Je parle avec Rafaniello, aujourd’hui nous
avons le temps, je lui demande si son pays ne lui manque pas. Son pays n’existe
plus, il n’y est resté ni vivants ni morts, on les a fait disparaître tous
ensemble : « Je ne sens pas le manque, dit-il, mais la présence. Dans
mes pensées ou quand je chante, quand je répare un soulier, je sens la présence
de mon pays. Il vient souvent me trouver, maintenant qu’il n’a plus une place à
lui. Dans le cri du marchand d’eau qui monte avec son charreton à Montedidio pour
vendre de l’eau sulfureuse dans des pots de terre cuite, de sa voix aussi me
parviennent quelques syllabes de mon pays. » Il se tait un moment, ses
petits clous dans la bouche et la tête penchée sur une semelle. Il voit que je
suis resté à côté et il continue : « Quand tu es pris de nostalgie,
ce n’est pas un manque, c’est une présence, c’est une visite, des personnes,
des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie. » Alors don
Rafaniè, les fois où il me vient la pensée d’un manque, je dois l’appeler
présence ? « C’est ça, et à chaque manque tu souhaites la bienvenue,
tu lui fais bon accueil. » Alors quand vous serez envolé, je ne dois pas
sentir votre manque, moi ? « Non, dit-il, quand il t’arrive de penser
à moi, moi je suis présent. » J’écris sur le rouleau les paroles de
Raffaniello qui ont mis le manque sens dessus dessous et il est mieux comme ça
maintenant. Lui, avec les pensées, il fait comme avec les chaussures, il les
retourne sur sa caisse et les répare.
Erri De Luca, Montedidio,
traduction Danièle Valin, Gallimard.