Et son père parlant
toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe
qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui
appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en
général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le
plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients
et les dangers du premier, le second c’est-à-dire le commerce qui était un
moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant
tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient
chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en
sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et
commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité
et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim
et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en
réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme
les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en
traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur
faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir
du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence
quand, et Georges alors en colère disant : « Mais bien
sûr ! », et son père regardant toujours sans le voir le boqueteau de
trembles palpitant faiblement dans le crépuscule, l’écharpe de brume en train
de s’amasser lentement dans le fond de la vallée, noyant les peupliers, les
collines s’enténébrant, et disant : « Qu’est-ce que tu
as ? » et lui : « Rien je n’ai rien Je n’ai surtout pas
envie d’aligner encore des mots et des mots et encore des mots Est-ce qu’à la
fin tu n’en as pas assez toi aussi ? » et son père : « De
quoi ? » et lui : « Des discours D’enfiler des… »,
puis se taisant, se rappelant qu’il partait le lendemain, se contenant, son
père le regardant maintenant, silencieux, puis cessant de le regarder
Claude
Simon, La route des Flandres,
Minuit
éd. 1960, p.33-34.