Enfant tenace, je devrai attendre encore longtemps sans doute ma puberté sociale,

cette acceptation pure et simple de ces façons qu’ont les hommes de n’être jamais eux-mêmes

et de mutiler, avec hargne, les enfants.

Si les médecins décèlent à l’origine des troubles du comportement, des tares héréditaires,

à mes yeux s’inscrivent en regard, régulièrement, mesquineries et malhonnêteté de

l’adulte ambiant.

Depuis des mois, faute « d’établissement », quand on m’amène un enfant difficile,

je l’envoie jouer et je chambre le père. Les aveux que j’obtiens ne sont pas faits

pour me réconcilier avec la petite vie bourgeoise.

Il ne se passe guère de jour sans que les journaux ne nous racontent quelques crimes et

délits commis par des gamins. « Il n’y a plus de morale »… et voilà pourquoi votre

fille est muette.

 

Cinéma, radio, presse apportent le monde en images, musique, phrases. Ils sont la

pâture constante de la puissance imaginaire des enfants. Comment peut-on s’étonner

que ces derniers veuillent être tout de suite de plain-pied, debout dans ce monde que,

par une illusion d’optique quotidiennement entretenue, ils voient à leur fenêtre ?

Conseils, menaces, contraintes et promesses sont d’un temps révolu.

L’enfant d’aujourd’hui « connaît » le monde, celui des solitudes glacées, des grands hôtels,

de l’Équateur et des bistrots louches. Il croit le connaître, il croit les images. Il répugne

aux livres. Il est dégoûté de la monotonie quotidienne et tatillonne de la vie familiale.

Les évasions viennent au-devant de lui.

Désastre ? Désastre collectif si l’adulte persiste à maintenir l’enfant les mains

derrière le dos. L’enfant se retourne et mord, saute par la fenêtre et tombe

car le monde mille fois vu qu’il croyait prêt à le recevoir n’est que reflets et mirages.

S’il existe, c’est beaucoup plus loin. On peut le rejoindre un pas après l’autre.

Mais l’enfant de cinéma, de radio, d’héliogravure ne sait pas marcher.

Blessé, il retourne à l’obligatoire existence.

Blessé, il prépare le prochain saut de sa fenêtre au monde des images,

et puisqu’il faut de l’argent, il en « trouvera ».

Ou bien il renonce, dégoûté pour toujours de savoir qu’il y a sur terre deux mondes voisins

et pourtant aussi éloignés que la terre et la lune : celui où la vie est atrocement quotidienne

et celui des espaces pittoresques, des rencontres imprévues où les gestes spontanés ne sont pas freinés

par une atmosphère épaisse de nécessités.

Enfants prêts au crime, enfants ratatinés d’avance…

Il serait peut-être temps de repenser l’éducation en fonction de notre monde à plusieurs profondeurs.

 

 

Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces, 1947.