Je
quitterai la vie comme je me suis levé mille fois de table. J’aurai perçu un
bruit, à la porte, il interrompra le festin, je le reconnaîtrai. Je ne sais pas
si une cloche sonne ou si une voix retentit, je ne sais si un souffle de vent
fera le signal. Je sais que je comprendrai.
Il
faudra que je me retourne, un moment. Avant de suivre cet éclat, chercher des
yeux mon hôte, et lui sourire, être courtois, ne pas quitter les lieux sans
avoir dit merci à qui m’a invité.
Ai-je
été, à mon tour, un hôte convenable ? Ai-je assez payé cette chance,
d’être ici assis, dans le jour et la nuit, par quelques paroles volantes, par
des notes allègres, par des mots ou des sons tenus ? Ai-je assez soutenu
la conversation ? D’un coup, maintenant, je peux tout rembourser,
peut-être. Vite, un instant court où la voix vaut la vie.
Merci
à qui ? Où êtes-vous, mon hôte ? Qui donc m’a invité ici ? Je ne
vois que des étrangers, comme moi, tout autour de la table, que des dîneurs qui
vont, ce soir, rentrer chez eux. Vide, absente est la place du maître de céans.
À qui donnerai-je enfin l’instant d’équivalence dense ?
Mon
dernier détour de regard est fini. Jamais plus, jamais plus je ne pourrai dire
merci. Jamais je ne dirai assez merci. Merci pour les hasards, merci pour ce
miracle, pour la mer turbulente et l’horizon flou, merci pour les nuages, pour
le fleuve et le feu, merci pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci
pour les vents et les sons, pour la plume et pour le violon, merci pour ce
repas immense de langage, merci d’amour et de souffrance, pour la douleur et la
féminité... non, je n’ai pas fini, je commence, je commence à me rappeler qui
je dois remercier, je commence à peine mon chant de réjouissance et mon tour de
table est fini.
Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle, ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci, l’équivalent de grâce.
Je
vous en prie, souffle le bruit, le vent, le son, qui résonne derrière la porte.
Je vous prie et je vous invite, soyez le bienvenu.
Michel Serres, Le
Parasite, Grasset, p. 122-123.