il ne
paraît ? Autre banalité : la prison (mouvements interdits) et le
désert (échanges interdits) ne sont pas des lieux de vie. Nous sommes loin de
l'école et des troupeaux d'écoliers ? Voire.
Normalité : l'enfant devient écolier, l'espace se
rétrécit.
Il est bien difficile de faire entendre que nous
ne parlons pas ici de mètres carrés ou d'architecture. On peut doubler la
superficie et le prix d'une école sans que pour autant l'espace disponible pour
chaque enfant augmente. C'est de loi qu'il s'agit : l'espace disponible,
c'est le non-interdit, l'espace que chacun peut utiliser, maîtriser,
s'approprier provisoirement. Il est possible qu'une civilisation basée sur la
propriété privée, sur la terre, ait quelque difficulté à saisir cette idée
d'espace collectif disponible voire celle de libre circulation des
individus : chacun à sa place… Voir l'accueil fait aux nomades, aux
" sans feu ni lieu "… Et cette autre idée d'espace
transitionnel entre mon corps et celui d'autrui ? Lieu du jeu, de la
rencontre, qui sépare mais qui fait exister et permet la relation… Des lois
deviennent nécessaires pour éviter le conflit. Ne vaut-il pas mieux que chacun
reste immobile à sa place et que tout espace libre, toute possibilité de
rencontre, tout contact soient perçus comme danger ? Que tout demeure en
ordre et en silence.
Retournons dans les couloirs de l'école-caserne.
Ont disparu :
- le mouvement libre : la vitesse de
translation ne peut être qu'uniforme, au conducteur de troupeau de ralentir les
premiers et presser les derniers : « Moins vite ! Pressez-vous ! »
(l'attention flottante n'est pas ici recommandée, ces ordres
contradictoires…) ;
- les contacts corporels le
" touché " est en droit de se plaindre car les contacts
sont, la plupart du temps (vécus comme) des agressions ; n'allez surtout
pas imaginer autre chose ;
- la voix pourrait transgresser, atteindre
l'autre ; les enseignants-gardiens s'usent à faire taire ; que faire
d'autre ? Le bruit croît en raison du carré du nombre des locuteurs, 500
élèves circulent à la fois… ;
- l'orientation : les amibes explorent, les
animaux s'orientent, les écoliers suivent ; faute d'entraînement, un
organe s'atrophie, une fonction disparaît ; quel sens, quelle utilité
peuvent avoir, pour ces petits robots, la droite, la gauche, les distances,
etc. ?
Une détérioration acceptée ?
Inhiber systématiquement toute initiative motrice,
contenir (au sens de contention) des enfants jeunes et ne pas penser que cela peut
avoir une influence sur ce qu'on appelle " instabilité, troubles
psychomoteurs, agitation, apathie, retrait, etc. ", ne pas imaginer
que cela peut avoir quelques rapports avec les " troubles de
latéralisation " et certaines difficultés d'apprentissage (cf.
maladies en " dys "), voilà qui tient de la prouesse.
Irons-nous jusqu'à parler de mauvaise foi, d'aveuglement volontaire ?
Certainement pas. Parlons seulement division du travail : les psychologues
ne conduisent pas les rangs, les anciens instituteurs promus ont oublié
(salutaire refoulement !) leur " petit métier ". Nous
avons tort de tout mélanger.
Rééduquons !
Conduisons donc - en rangs bien sûr ! -
les petits estropiés scolaires à la Rééducation. Là, des spécialistes leur
feront faire ce qui est interdit à l'école : circuler, grimper, jouer,
appréhender l'autre, s'orienter, dominer peurs et inhibitions. Soignés,
tranquillisés, restructurés puis aidés psycho-pédagogiquement, ces (très chers)
petits réanimés retourneront s'aligner et s'étioler avec les normaux.
Plus tard, s'ils sont bien sages et riches, ils
réapprendront dans des stages de " restructuration " à
circuler, jouer, toucher, entendre, rencontrer l'autre. Délivrés à grands frais
de leur éducation, quelques uns parviendront à vivre. La psychothérapie, luxe
nécessaire.
Bon, alors ? Ouvrir les vannes ?
S'il est exact que la contention abîme les gosses,
le remède est simple : « Laissons les vivre ! » C'est très à la mode.
Avec la libération de la Femme, celle de l'Enfant. Nos pédagogues en chambre,
nos révolutionnaires de salon, l'air du temps nous y convient. Plus de
sifflets, plus de rangs. Tout le monde il est gentil.
Avez-vous déjà dévissé une cocotte-minute sous
pression ? Vous connaissez le rugissement normal des écoliers qui se
détendent dans la cour. Alors fermez les yeux, les oreilles et lâchez les
chérubins dans l'école. La vague déferle dans les couloirs, les escaliers. Les
hurlements, on s'y fait : c'est la vie qui s'exprime. Les bousculades, les
agressions, les chutes : c'est la nature, le défoulement ou la révolution
qui s'avance (au choix). Quant aux détériorations, aux accidents, c'est
l'affaire du directeur, n'est-ce pas ?
Il paraît que dans de " bons
milieux ", avec de " bons éléments ", là où la
contention n'a jamais été bien sérieuse, on peut ainsi libérer l'Enfant.
L'explosion n'est que " défoulement ". Rien de grave. Une
crise nécessaire. Un moment à passer. D'eux-mêmes, paraît-il, les enfants
s'organisent, etc.…
Instituteurs de banlieues déshéritées, souvent
spécialistes de classes maudites (Perfectionnement, Transition, Pratiques,
etc.), nous n'avons pas cette expérience et nous le regrettons. Nous savons
seulement que ce qui est possible en colonies de vacances, en Maternelle, dans
des écoles rurales, ne l'est pas, a priori, dans une école urbaine
survoltée. Dans des écoles " dures ", la libération peut
prendre des allures d'apocalypse. N'a-t-on pas vu un directeur enfermé dans son
bureau, renonçant à toute sortie ? Un professeur poursuivi par des élèves
" libérés " ? Évitons de parler de ceux qui
" craquent ", de ceux qui se suicident…
Il faudrait un miracle pour que l'explosion soit
minime. Deux forces s'opposaient, se renforçant mutuellement : la vitalité
des enfants dégradée en destructivité, la peur des adultes camouflée en
autoritarisme. Équilibre pathogène mais équilibre tout de même. On supprime une
des forces. Pas besoin d'avoir étudié la sociologie pour deviner la suite.
Mais la fête (certains parlent de fête…) ne peut
pas durer et ne dure pas : toujours dans ce cas, il y a reprise en mains,
retour à l'ordre antérieur. Et cette fois pour longtemps, car chaque enseignant
est à présent convaincu : l'expérience a été faite, ici, avec ces
enfants-là, les résultats ont été concluants. À ne pas renouveler.
Il est des expériences à éviter, des domaines où
il est interdit d'échouer. Et nous posons très sérieusement la question :
le résultat obtenu était peut-être le but recherché ? Derrière les
discours " libérateurs ", qui ou plutôt qu'est-ce
qui parle ? Il serait étonnant que des
" révolutionnaires " croient que les écoliers demeurent
purs de l'influence du milieu, comme on dit. Ces produits d'appartements, de
" cités ", de renfermeries scolaires sont souvent abîmés.
Beaucoup ne savent plus marcher sans courir, parler sans crier, jouer sans se
battre, etc. Comment pourraient-ils imaginer des limites qui ne soient pas
seulement limitations ? Une loi qui ne soit pas seulement
répression ? Comment imaginer ce qu'on n'a jamais vécu ? Comment le
désirer ? Combien d'adultes en sont capables ?
Autre chose…
Notre ambition est limitée. Il ne s'agit pas pour
le moment de changer l'école, la société, la vie, tout ! Mais seulement
d'éviter que " les montées et les descentes " ne
viennent empoisonner la classe et le conseil. D'autre part, le système
caporaliste nous paraissant hautement pathogène et la
" libération " nous apparaissant illusoire et finalement
conservatrice, nous essayons autre chose. Nous n'avons pas trouvé la solution.
Nous avons seulement réussi à faire que les enfants retrouvent une liberté de
mouvement (qu'on aurait certainement pu se dispenser de leur retirer).
Il s'agit donc d'abord de rééducation. Réapprendre
à circuler librement. Des semaines, des mois de
déconditionnement-reconditionnement. Certains jeux collectifs font ici
merveille. Parallèlement, à travers les prises de décisions communes,
découverte et acceptation d'une loi autre.
Ce sont là des préalables. On n'entrevoit une
solution que lorsque certains enfants deviennent capables de circuler seuls
sans incidents. Certains enfants ? Pourquoi pas tous ? Simplement
parce que tous ne progressent pas à la même vitesse dans l'acquisition de leur
autonomie. C'est le contraire qui serait étonnant.
Rien de révolutionnaire en apparence (je dirais
même, en cette période d'égalisation par le bas, au contraire). Ceux qui s'en
montrent capables et ceux-là seulement sont autorisés à se conduire seuls. Ils
échappent très légalement à la surveillance constante du Maître. Savoir que
celui-ci, dans l'état actuel de la législation, se met, lui, dans l'illégalité,
qu'il commet de sang-froid une faute de service, une faute lourde : défaut de
surveillance ; en cas d'accident, etc.…
Le permis de conduire (1952)
Munis de leur permis de conduire, sorte de
passeport dûment authentifié par la maîtresse (qui prend ici responsabilité),
ils circulent seuls très fiers, comme des adultes. Ils sont libres, tout
simplement. Et les autres ? Les autres continuent à circuler
" normalement ", en rangs par deux et en silence. Quand ils
le voudront, ils demanderont leur liberté ; quand ils le pourront, ils
seront libres. Qui décide ? Nous l'avons vu : la classe entière, au
Conseil. Une classe qui a intérêt à ce que la nouvelle institution fonctionne.
« Mon Dieu ! Des enfants en cartes ! Une
nouvelle sélection ! Etc. » Oui, et tant pis pour les âmes
délicates : l'école-caserne est là, elle impose certaines
" astuces ". Tout le monde ne peut s'offrir le home
d'enfants. Qu'ont-elles fait, ces âmes délicates, pour s'opposer à la casernisation
des enfants ?
Donc, tous ne sont pas libres au même moment. Mais
finalement, à part quelques cas à la limite du pathologique, tous seront
libérés du flic de service. Et le flic de service, libéré d'un travail pénible
et dégradant, sera, lui aussi, bien content. On pourrait croire que l'affaire
est réglée. Ouf ?
Les réactions de l'entourage.
Monsieur le Directeur, ne l'oublions pas, est seul
responsable de ce qui se passe dans l'école. Peut-il tolérer une faute de
service ?
Quelques enfants circulent seuls, en contravention
avec le règlement en vigueur. Il est difficile d'imaginer une règle qui ne
serait pas générale : que deviennent " la loi ",
l'égalité et la démocratie ? La réaction habituelle est facile à
imaginer : « Si tout le monde faisait comme vous, Madame ? »
(Éviter de répondre : « Ça changerait l'École »).
Mais on peut être à la fois directeur, intelligent
et courageux (c'est plus facile quand on n'est pas empoisonné par un inspecteur
pointilleux), comprendre qu'il ne s'agit pas d'une fantaisie, prendre le risque
d'autoriser et même de favoriser une expérience. Ici, pas de problèmes : le
directeur, particulièrement net en ce qui concerne la légalité, approuve et
reconnaît les permis de conduire qui acquièrent de ce fait pour les enfants une
validité extraordinaire.
Restent les collègues : quelqu'un ne fait pas
comme tout le monde. Que devient la règle ? Ces enfants qui circulent
seuls, autorisés par qui ? Pourquoi ? La surveillance devient
impossible ! De telles réactions sont rares dans l'école où chacun ignore
soigneusement ce que fait le voisin. Cependant, qu'un
" normal " proteste, qu'il y ait un vote à un quelconque
conseil des maîtres, l'expérience est par terre.
L'innovation et la
" démocratie " font rarement bon ménage. Comment une idée
nouvelle pourrait-elle être d'emblée majoritaire ?
Rien n'interdit de rêver : la liberté de
circuler pourrait faire tache d'huile, les permis de conduire généralisés
n'auraient plus de raison d'être. Dans une école libérée de la peur, les
enfants pourraient se sentir libres et sourire… C'est de là souvent que vient
le danger : qu'un naïf enthousiasmé ouvre les vannes et lâche ses fauves,
qu'il y ait des dégâts importants ou accident et l'expérience devenue
concluante se conclut d'elle-même.
Revenons à Bondy. Nous sommes en décembre,
quelques enfants circulent librement. Personne n'a rien remarqué d'anormal. Il
sera toujours temps, si cela s'avère nécessaire, de réagir.