Je suis d’un naturel
anxieux : il suffit que je lise une enquête à
propos d’une nouvelle maladie pour en découvrir chacun des symptômes sur ma
propre constitution. Si je traverse un cimetière, impossible de lire les dates,
sur les tombes, sans faire les soustractions et évaluer le maigre temps qui me
reste à vivre. Regarder le journal m’est une épreuve : pas une ligne qui
ne me ramène à ma condition, et c’est bien pire quand délaissant le papier
imprimé je presse le bouton de la télécommande. C’est bien simple, de Pernaud
en Bilalian, on me tue dix fois par jour, et si par miracle j’en réchappe, le
sort de grabataire qui m’est promis dans des hôpitaux surpeuplés n’est guère
plus enviable que celui de viande froide.
À la télé,
au travers des histoires des autres, il ne se passe pas une seconde sans que
l’on me manque de civilité, qu’on m’insulte, qu’on me bouscule, qu’on me
diffame, qu’on me frappe, qu’on m’humilie, qu’on me dépouille de mon
auto-radio, qu’on me déleste de mon portefeuille, qu’on crache sur ma femme,
qu’on viole ma fille, qu’on vole à l’arraché la pension de ma belle-mère, qu’on
me souffle au visage des bouffées de cigarettes au shit, qu’on graffite mon
ascenseur, qu’on chie sur mon paillasson, qu’on me vole mes nains de jardin. Et
même si je ne suis pas marié, si je ne possède pas de voiture ni de carré de
verdure, c’est à moi qu’on fait ça. À moi et à personne d’autre ! Dans la
rue, je l’avoue : j’ai appris à avoir peur. Quand je les croise, je lis
sur le visage de ces jeunes dont les pères sont venus d’ailleurs, la jouissance
de cette peur qu’ils m’inspirent. Tous leurs chiens sont des pit-bulls, même
déguisés en caniches. J’ai l’impression de me comporter en collabo quand, tard
le soir, taraudé par le manque, je descends acheter un pack de bière à
l’Algérien du coin. Derrière son sourire de Kabyle, je vois le couteau.
Je me soulage, une fois
tous les cinq ans, en glissant dans l’urne, comme on jette
une bombe, comme on refile le sida, le bulletin qui les condamne tous à la
peine maximale. Pas besoin de signer de son nom, ça libère autant que quand on
écrit une lettre anonyme, que quand on passe un coup de téléphone, d’une cabine
publique, pour dénoncer un Noir qui bosse au black. L’isoloir, c’est un
peep-show, on y bande, on y jouit, et il y a même une poubelle pour se
débarrasser des papiers tachés. Quand le type de l’urne me dit « a
voté », j’entends « s’est vengé ».
L’autre jour, au zinc du
« Balto », je grattais des Morpions
quand un type a commencé à éplucher les causes des meurtres, lentement,
posément, comme on bouffe un artichaut, feuille après feuille. J’ai tendu
l’oreille. J’étais assez d’accord avec sa première phrase. Il disait :
À la
télé, ils ne racontent pas que des conneries, mais il faut reconnaître qu’ils
en laissent passer quelques-unes...
Il a bu une gorgée de
bière avant de continuer :
Le
nombre des assassinats est à peu près stable, depuis une dizaine d'années,
1 500 bon an, mal an... Tout le monde croit que les victimes prioritaires,
ce sont les caissiers, les flics, les transporteurs de fonds, que l’endroit le
plus dangereux c’est un hall de banque, ou un sombre quartier de banlieue... En
fait, le véritable coupe-gorge, statistiquement, c’est la paisible maison
familiale. C’est là qu’on s’assassine, qu’on s’égorge, qu'on se coupe en
morceaux, qu’on s’étripe... Plus de la moitié des meurtres est à ranger dans la
catégorie « passionnelle ». Il est scientifiquement prouvé qu’il est
moins dangereux de se balader à Pigalle, la nuit, que de rentrer à l’improviste
dans sa chambre à coucher !
Je me suis fait la
réflexion que j’avais bien fait de ne pas me marier et je me
suis rapproché. Le type poursuivait.
Aujourd’hui,
tout le monde a peur de se faire cambrioler, de se faire piquer son portable,
mais je ne connais personne qui chie dans son froc en montant dans sa voiture.
Le fait de s’asseoir au volant, c’est pourtant jouer à la roulette russe :
8 000 morts par an, des centaines de milliers de blessés, une industrie du
fauteuil roulant florissante... Mais c’est pas vécu comme un risque. Bien au
contraire, c’est un exploit de jouer à trompe-la-mort en grimpant à 180 dans le
brouillard... Et c’est rien, la route, vous savez ce qui fait le plus de
dégâts, en vies humaines, chaque année ?
Pour me marrer j’ai levé
mon verre et j’ai dit « l’alcool ». Il a souri.
L’amiante
et l’alcool, on va les mettre de côté et rester sur ce qui fait couler le sang
à gros bouillons. 15 000 morts, soit 40 par jour rien qu’avec le syndrome
Claude François...
Tout le monde a voulu
savoir de quoi il parlait, si c’était une épidémie de
meurtres de Claudettes. Il a haussé les épaules.
Le
syndrome Claude François, c’est les accidents domestiques, le type qui change
une lampe pieds mouillés, le bricolo qui tombe de son échelle, le môme qui
avale de l’eau de Javel, le chasseur qui flingue son fils, la mère qui
ébouillante son bébé, Nicolas le Jardinier qui se coupe la guibolle avec sa
tronçonneuse, le skieur qui embrasse un sapin... Comme à Vidéo-gags.
J’ai gratté mon ultime
Morpion, (encore perdu !), quand le type a entonné son
dernier couplet.
Tout ça,
on fait comme si ça ne comptait pas, parce que c’est trop proche de nous. On
n’en cause pas pour pas que ça nous arrive. On est superstitieux, rien qu’en
parler, c’est attirer le malheur. On exorcise. Je suis sûr qu’ici, vous êtes
tous au courant d’une tentative de suicide, d’un suicide réussi... Il y en a
près de 12 000 qui nous faussent compagnie chaque année en se pendant, en
se jetant sous le métro, en se faisant sauter le caisson ou en avalant des
cachets... Là encore, on fait comme si ça n’existait pas. On se met la tête
dans le sac pour ne pas entendre les cris de ceux qui vont vraiment mal. On ne
veut pas savoir que pour la première fois, en France, le nombre des suicidés
chez les jeunes hommes est passé devant celui des personnes âgées... On est
devenus aveugles, on ne regarde plus sa propre famille. On préfère penser que
l’insécurité, c’est les autres.
J’ai soufflé sur le
zinc, pour virer les débris d’encre des Morpions,
ramassé ma monnaie, et je suis sorti. En rentrant à la maison, j’ai récapitulé
mentalement tout ce qu’il fallait faire pour rester en vie : revendre la
voiture, virer les détergents, résilier l’abonnement au gaz, à l’électricité,
renoncer au ski, à la chasse, au bricolage, au jardinage, démonter la
baignoire...
À la fin, j’avais
tellement le cafard que j’ai eu envie de me foutre en l’air.
Je me suis arrêté devant la vitrine de l’armurier, et sur fond de flingues,
j’ai regardé mon reflet dans les yeux en me souvenant des dernières paroles du
type, au zinc. Je faisais beaucoup plus que mes soixante piges. De la ride, de
la poche, du pli aux commissures... Statistiquement, je n’avais plus l’âge de
débrancher la ligne, j’étais devenu trop vieux pour effacer cet étranger qui me
faisait face.
Didier
Daeninckx, écrivain, est journaliste à www.amnistia.net