Parler voile aussitôt la fascination. Le conte moderne du
" Roi est nu " condense cette règle. L’enfant, l’infans, celui qui n’a pas
encore accédé au langage, n’a pas encore accédé au voile : il voit encore
la nudité originaire. Les adultes, c’est-à-dire les courtisans du langage, sans
qu’ils témoignent ce faisant de la moindre hypocrisie, voient toujours un
fascinus déjà voilé par le langage qui les fait hommes. Car il y a aussitôt
deux corps chez celui qui se met à parler et qui devient langage : un
corps sublime posé " orthographiquement " sur un corps
obscène. Une statue divine et un phallos difforme sont indistincts. Un mort et
un vivant. Un père et un amant. Un fantôme idéal et un corps bestial. (…)
Deux corps qui se pâment sont invisibles ; ils se tordent l’un
sur l’autre ; ils s’emboîtent l’un dans l’autre ; ils s’abîment dans
l’excès de la volupté qui est invisible aux yeux fermés de ceux qui s’y
ensevelissent comme dans une nuit plus nocturne que la nuit. L’intensité de ce
qui fait la mesure pour l’homme de sa joie est soustraite à son regard. Sa
représentation ne la communique pas. Elle la nie en la différenciant. Elle la
fuit. Et c’est aussi pourquoi il la fuit. Nous avons raison de haïr les
gravures érotiques. Non pas parce que ces représentations seraient choquantes.
Parce qu’elles sont fausses. Parce que la scène jamais présente, la scène à
jamais " im-présentable " ne pourra jamais être
" re-présentée " à l’homme qui en est le fruit.
Pascal Quignard, Le sexe et
l’effroi.