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La justice des mineurs ˆ lĂ•Ćœpreuve du pĆœnal.

CLARIS. Le Bulletin

Numéro 3, novembre 2002

 

“ Justice des mineurs â€

 

 

Sommaire

Page 2

Introduction : la justice des mineurs Ă  l’épreuve du pĂ©nal

Michel Kokoreff

 

Page 6

Le devoir d’histoire ?

Françoise Tétard

 

Page 12

“ Apaches â€, “ blousons noirs â€, “ sauvageons â€ et autres “ racailles â€...

Laurent Mucchielli

 

Page 15

OĂč va la justice pĂ©nale des mineurs ?

Entretien avec Michel Huyette

 

Page 27

 “Vous avez le droit de garder le silence...”.

Soins, Ă©ducation, rĂ©pression, quelle cohĂ©rence ?

Marie Bastianelli

 

Page 34

EnquĂȘte dans les quartiers pour mineurs des prisons françaises

Laurent Mucchielli

 

Page 40

L’école : du rapport d’incident au dĂ©lit

Maryse Esterle-Hedibel

 

Page 44

Le dĂ©lit d’“ outrage Ă  enseignant â€ :

illusion d’action politique et doxa sĂ©curitaire

Marwan Mohammed

 

Page 46

Une mesure applicable ? Le point de vue d’une chef d’établissement

Entretien avec Martine Rozet

 

 

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La justice des mineurs Ă  l’épreuve du pĂ©nal

 

La loi d’orientation et de programmation pour la justice a Ă©tĂ© votĂ©e par les dĂ©putĂ©s, le 3 aoĂ»t 2002, au beau milieu des vacances. Ce rappel n’est pas qu’anecdotique : difficile d’y voir autre chose qu’une habilitĂ© politicienne Ă  contourner le dĂ©bat de fond sur les questions de justice aprĂšs que l’annonce du projet de loi dans la presse ait suscitĂ© des polĂ©miques Ă  la veille de l’étĂ©. La rapiditĂ© avec laquelle la loi Perben a Ă©tĂ© votĂ©e traduit sa dimension fondamentalement politique dans un contexte oĂč les questions de sĂ©curitĂ© et de dĂ©linquance juvĂ©nile ont envahi le langage et les esprits, et oĂč “ rassurer â€ l’opinion publique est devenue un leitmotiv. Plusieurs organisations professionnelles et associations ont dĂ©noncĂ© cette prĂ©cipitation et le manque de concertation, tout en se prononçant sur le fond, sans toujours se faire beaucoup entendre, tant le dĂ©bat semble confisquĂ©. C’est pourquoi, il nous paraĂźt important d’en clarifier les enjeux et d’en comprendre le sens ; cela en s’efforçant de resituer plus largement cet Ă©pisode dans un processus de transformation de la justice pĂ©nale partout Ă  l’Ɠuvre dans nos dĂ©mocraties.

Quels sont les enjeux d’un tel dĂ©bat - souvent piĂ©gĂ© par sa technicitĂ© et les malentendus que suscitent les mineurs dĂ©linquants ? Un des aspects centraux de la loi Perben est la remise en cause du droit des mineurs, s’inscrivant en cela dans la perspective du rapport du SĂ©nat remis en juin 2002 (DĂ©linquance des mineurs. La RĂ©publique en quĂȘte de respect). En effet, plusieurs principes fondamentaux sont visĂ©s par les nouvelles dispositions : crĂ©ation de sanctions dĂšs l’ñge de 10 ans, possibilitĂ© d’une dĂ©tention provisoire pour les 13-16 ans en cas de violation du contrĂŽle judiciaire, mis en place de “ centres Ă©ducatifs fermĂ©s â€ et de “ centres de dĂ©tention pour mineurs â€, application de la comparution immĂ©diate Ă  l'Ă©gard des mineurs multirĂ©cidivistes, institution de juges de proximitĂ© concernant les petits dĂ©lits, sanctions Ă  l’égard des familles des mineurs dĂ©linquants, nouvelle qualification pĂ©nale des injures profĂ©rĂ©es Ă  l’encontre des enseignants
 Par lĂ , cette loi semble bien traduire – sans parler des autres dispositions, et conjointement au projet de loi de “ sĂ©curitĂ© intĂ©rieure â€ - une pĂ©nalisation du champ politique et social. Ces dispositions prennent sens en regard du constat – discutable – selon lequel la dĂ©linquance des mineurs serait toujours plus prĂ©coce et violente, concernant un “ noyau dur â€ d’adolescents dont les exactions auraient pour cause et effet la dĂ©mission parentale. Sans doute ce processus et les constats qui le sous-tendent sont antĂ©rieurs au retour de la droite au gouvernement : ils prolongent notamment l’orientation dessinĂ©e par la gauche depuis 1997, depuis la crĂ©ation des centres fermĂ©s jusqu’aux dispositions de la loi anti-terroriste sur les halls et la fraude dans les transports. NĂ©anmoins, force est de constater l’accentuation d’une gestion pĂ©nale des problĂšmes sociaux.

L’interview rĂ©alisĂ©e avec Michel Huyette permet de rappeler les grandes lignes de la justice des mineurs instaurĂ©e Ă  travers l’ordonnance de 1945. On se contentera de rappeler que cette derniĂšre Ă©tait basĂ©e sur un triple principe : la justice ne peut traiter un enfant comme un adulte, elle proclame le primat de l’éducatif, et dans le mĂȘme temps, la nĂ©cessitĂ© d’un juge spĂ©cialisĂ© apparaĂźt. En retenant la notion “ d’éducabilitĂ© du mineur coupable â€, le lĂ©gislateur entĂ©rinait une conception de la responsabilitĂ© collective de la sociĂ©tĂ© Ă  l’égard des jeunes, considĂ©rĂ©s comme le maillon le plus faible du lien social. En dĂ©pit de multiples adaptations, cette philosophie a Ă©tĂ© maintenue. Pour autant, cette ordonnance n’excluait pas des mesures rĂ©pressives, y compris des peines d’emprisonnement, tout en considĂ©rant le mineur dĂ©linquant comme un ĂȘtre en devenir, et non pas irresponsable. Ainsi, lors de ces derniĂšres annĂ©es, le nombre de mineurs condamnĂ©s pour dĂ©lits a Ă©tĂ© multipliĂ© par trois, passant de 9404 condamnations en 1995 Ă  36 787 en 1999 ; en 2000, prĂšs de 4000 mineurs ont Ă©tĂ© incarcĂ©rĂ©s, soit prĂšs de deux fois plus qu’en 1990. L’accusation rituelle d’une justice laxiste est, lĂ  comme ailleurs, non fondĂ©e. Par contre, les rares enquĂȘtes de terrain tĂ©moignent de l’illĂ©gitimitĂ© des conditions d’enfermement des mineurs (voir le compte rendu de l’ouvrage de E. Zombeaux) – comme des majeurs.

Avec la loi Perben, tout se passe comme si c’était cette logique qui s’inversait, la sanction pĂ©nale l’emportant sur les mesures Ă©ducatives. Plus prĂ©cisĂ©ment, Ă  une dialectique fine entre l’éducatif et du judiciaire vient se substituer une nouvelle logique socio-pĂ©nale. Ainsi le terme mĂȘme de “ sanctions Ă©ducatives â€ n’est pas sans Ă©voquer le sursis avec mise Ă  l’épreuve dans la mesure oĂč la sanction Ă©ducative devient un Ă©lĂ©ment de la sanction pĂ©nale. De mĂȘme, la procĂ©dure de jugement Ă  dĂ©lai rapprochĂ© permettant de juger les mineurs Ă  partir de 13 ans s’apparente Ă  la comparution immĂ©diate des majeurs : elle s’inscrit dans un traitement en temps rĂ©el qui est contraire Ă  la rĂ©ponse Ă©ducative nĂ©cessitant au contraire que l’on puisse prendre le temps d’examiner soigneusement la situation globale d’un jeune et de rechercher la sanction la plus adaptĂ©e. Plus fondamentalement peut-ĂȘtre, c’est le regard portĂ© sur l’adolescent qui est peut-ĂȘtre en train de basculer dĂšs lors que nous y voyons un sujet de droit autonome et responsable, ne nĂ©cessitant plus une protection spĂ©cifique. A moins que cette ambiguĂŻtĂ© ait toujours Ă©tĂ© prĂ©sente depuis le siĂšcle dernier Ă  l’égard de l’enfance, Ă  la fois dĂ©niĂ©e et protĂ©gĂ©e, comme le souligne Françoise TĂ©tard.

La question essentielle de la justice des mineurs est celle des moyens. Ceux-ci font largement dĂ©faut en matiĂšre de prĂ©vention, d’accompagnement social et d’action Ă©ducative. Certes la loi prĂ©voit la crĂ©ation de 1250 postes pour la PJJ, aprĂšs une longue pĂ©riode (de 1983 Ă  1997) oĂč aucun poste n’a Ă©tĂ© crĂ©e. Mais en rĂ©alitĂ©, ils seront probablement absorbĂ©s par les centres fermĂ©s, les personnels Ă©ducatifs dans les Ă©tablissements pĂ©nitentiaires pour mineurs au dĂ©triment des postes en milieu ouvert et en hĂ©bergement. Les moyens sont trop limitĂ©s et ne permettent pas d’intervenir au bon moment et avec efficacitĂ© ; les magistrats ne sont pas assez nombreux, le nombre d’éducateurs est insuffisant, leur recrutement difficile. En outre, le constat de ruptures de suivi est banal.

S’il est devenu tout aussi banal de critiquer les politiques de prĂ©vention (“ Ă§a ne marche pas â€, dit-on), encore faudrait-il ne pas jeter le bĂ©bĂ© avec l’eau du bain et prendre en compte les acquis aussi bien que les limites des actions engagĂ©es depuis trente ans, en particulier dans les quartiers de la politique de la ville, et procĂ©der Ă  des Ă©valuations qui ne soient pas un mode de lĂ©gitimation des dĂ©cisions prises par les Ă©lus. Par ailleurs, ceux qui prononcent de tels rĂ©quisitoires contre la prĂ©vention sont-ils vraiment compĂ©tents ? Savent-ils de quoi ils parlent ? On peut souvent en douter.

Le fait est que l’on assiste, ici comme ailleurs, Ă  un dĂ©placement des enjeux des politiques publiques. Aux Etats-Unis et en Angleterre, au Canada, en France ou en Belgique, partout les logiques rĂ©pressives tendent Ă  l’emporter sur toute autre considĂ©ration (Ă©ducative, prĂ©ventive, sociale...). ParallĂšlement, on observe un dĂ©placement du centre de gravitĂ© politique vers la droite (ou l’extrĂȘme droite). À travers l’envahissement de l’espace public par les questions de sĂ©curitĂ©, un double mouvement est Ă  l’Ɠuvre : d’une part, la mise Ă  l’agenda politique du pĂ©nal  dans de multiples domaines (en matiĂšre de sĂ©curitĂ© et d’ordre public, de famille, d’enseignement scolaire, etc.) ; d’autre part, une pĂ©nalisation du champ social, considĂ©rĂ© comme secteur d’intervention professionnelle et lieu d’expression des problĂšmes sociaux.

On peut ĂȘtre perplexe Ă  l’égard de mesures lĂ©gislatives qui sont susceptibles d’engendrer exactement l’effet inverse de celui recherchĂ©. : stigmatiser un peu plus les jeunes “ dĂ©linquants â€, les enfermer dans une image de dangerositĂ© sociale, confirmer la prison comme lieu de socialisation dĂ©viante. On peut s’attendre Ă  ce que ce soit les “ jeunes des banlieues â€, autrement dit la jeunesse issue de milieux populaires et de l’immigration, qui soit la premiĂšre victime de cette loi - comme du traitement policier des dĂ©sordres urbains. Mais prĂ©cisĂ©ment le coup de force rĂ©side dans l’absence de rĂ©ponse sociale Ă  la dĂ©linquance juvĂ©nile, et en mĂȘme temps, dans la rĂ©duction de la “ dĂ©linquance â€ aux “ jeunes â€. Les vĂ©ritables causes des difficultĂ©s de ces jeunes et de leur famille que sont le chĂŽmage, la prĂ©caritĂ©, la dĂ©saffiliation tant sociale et urbaine qu’institutionnelle, l’attrait des Ă©conomies souterraines, la pression des pairs, l’absence de reprĂ©sentation, d’écoute et de mĂ©diation, etc., ne sont jamais abordĂ©es. Or ce sont ces questions qu’il faut remettre au centre du dĂ©bat face aux idĂ©ologies et pratiques sĂ©curitaires qui tendent Ă  Ă©vacuer la complexitĂ© des phĂ©nomĂšnes en jeu, et notamment l’échec scolaire et l’insertion professionnelle. Bref, le problĂšme , c’est le social.

Afin de rendre plus intelligible la mutation en cours des modĂšles de la justice des mineurs, nous avons choisi de confronter les regards et d’articuler les territoires : ceux des historiens qui rappellent la rĂ©currence du mythe des centres fermĂ©s (Françoise TĂ©tard), ou Ă  l’inverse notre amnĂ©sie collective Ă  l’égard des diverses figures de la dĂ©linquance juvĂ©nile (Laurent Mucchielli) ; ceux des juristes et praticiens qui dĂ©finissent le cadre dans lequel l’acte dĂ©linquant des mineurs est pris en compte et celui dans lequel se situent les plus rĂ©centes interventions de la justice des mineurs (Michel Huyette) ; ceux des cliniciens pointant sous le “ dĂ©linquant â€ la souffrance psychique et la nĂ©cessitĂ© d’une articulation entre les niveaux d’intervention institutionnelle faisant trop souvent dĂ©faut (Marie Bastianelli) ; ceux des sociologues aussi qui mettent Ă  jour la pĂ©nalisation de l’école et les limites qu’elle rencontre sur le terrain (Maryse Esterle-Hedibel, Marwan Mohammed) ; ceux des journalistes d’investigation qui livrent une “ photographie â€ des quartiers pour mineurs des prisons françaises qui devrait faire rĂ©flĂ©chir les partisans de l’enfermement dĂ©connectĂ©e de toute mesure Ă©ducative (Edouard Zambeaux).

Michel Kokoreff, sociologue

 

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Le devoir d'histoire ?

 

 

Créer des centres fermés pour les jeunes délinquants... Cette idée a commencé à parcourir les milieux philanthropiques, pénitentiaires, hygiénistes lors de l'instauration du Code pénal de 1810. Les premiÚres entreprises d'éducation dite "corrective" ou "correctionnelle" sont apparues dans les années 1820-1830, promues et ratifiées par un gouvernement déjà trÚs demandeur. Et dÚs le milieu du XIXÚme siÚcle, les premiers dysfonctionnements commençaient à se faire sentir et une impression récurrente d'échec s'installait.

 

SĂ©parer les mineurs et les majeurs

 

Ce nouveau secteur d'intervention se justifiait par un raisonnement somme toute dĂ©fendable : la promiscuitĂ© des majeurs et des mineurs dans les prisons a des effets de contamination et, au contact des multirĂ©cidivistes, l'enfant encore pur pourrait rapidement s'abĂźmer. La rĂ©flexion sur les prisons battait alors son plein et passionnait les foules ; depuis le journal Ă  grand tirage jusqu'aux sociĂ©tĂ©s savantes (telle la SociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale des Prisons), en passant par les congrĂšs pĂ©nitentiaires internationaux, tous les milieux sociaux cherchaient la prison idĂ©ale et rĂȘvaient d'un emprisonnement rĂ©Ă©ducatif oĂč le dĂ©tenu sortirait meilleur que quand il y Ă©tait entrĂ©. Pour les mineurs, le premier modĂšle qui s'imposa fut ce qu'on appela "les quartiers distincts", permettant d'accueillir des mineurs Ă  part des majeurs ; mais ces bĂątiments, situĂ©s au sein mĂȘme de l'enceinte de la prison, dans des annexes souvent dĂ©saffectĂ©es, Ă©taient d'un usage peu adaptĂ© Ă  l'objectif initial : il faut dire que l'administration pĂ©nitentiaire connaissait dĂ©jĂ  Ă  cette Ă©poque le dĂ©bordement et l'engorgement.

 

On glissa vers une autre solution : construire une prison spĂ©ciale, tout exprĂšs pour les enfants : ce fut la Petite-Roquette. On sollicita un architecte de renom, qui dessina les plans d'un pĂ©nitencier panoptique rayonnant, on prĂ©para une ligne budgĂ©taire et on put ainsi "dĂ©tenir" quelques 500 pupilles. Mais on avait agi dans la prĂ©cipitation et trĂšs rapidement, la Petite-Roquette fut l'objet de vives critiques. La perfection disciplinaire de cette prison modĂšle impressionna Ă  tel point les contemporains qu'elle devint insupportable Ă  ceux-lĂ  mĂȘmes qui avaient Ă©tĂ© les initiateurs du projet ! Il faut dire que la vie rĂ©Ă©ducative de ce lieu exemplaire atteignait des sommets : silence de tous les instants, isolement de jour comme de nuit, marche au pas et rassemblement trois fois par jour, perte du nom et du prĂ©nom (les mineurs Ă©taient en effet appelĂ©s uniquement par leur numĂ©ro matricule). La Petite-Roquette, inaugurĂ©e en grande pompe quelques annĂ©es auparavant, fut abandonnĂ©e au bout de vingt-cinq ans, les pupilles Ă©tant progressivement recasĂ©s ; le bĂątiment fut utilisĂ© ensuite pour les prĂ©venus (majeurs et mineurs), avant que d'ĂȘtre transformĂ© en prison pour femmes (il fut dĂ©moli en 1974).

 

Des maisons de correction pour rééduquer les mineurs

    

La troisiĂšme solution fut - si l'on peut dire - la bonne, au sens oĂč ce fut celle qui perdura. On institua des "colonies pĂ©nitentiaires agricoles", dissĂ©minĂ©es sur tout le territoire. Ces colonies Ă©taient des Ă©tablissements particuliers (c'est Ă  dire rĂ©servĂ©s uniquement aux mineurs), de prĂ©fĂ©rence privĂ©s (2/3 des placements dans des internats privĂ©s habilitĂ©s, recevant des prix de journĂ©es pour accomplir leur mission de rĂ©Ă©ducation), et le plus souvent Ă  la campagne. Les enfants des villes dĂ©frichĂšrent les champs, la campagne ayant des vertus naturellement moralisatrices, sans doute si Ă©videntes qu'il n'Ă©tait plus besoin de les dĂ©montrer. Les mineurs qui y Ă©taient placĂ©s (dans les statistiques, on les nomme "jeunes dĂ©tenus") venaient indistinctement de toute la France, la distribution Ă©tant rĂ©alisĂ©e par l'administration pĂ©nitentiaire, Ă  partir du remplissage des lits disponibles. C'est la loi du 5 aoĂ»t 1850 qui organisa le champ de la rĂ©Ă©ducation de l'enfant de Justice et le dĂ©cret du 10 avril 1869 qui fixa "le rĂšglement gĂ©nĂ©ral dĂ©finitif", venant s'appliquer Ă  l'ensemble des colonies pĂ©nitentiaires, qu'elles soient publiques ou privĂ©es. La maison de correction Ă©tait nĂ©e !

 

Il faut ici faire un point juridique. Les enfants qui furent placés dans les maisons de correction n'étaient pas forcément et uniquement ceux qui étaient jugés comme coupables et qui y accomplissaient leur peine, loin de là. Tout au long du XIXÚme siÚcle en effet, les mineurs qui en constituent la population essentielle (aux 9/10Úmes !) sont des "acquittés". Ils ont commis des délits de faible gravité et se trouvent "acquittés comme ayant agi sans discernement" en vertu de l'article 66 du Code pénal, le "mauvais milieu" dont ils sont issus leur donnant des circonstances atténuantes. Ces enfants viennent de familles pauvres, et leurs parents ne sont pas jugés dignes de les éduquer correctement. Par un effet de ce qu'on pourrait appeler "une double mesure", ces enfants se trouvent donc acquittés, mais placés. Qui plus est, ces mineurs pénaux deviennent des mineurs civils, puisqu'ils sont alors placés dans "une institution appropriée" non pas jusqu'à 16 ans (c'était l'ùge de la majorité pénale jusqu'en 1906, ensuite cet ùge passera de 16 à 18 ans), mais jusqu'à 21 ans (l'ùge de la majorité civile) ! 

 

Cette dĂ©viation pour le moins Ă©tonnante va encore s'accentuer quand sont votĂ©es les deux lois instituant le nouveau champ de la protection de l'enfance. La loi du 24 juillet 1889 porte sur "les enfants maltraitĂ©s et moralement abandonnĂ©s" et la loi du 19 avril 1898 concerne "la rĂ©pression des violences et voies de fait commises envers les enfants". Elles visent clairement des mineurs considĂ©rĂ©s comme victimes, qui n'ont pas commis de dĂ©lit, mais qui sont en danger : "ce sont des enfants dĂ©laissĂ©s, souvent au pĂ©ril de leur santĂ©, toujours au dĂ©triment de leur moralitĂ© et de leur avenir". Ce souci de venir en aide Ă  l'enfance malheureuse honorait le lĂ©gislateur, si ce n'est que, lĂ  aussi, l'objectif initial fut contrariĂ©. Ces enfants n'Ă©taient pas orphelins, mais leurs parents Ă©taient jugĂ©s indignes, ils furent donc retirĂ©s de leur famille. Mais aucune mesure spĂ©cifique ne fut budgĂ©tairement programmĂ©e Ă  leur Ă©gard. Un projet de "maisons de prĂ©servation" fut vaguement esquissĂ©, mais ne vit jamais le jour. Et, faute d'alternatives, les enfants en protection, aprĂšs ĂȘtre passĂ©s devant le tribunal, rejoignirent les rangs des pupilles des maisons de correction, seule rĂ©alitĂ© institutionnelle Ă  l'Ɠuvre. Ils se trouvĂšrent punis d'ĂȘtre victimes, ce qui Ă©tait plus paradoxal encore.

 

Une résistance institutionnelle à toute épreuve

 

La maison de correction (dite aussi maison de redressement) n'a jamais eu bonne réputation. Elle fut battue en brÚche à plusieurs reprises, elle démontra ses aberrations, elle fut l'objet de scandales, elle fut contestée, critiquée, bafouée. Les journalistes menÚrent campagne pour dénoncer les "bagnes d'enfants" dans les années 1930 ; les parlementaires imaginÚrent à chaque législature des moyens pour les réformer ; les bonnes consciences évoquÚrent une "humanisation progressive nécessaire" ; les cinéastes, les romanciers les intégrÚrent dans leurs scénarios. Rien ne bougea jusqu'à la Libération. Telles des forteresses, les colonies continuaient à exister, en dehors du monde et à l'intérieur de leurs murs.

 

A la sortie de la deuxiĂšme guerre, la volontĂ© de "s'en dĂ©barrasser" fut assez fortement exprimĂ©e. A la faveur du Gouvernement provisoire, un texte fut ressorti des tiroirs, dont l'essentiel avait Ă©tĂ© rĂ©digĂ© en 1937. Ce texte "relatif Ă  l'enfance dĂ©linquante" passa sous forme d'ordonnance (donc sans dĂ©bat parlementaire) le 2 fĂ©vrier 1945. SituĂ© au pĂ©nal, il rappelait avec force et dĂ©termination la primautĂ© de l'Ă©ducatif et visait Ă  accompagner la trĂšs nĂ©cessaire rĂ©forme des mĂ©thodes tant dĂ©criĂ©es d'Ă©ducation corrective. Il fut assorti de plusieurs mesures prises dans le mĂȘme contexte : la crĂ©ation d'une nouvelle direction ministĂ©rielle au sein au ministĂšre de la Justice (la direction de l'Education SurveillĂ©e - devenue aujourd'hui la PJJ - dĂ©sormais distincte de l'Administration PĂ©nitentiaire, le recrutement de rĂ©Ă©ducateurs (nommĂ©s quelques temps plus tard Ă©ducateurs spĂ©cialisĂ©s) et la reconnaissance de la fonction spĂ©cialisĂ©e de juge des enfants, au sein du corps des magistrats.

 

Tout y était, mais les moyens furent au départ trÚs timides et les nouvelles politiques continuÚrent en grande partie à s'exercer dans les murs des anciens établissements. On ne liquide pas si facilement un patrimoine correctif séculaire et il fallut beaucoup de conviction et d'énergie à ceux qui exercÚrent le nouveau métier d'éducateur pour imposer dans ces lieux d'enfermement une amorce de pédagogie et pour y affirmer une perspective éducative. C'est lors de l'application du IVÚme Plan de développement économique et social (qui couvrait la période 1962-1966) qu'apparurent enfin de nouveaux équipements, plus diversifiés et plus intégrés à la ville : foyers de semi-liberté, foyers de post-cure, centres d'action éducative, clubs de prévention, milieu ouvert etc.. Les anciennes maisons de correction furent, trÚs progressivement, fermées ou reconverties.

 

A partir de la décennie 1970, il sembla qu'elles étaient définitivement entrées dans l'historiographie : à travers des ouvrages, des colloques, des table rondes, etc. plusieurs études scientifiques furent produites sur ce passé correctif qui semblait désormais révolu. Le combat mené autour de la fermeture de l'établissement fermé de Juvisy vint en quelque sorte clore le débat, relayé alors par les théories du "contrÎle social", diffusées dans plusieurs franges intellectuelles et professionnelles. Qui aurait cru alors que le spectre des maisons de correction pouvait encore resurgir ? C'est pourtant ce qui vient de nous arriver, il fut brandi en premiÚre ligne dans la campagne électorale et - qui plus est - à droite comme à gauche. Et cette fois, il n'était plus vécu dans une culpabilité mal assumée, mais comme une solution à réexaminer et à remettre sur l'établi. 

 

Aller dans le mur

 

L'idĂ©e d'enfermer l'enfant est-elle toujours une tentation ? L'innocence attribuĂ©e Ă  l'enfant est-elle inversement proportionnelle Ă  la sĂ©vĂ©ritĂ© disciplinaire projetĂ©e par l'adulte Ă  son Ă©gard ?  Quelle est cette propension Ă  toujours aller vers un Ă©chec prĂ©visible pour se dĂ©barrasser d'un problĂšme social qui paraĂźt ingĂ©rable ? Cette façon d'aller dans le mur - c'est le cas de le dire - est fascinante, et en mĂȘme temps angoissante, quant aux forces rĂ©currentes de l'imaginaire collectif et aux faibles capacitĂ©s d'inventivitĂ© de notre sociĂ©tĂ© dans ce domaine.

Comment expliquer cette Ă©tonnante invariance du discours et des actions ?

- la premiĂšre raison tient peut-ĂȘtre au sentiment de honte collective gĂ©nĂ©rĂ© par ces politiques d'enfermement, devenu difficilement dicibles avec le temps : le remords des professionnels qui y furent associĂ©s, le dĂ©pit de l'administration qui les a gĂ©rĂ©es, le dĂ©sengagement des dĂ©cideurs politiques qui les ont initiĂ©es, le silence des mineurs qui les ont vĂ©cues et subies. Pour ces derniers, le devoir de mĂ©moire peut difficilement s'exercer, comment en effet assumer que son enfance et son adolescence aient Ă©tĂ© bercĂ©es par les gonds du mitard ou les grilles des cages Ă  poule ?

- la seconde tient Ă  la relation ambigĂŒe que la sociĂ©tĂ© entretient avec ses enfants : vouloir sauver l'enfant encore pur, agir au plus tĂŽt possible pour qu'il devienne un bon citoyen et pourtant le placer dans les pires conditions de dĂ©tention, alors que l'on est conscient de sa fragilitĂ© et sa mallĂ©abilitĂ©. Cette perversitĂ© repose sans doute sur un Ă©cart insurmontable entre les bonnes intentions affichĂ©es du lĂ©gislateur et la rĂ©alitĂ© des pratiques institutionnelles. Depuis deux siĂšcles, le dĂ©calage est profond - lĂ  comme ailleurs mais lĂ  plus qu'ailleurs - entre une lĂ©gislation de l'enfance Ă  visĂ©es humanistes et une mise en rĂ©Ă©ducation proche du non-droit.

 

La discipline historique ne semble guĂšre suffisante Ă  ce stade pour expliciter ces mĂ©canismes collectifs, qui relĂšvent plutĂŽt de l'anthropologie ou de la psychologie sociale. Deux autres hypothĂšses cependant doivent ĂȘtre examinĂ©es, me semble-t-il :

- l'extrĂȘme confusion qui rĂšgne dans les catĂ©gories juridiques en usage, produisant des brouillages chez les diffĂ©rents protagonistes. Le "dĂ©linquant juvĂ©nile" en effet ne dĂ©signe pas uniquement un jeune qui aurait commis un dĂ©lit, il dĂ©signe tout Ă  la fois celui qui aurait pu en commettre un. L'adolescent dangereux et l'adolescent en danger sont inextricablement mĂȘlĂ©s dans leurs destins institutionnels et sont mĂȘme souvent assimilĂ©s, le passage Ă  l'acte ne constituant donc pas forcĂ©ment un critĂšre distributif. Le juge des enfants se trouve hĂ©ritier de cette situation, puisqu'il exerce Ă  la fois au pĂ©nal et au civil. Il est le pivot de dispositif. Juge unique, il a toujours le choix, dans la solitude de son cabinet, entre au pĂ©nal l'ordonnance du 2 fĂ©vrier 1945 et au civil l'ordonnance du 23 dĂ©cembre 1958 (sur la protection judiciaire du mineur en danger moral).          

- l'impact du Droit des mineurs, qui reste un droit trĂšs particulier, car plus social que juridique : il a d'ailleurs parfois Ă©tĂ© qualifiĂ© de droit "mineur". Il s'est progressivement construit et dĂ©veloppĂ© parmi les juristes et les criminologues, notamment Ă  partir du courant de "DĂ©fense sociale" fin XIXĂšme siĂšcle, puis de "DĂ©fense sociale nouvelle" aprĂšs la deuxiĂšme guerre. Ses tenants prĂŽnaient un triple objectif : protĂ©ger le mineur des dangers qu'il pourrait rencontrer, protĂ©ger la sociĂ©tĂ© des petits dĂ©linquants qui sont, ou peuvent ĂȘtre, dangereux et protĂ©ger le mineur de lui-mĂȘme. Etait-ce compatible ? Le risque n'Ă©tait-il pas de cibler les enfants issus de milieux pauvres et de les mettre hors circuit ? Lorsque la loi rĂ©publicaine de Jules Ferry en 1882 a promu l'Ă©cole gratuite, laĂŻque et obligatoire, le temps scolaire a doublĂ© dans les maisons de correction : il est passĂ© de une heure Ă  deux heures par jour, le reste de la journĂ©e Ă©tant consacrĂ© aux travaux des champs et aux ateliers...

            

Le mineur multirécidiviste hante nos gouvernants, la délinquance juvénile est, et a été, un sujet trÚs fortement médiatique et médiatisé. Voilà deux siÚcles que l'utopie moralisatrice est rattrapée par la pression électoraliste. L'historien, pour sa part, est conduit à la modestie : sa discipline n'est en rien agissante dans le mécanisme de la décision politique, qui reste autonome et qui agit à l'aveugle par rapport au passé encore proche, pourtant connu et ressassé.

Le devoir d'histoire, disions-nous ?

 

 

Françoise Tétard, historienne

 

Pour en savoir plus

 

Autorité, Education, Sécurité, Les Idées en mouvement, Hors série N° 5, La Ligue de l'Enseignement, avril 2002.

Délinquances des jeunes, questions politiques et problÚmes de recherche, Actes des CinquiÚmes Journées Internationales, mai 1985, Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson, 1986.

Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

Gaillac H., Les maisons de correction 1830-1945, Editions Cujas, 1970.

Perrot M., dir., L'impossible prison. Recherches sur le systÚme pénitentiaire au XIXÚme siÚcle, Paris, Seuil, 1980.

Petit J.-G., Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990.

Robert Ph., Traité de droit des mineurs, Editions Cujas, 1969.

Tétard F., "Les arab'boys, ces petits vagabonds qui encombrent nos rues...", dans "Soigner" la banlieue ? VEI (Ville-Ecole-Intégration) enjeux, CNDP, N° 126, septembre 2001, pp. 10-26. 

 

 

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“ Apaches â€, “ blousons noirs â€, “ sauvageons â€ et autres “ racailles â€ :

la longue histoire de la peur des jeunes délinquants

 

 

“ L’insĂ©curitĂ© est Ă  la mode, c’est un fait â€. On croirait cette phrase prononcĂ©e hier matin sur France-Inter ou TF1. DĂ©trompez-vous, elle a prĂšs d’un siĂšcle. Elle fut Ă©crite en 1907 Ă  la une du journal La Petite RĂ©publique. La premiĂšre dĂ©cennie du vingtiĂšme siĂšcle fut en effet trĂšs agitĂ©e par un dĂ©bat sur la sĂ©curitĂ©, qui comporta aussi un dĂ©bat sur la peine de mort. Et dĂšs cette Ă©poque, la reprĂ©sentation du danger principal dans la presse est dĂ©jĂ  celle du jeune dĂ©linquant de quartier ouvrier, qui prend notamment Ă  l’époque le nom d’“ Apaches â€. La presse relate quotidiennement les agissements de “ bandes de jeunes â€ des quartiers pĂ©riphĂ©riques et des faubourgs de la Capitale. On les dit trĂšs violents, voleurs mais aussi violeurs et assassins. Ils seraient par ailleurs affiliĂ©s Ă  des territoires, portant des noms de rues ou de lieux. Bref, ce seraient des sauvages, le terme d’“ Apaches â€ leur irait bien.

Le problĂšme a provisoirement disparu avec la guerre de 14-18. Sans doute une bonne partie de ces jeunes dĂ©linquants ont-ils pĂ©ri avec le reste de leur classe d’ñge au fond de quelques sordides tranchĂ©es de Verdun et d’ailleurs. De fait, l’entre-deux-guerres est une pĂ©riode de dĂ©clin dĂ©mographique pour la jeunesse. Par ailleurs, l’économie se porte bien dans les annĂ©es 1920, elle est soutenue par une forte croissance industrielle (la plus Ă©levĂ©e d’Europe Ă  l’époque). Le salariat progresse Ă©galement de façon continue. C’est un peu la rĂ©pĂ©tition avant les Trente glorieuses des annĂ©es 1950-1970. Survient alors la crise des annĂ©es 1930 et ses consĂ©quences sociales dĂ©sastreuses. Mais l’espoir est lĂ , incarnĂ© bientĂŽt par le Front Populaire. Et puis c’est de nouveau la guerre et de nouveau l’hĂ©catombe.

Dans l’euphorie de la LibĂ©ration, on assiste comme la fois prĂ©cĂ©dente Ă  une forte augmentation des mariages. Et, contrairement Ă  la fois prĂ©cĂ©dente, ces mariages sont aussitĂŽt suivis de naissances en trĂšs grand nombre. C’est le fameux “ baby boom â€. La jeunesse devient plĂ©thorique. Et elle ne va pas tarder Ă  de nouveau inquiĂ©ter, au fur et Ă  mesure que les cohortes nĂ©es aprĂšs la LibĂ©ration arrivent Ă  l’adolescence. De fait, c’est lors de l’étĂ© 1959 que les mĂ©dias inventent la figure des “ Blousons noirs â€ pour dĂ©signer ces jeunes dĂ©linquants dont on reparle de plus en plus. La presse Ă©voque des bandes qui se caractĂ©riseraient par leur taille faramineuse (on Ă©voque des groupes rivaux comptant prĂšs d’une centaine de jeunes), et par leur violence, qui serait Ă  la fois fulgurante et “ irrationnelle â€ voire “ gratuite â€ (dĂ©jĂ  !). Les propos les plus catastrophistes se font entendre et les explications moralisatrices sont frĂ©quences : laxisme des familles, perte des valeurs morales, influence de la culture de masse amĂ©ricaine (c’est aussi la “ gĂ©nĂ©ration James Dean â€). Le prĂ©fet de Paris, Maurice Papon, se demande avec d’autres s’il ne faudrait pas interdire le rock n’ roll
 Si les rappeurs savaient
 ils ne sont pas les premiers


Mais soyons prĂ©cis si l’on veut comparer les Ă©poques. Que reprochait-on exactement aux “ blousons noirs â€ ? Il est intĂ©ressant de constater que l’on incriminait fondamentalement quatre types de comportements qui sont encore aujourd’hui au cƓur du dĂ©bat :

1-        On reprochait d’abord aux “ Blousons noirs â€ des affrontements violents entre grandes bandes, se battant notamment Ă  coups de chaĂźnes de vĂ©lo et de barres de mĂ©tal, autour de “ territoires â€, mais faisant aussi des “ descentes â€ dans les centres-villes, dans des fĂȘtes, des concerts, et saccageant tout sur leur passage.

2-        La dĂ©couverte sans doute la plus surprenante pour celui qui se plonge dans les documents de l’époque est que l’on accusait ensuite ces jeunes hommes de commettre des viols collectifs. C’est mĂȘme la plus grosse partie de la criminalitĂ© sexuelle juvĂ©nile traitĂ©e par la justice dans les annĂ©es 1960.

3-        On reprochait ensuite Ă  ces jeunes des vols d’usage immĂ©diat et ostentatoire liĂ©s aux nouveaux biens de consommation (la voiture, la mobylette). Il s’agissait notamment d’“ emprunter â€ le vĂ©hicule pour une “ virĂ©e â€ d’un soir, c’est-Ă -dire de le voler puis de l’abandonner au retour sur le bas-cĂŽtĂ© de la route. Au passage, l’alcool aidant, ces jeunes provoquaient aussi parfois des accidents de la route.

4-        On leur reprochait enfin des actes de vandalisme tournĂ©s dĂ©jĂ  en bonne partie contre les institutions (Ă©cole, bĂątiments publics) et les lieux publics (il semble que certains groupes avaient pour habitude de saccager les parcs et jardins, ce qui offrait une visibilitĂ© trĂšs forte Ă  leur action et n’est pas sans Ă©voquer Ă  certains Ă©gards une des dimensions des incendies de voitures d’aujourd’hui).

 

On le voit, le dĂ©tour historique est instructif. Il ne signifie pas, bien sĂ»r, que l’histoire est une longue ligne droite au cours de laquelle rien ne change jamais. L’histoire est sans doute plutĂŽt cyclique. Par ailleurs, il y a toujours des nouveautĂ©s. Ni les “ Apaches â€ ni les “ Blousons noirs â€ ne connaissaient les drogues. De plus, ils avaient la peau bien blanche, ne se sentaient pas victimes d’un complot de la sociĂ©tĂ© ourdi contre eux et n’entraient qu’exceptionnellement dans des rapports de force collectifs et violents avec la police. Cela Ă©tant, il est clair que la plupart des actes de dĂ©linquance juvĂ©nile que l’on constate aujourd’hui et que l’on dit en augmentation (sans toujours pouvoir le prouver) ne sont nullement “ nouveaux â€ dans l’histoire de la sociĂ©tĂ© française. Il faut donc rĂ©sister ici Ă  l’amnĂ©sie collective dans laquelle nous entraĂźne Ă  la fois le sensationnalisme des mĂ©dias et l’électoralisme des hommes politiques. D’autant que ce catastrophisme ambiant amĂšne forcĂ©ment tĂŽt ou tard Ă  remettre en question tout l’édifice du traitement de la dĂ©linquance juvĂ©nile. Le discours sur “ les jeunes ultra-violents qui font des choses qu’on a jamais vues â€ s’accompagne en effet presque toujours du discours sur “ la prĂ©vention qui a Ă©chouĂ© et le besoin de passer maintenant Ă  autre chose â€, c’est-Ă -dire Ă  la prison.

 

Laurent Mucchielli, sociologue

 

 

 

Pour en savoir plus

 

Copfermann E., La génération des blousons noirs, Paris, Maspéro, 1962 (ouvrage bientÎt réédité aux éditions La Découverte).

Esterle-Hedibel M., La bande, le risque et l’accident, Paris, L’Harmattan, 1997.

Kalifa D., L’encre et le sang. RĂ©cits de crimes et sociĂ©tĂ© Ă  la Belle Époque, Fayard, 1995.

Mauger G., Fossé-Poliak C., 1983, Les loubards, Actes de la recherche en sciences sociales, n°50.

Mucchielli L., Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2002.

Robert Ph., Lascoumes P., Les bandes d’adolescents. Une thĂ©orie de la sĂ©grĂ©gation, Paris, Éditions OuvriĂšres, 1974.

Perrot M., Les “ Apaches â€, premiĂšres bandes de jeunes, repris in Les ombres de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001.

TĂ©tard F., Le phĂ©nomĂšne “ blouson noir â€ en France, fin des annĂ©es 1950-dĂ©but des annĂ©es 1960, in Collectif RĂ©volte et sociĂ©tĂ©, Paris, Publications de La Sorbonne, 1989.

 

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OĂč va la justice pĂ©nale des mineurs ?

 

Entretien avec Michel Huyette.

Michel Huyette est magistrat spĂ©cialisĂ© “ enfance â€ depuis 15 ans. AprĂšs avoir Ă©tĂ© Juge des enfants, il est actuellement le Conseiller dĂ©lĂ©guĂ© Ă  la protection de l'enfance Ă  Bastia. Il est l’auteur d’un Guide de la protection judiciaire de l'enfance dont une nouvelle Ă©dition paraĂźtra dĂ©but 2003.

 

 

 

CLARIS : Depuis quelques annĂ©es, l’Ordonnance de fĂ©vrier 1945 â€“ qui fonde la justice pĂ©nale des mineurs en France â€“ est rĂ©guliĂšrement dĂ©signĂ©e comme le mur lĂ©gal Ă  abattre pour que la justice soit davantage rĂ©pressive Ă  l’égard des mineurs. Cette prĂ©sentation n’est-elle pas quelque peu erronĂ©e ? Pouvez-nous nous rappeler pour commencer quel est l’esprit gĂ©nĂ©ral de ce texte juridique fondateur ? 

 

Michel Huyette : Si l'ordonnance de 1945 prĂ©voit dans son article 2 la possibilitĂ© pour les juridictions de s'orienter vers une mesure Ă©ducative lorsqu'elles sont saisies de l'acte dĂ©linquant d'un mineur, il ne faut pas se tromper sur le sens et les consĂ©quences concrĂštes de ce texte. Ce texte signifie qu'on ne peut pas se contenter de prendre en compte l'acte dĂ©linquant, qu'il faut examiner la situation globale du mineur poursuivi, et qu'il faut envisager des mesures Ă©ducatives parce que l'existence mĂȘme d'actes dĂ©linquants dĂ©montre qu'il existe un certain nombre de failles dans l'Ă©ducation du mineur concernĂ©. Mais il faut replacer ce texte dans son Ă©poque. En 1945, il n'existait pas encore de vĂ©ritable loi sur l'assistance Ă©ducative. Le cadre juridique actuel, mis en place en 1958 et plus encore en 1970, Ă©tait inconnu. Les rĂ©dacteurs de l'ordonnance avaient dĂ©jĂ  compris que se contenter de prendre en compte l'acte dĂ©linquant lorsque les mineurs ont un parcours dĂ©sordonnĂ© est une intervention si ce n'est illusoire, du moins Ă  l'impact trĂšs rĂ©duit. Mais ces rĂ©dacteurs ne disposant que d'un seul cadre juridique, le cadre pĂ©nal, ils Ă©taient bien obligĂ©s d'inscrire dans le mĂȘme texte d'une part les modalitĂ©s de la sanction pĂ©nale, et d'autre part l'utilitĂ© d'une approche Ă©ducative. Mais il n'est pas du tout certain, c'est peu dire, que leur objectif ait Ă©tĂ© de limiter les mesures Ă©ducatives susceptibles d'ĂȘtre mises en Ɠuvre Ă  cause de ce cadre pĂ©nal, et d'interdire le recours Ă  des interventions mieux outillĂ©es au fur et Ă  mesure de leur apparition dans le temps.

Aujourd'hui, rien ne justifie de remettre en question le principe de base, Ă  savoir la nĂ©cessitĂ© impĂ©rative d'une double approche. Que le mineur soit considĂ©rĂ© administrativement comme un mineur en danger, oĂč qu'un dossier pĂ©nal soit ouvert, le principe directeur de rĂ©insertion est le mĂȘme, mais on voit mal ce qui pourrait aujourd'hui interdire d'utiliser au maximum et au mieux toute la palette des outils permettant une intervention sociale et Ă©ducative performante au seul motif que le mineur devant bĂ©nĂ©ficier de ces moyens a commis un ou plusieurs actes dĂ©linquants. Le juge des enfants qui est saisi de la situation d'un mineur dĂ©linquant apparaissant par ailleurs profondĂ©ment dĂ©structurĂ© a comme premiĂšre obligation d'utiliser tous les moyens existant pour apporter la rĂ©ponse la plus appropriĂ©e Ă  la situation de cet enfant, afin d'obtenir autant que possible la resocialisation de celui-ci. Dans ce but, le cadre juridique de l'intervention, civil ou pĂ©nal, doit ĂȘtre un moyen, non un obstacle. C'est pour cela que, par principe, le recours aux mesures civiles d'assistance Ă©ducative pour rĂ©pondre aux besoins d'un mineur qui commet des actes de dĂ©linquance ne peut pas et ne doit pas ĂȘtre Ă©cartĂ©. Il reste alors la seule question du choix stratĂ©gique offert au magistrat. Les plus rĂ©centes Ă©volutions vont dans le sens d'une intervention principalement dans le cadre pĂ©nal. Si cet objectif ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme aberrant parce que concrĂštement une intervention Ă©ducative est possible dans ce cadre-lĂ , le problĂšme est qu'elle atteint trĂšs vite ses limites.

 

CLARIS : C’est le cƓur du dĂ©bat dans lequel nous sommes entrĂ©s avec la campagne Ă©lectorale puis le vote de la loi Perben induisant la gĂ©nĂ©ralisation des “ centres fermĂ©s â€. Mais avant d’y venir en dĂ©tail, quel regard portez-vous sur l’état actuel des structures d’accueil ?

 

Michel Huyette : Le premier problĂšme est que le nombre de foyers habilitĂ©s au titre de l'ordonnance de 1945 est beaucoup moins important que le nombre de foyers habilitĂ©s au titre de l'assistance Ă©ducative. Et de plus en plus, c'est la protection judiciaire de la jeunesse qui est chargĂ©e d'accueillir ces mineurs. Cette administration Ă©volue dans ce sens, et on a vu apparaĂźtre rĂ©cemment des foyers spĂ©cifiques Ă  la dĂ©nomination variable, actuellement les centres Ă  encadrement renforcĂ© (CER) ou les mineurs font un sĂ©jour allant de quelques semaines Ă  quelques mois, ainsi que les centres de placement immĂ©diat (CPI) envisagĂ©s essentiellement comme un lieu d'accueil provisoire et d'orientation. Cela a pour consĂ©quence qu'alors qu'en assistance Ă©ducative le juge des enfants dispose d'un vĂ©ritable choix au moment d'orienter le mineur vers un service d'accueil, ce choix est considĂ©rablement rĂ©duit dans un cadre pĂ©nal. D'autre part, lorsque dans un secteur gĂ©ographique il existe peu d'Ă©tablissements habilitĂ©s Ă  recevoir des mineurs dans un cadre pĂ©nal quand ce n'est qu'un seul, si le juge veut sĂ©parer plusieurs mineurs habitant un mĂȘme quartier voire un mĂȘme immeuble il se trouve dans une impasse, ou alors il doit envoyer certains mineurs dans un Ă©tablissement situĂ© beaucoup trop loin de leur lieu de vie d'origine, ce qui peut rendre la mesure plus difficile Ă  supporter par ceux-ci et ĂȘtre Ă  l'origine d'incidents, par exemple des fugues, qui auraient Ă©tĂ© Ă©vitĂ©es si les intĂ©ressĂ©s ne s'Ă©taient pas sentis aussi exclus et abandonnĂ©s en partant aussi loin d'autant plus que le juge ne peut pas expliciter cet Ă©loignement excessif de façon convaincante. Le nombre limitĂ© d'Ă©tablissements Ă  un autre effet nĂ©gatif. Si Ă  un moment donnĂ©, Ă  cause du profil des mineurs accueillis ou Ă  cause d'une dĂ©faillance de l'Ă©quipe Ă©ducative, la tension devient trop forte, les accrochages se multiplient, la violence atteint un seuil inacceptable, il est difficile voire impossible de rĂ©partir rapidement la charge de ce groupe de mineurs sur plusieurs Ă©tablissements. C'est ici une des limites les plus fortes du systĂšme. Le choix d'orienter un mineur vers tel ou tel Ă©tablissement devrait se faire principalement en fonction du profil du service, du parcours et de l'Ă©tat de ce mineur, de la capacitĂ© de l'Ă©tablissement Ă  le recevoir sans rĂ©serves et avec confiance, alors qu'aujourd'hui dans un cadre pĂ©nal le choix est inexistant, d'oĂč des accueils prĂ©cipitĂ©s plus imposĂ©s que rĂ©flĂ©chis et choisis, et dont on se doute dĂšs le dĂ©part qu'ils vont ĂȘtre source de sĂ©rieuses difficultĂ©s. Il ne faut pas s'Ă©tonner de voir ensuite des professionnels harassĂ©s ou dĂ©motivĂ©s.

 

CLARIS : Clairement, comment peut-on faire un travail Ă©ducatif dans des centres fermĂ©s qui ressemblent Ă  des prisons ?

 

Michel Huyette : Sachant que ce qui ronge fondamentalement ces mineurs c'est un manque d'estime de soi, l'objectif majeur du travail Ă©ducatif est d'essayer de valoriser tout ce qui peut l'ĂȘtre en eux, afin qu'ils retrouvent d'abord un minimum de confiance en leurs capacitĂ©s, et qu'ils puissent dans un deuxiĂšme temps bĂątir de nouveaux projets. Chercher et valoriser leurs propres ressources, qu'ils ont tous Ă  un degrĂ© ou un autre, suppose que leur entourage les regarde autrement que comme uniquement dĂ©linquants. Une grande part du travail Ă©ducatif va consister Ă  tenter de les persuader qu'on les croit capables d'autres choses que des actes de dĂ©linquance, et Ă  les aider Ă  tourner la page de comportement dĂ©viants. Or, on ne peut pas en mĂȘme temps vouloir sortir ces mineurs de la dĂ©linquance tout en mettant en place un systĂšme qui leur rappelle Ă  chaque instant qu'Ă  nos yeux ils sont d'abord et principalement des mineurs dĂ©linquants. C'est pourtant ce qui se passe toujours plus ou moins lorsqu'une mesure Ă©ducative est prononcĂ©e dans un cadre pĂ©nal. MĂȘme si bien sĂ»r cela n'est pas forcĂ©ment exprimĂ© ainsi, les mineurs sentent qu'une dĂ©cision a Ă©tĂ© prise parce qu'ils ont commis des actes de dĂ©linquance et qu'ils ont Ă©tĂ© envoyĂ©s dans un foyer “ pour dĂ©linquants â€.

Par ailleurs, lorsque les mineurs de ces foyers vont rencontrer un éventuel employeur pour faire un stage, celui-ci apprend vite qu'on lui présente un mineur délinquant confié par le juge à un foyer de délinquants. Les équipes éducatives des centres éducatifs renforcés ont à plusieurs reprises expliqué que lorsqu'un mineur qui leur est confié a suffisamment progressé pour que soit tenté un retour dans un cadre de vie plus ordinaire, la réintégration de ce mineur est rendue nettement plus difficile par l'étiquette qui lui est accolée à cause de son statut pénal. Par exemple, il n'est pas rare que le directeur d'un établissement scolaire se montre particuliÚrement réticent à un essai de réinscription du mineur dans son établissement essentiellement parce que ce mineur était auparavant dans un foyer pour délinquants et qu'il continue à traßner comme un boulet impossible à décrocher cette image particuliÚrement péjorative de mineur dangereux.

À l'inverse, la prise en charge en assistance Ă©ducative, tout en permettant de prendre en compte la particularitĂ© de l'acte dĂ©linquant dans le travail avec le mineur, ne met pas en avant et au premier plan cet acte dĂ©linquant. La part que doit prendre cette dĂ©linquance dans l'apprĂ©hension du cas de ce mineur et dans les rĂ©ponses Ă  lui apporter n'est plus artificiellement hypertrophiĂ©e. Une moindre stigmatisation du comportement dĂ©linquant peut parfois aussi permettre plus facilement au mineur d'exprimer l'ensemble de ces ressentiments sur toutes les facettes de sa problĂ©matique, sans avoir Ă  chaque fois Ă  repasser par sa dĂ©linquance. En tout cas, elle lui montre indirectement que les adultes ne sont pas obnubilĂ©s par ses passages Ă  l'acte dĂ©linquant et sont prĂȘts Ă  rĂ©flĂ©chir avec lui Ă  tout ce qui a pu le conduire Ă  sa situation actuelle.

 

CLARIS : Ne faut-il pas indiquer ici l’importance, en amont, du problĂšme de l’école et de la façon dont elle marginalise complĂštement beaucoup de jeunes ?

 

Michel Huyette : Certainement. Les mineurs profondĂ©ment dĂ©structurĂ©s, pour la plupart d'entre eux, subissent un important retard scolaire qui suscite humiliation et rĂ©volte. L'Ă©chec scolaire, ressenti comme une violence insupportable et point de dĂ©part d'une relĂ©gation sociale qui redouble l'ampleur de la rĂ©volte, impose une intervention trĂšs spĂ©cialisĂ©e pour redonner Ă  ces mineurs les bases leur permettant d'une part de retrouver le goĂ»t et l'envie d'apprendre, d'autre part la possibilitĂ© de croire en leurs capacitĂ©s. C'est lĂ  un problĂšme d'Ă©ducation nationale, mais certainement pas un problĂšme de justice. Quelle que soit leur compĂ©tence qui est souvent trĂšs grande, les Ă©ducateurs travaillant pour le tribunal pour enfants ne pourront jamais rattraper des annĂ©es d'Ă©chec scolaire. La gestion du quotidien d'un groupe interdit toute action en profondeur auprĂšs de chacun des mineurs accueillis. Organiser le dĂ©part de mineurs dans des foyers ne disposant pas des moyens de combler au moins un peu les retards d'apprentissage, c'est masquer la problĂ©matique rĂ©elle et rĂ©pondre Ă  cĂŽtĂ©. L'Ă©tude du parcours de la plupart des mineurs dĂ©structurĂ©s devrait plutĂŽt conduire Ă  un investissement massif auprĂšs de ceux qui trĂšs tĂŽt apparaissent en difficultĂ© Ă  l'Ă©cole, par le biais d'actions beaucoup intensives et plus personnalisĂ©es qu'aujourd'hui. C'est pour cela que la mention, dans l'article de la loi de septembre 2002 consacrĂ© aux centres fermĂ©s, d'une mission qui leur est confiĂ©e de “ suivi Ă©ducatif et pĂ©dagogique renforcĂ© â€ peut apparaĂźtre surrĂ©aliste parce que l'on sait qu'il ne s'agira jamais rĂ©ellement de cela.

 

CLARIS : La nature de la prise en charge ne change t-elle pas aussi profondĂ©ment la relation du mineur avec sa famille ?

 

Michel Huyette : Oui. Dans les Ă©tablissements spĂ©cialisĂ©s et notamment dans les CER, le travail s'effectue principalement auprĂšs du mineur et, de façon souvent dĂ©libĂ©rĂ©e, les contacts avec les parents sont fortement rĂ©duits pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Une mise Ă  distance de la famille peut sans doute prĂ©senter un certain intĂ©rĂȘt Ă©ducatif. Surtout en tout dĂ©but de sĂ©jour, cela favorise l'installation du mineur qui n'est plus en permanence soumis aux suggestions ou Ă  la pression de son environnement proche. Mais le risque, lorsque une part importante de la problĂ©matique du mineur provient de l'existence d'une relation dĂ©gradĂ©e avec son environnement proche, est que les efforts importants dĂ©ployĂ©s auprĂšs de lui ne soient pas d'un grand impact par rapport Ă  cet environnement. De plus, par dĂ©finition, le passage du mineur dans l'Ă©tablissement est forcĂ©ment limitĂ© dans le temps. Cette limite dĂ©coule soit de la durĂ©e de la procĂ©dure pĂ©nale, soit de toutes façons de l'arrivĂ©e de la majoritĂ© du mineur. Le mineur va se retrouver tĂŽt ou tard dans son environnement d'origine. L'en sĂ©parer pendant un temps est donc en partie artificiel. L'intervention Ă©ducative ne pouvant pas avoir pour seul objectif de faire en sorte que le mineur ne passe plus Ă  l'acte dĂ©linquant, et parce que l'objectif principal est de permettre Ă  ce mineur de retrouver une place plus sereine dans son lieu de vie ordinaire, il sera souvent indispensable de travailler autant avec cet environnement, notamment l'environnement le plus proche. Or, si dans un cadre civil il est aisĂ© d'organiser une intervention auprĂšs de tous ceux qui influencent le dĂ©veloppement de l'enfant, les interventions dans un cadre pĂ©nal sont toujours beaucoup plus rĂ©duites. Cela est de nature Ă  en limiter les effets. Par ailleurs, le mineur ressent souvent intuitivement la rĂ©alitĂ©. Si dans la chaĂźne de cause Ă  effet qu'on trouve en amont du passage Ă  l'acte dĂ©linquant il y a une relation viciĂ©e avec l'environnement proche qui provient elle-mĂȘme du comportement inappropriĂ© des personnes composant cet environnement, notamment les parents, se focaliser sur le seul comportement du mineur et solliciter d'immenses efforts de lui seul lui apparaĂźtra parfois comme profondĂ©ment injuste.

De leur cĂŽtĂ©, les parents, consciemment ou non, peuvent ĂȘtre tentĂ©s de s'appuyer sur le caractĂšre pĂ©nal de la procĂ©dure pour se mettre Ă  l'Ă©cart de l'intervention Ă©ducative et/ou pour minimiser leur implication dans ce qu'est devenu leur enfant. Ils peuvent ĂȘtre tentĂ©s de dire : “ VoilĂ  Ă  quoi t'ont conduit tes actes de dĂ©linquance maintenant tu te dĂ©brouilles, tu doit assumer. Tu reviendras quand tu auras changĂ© â€. Ce sont des rĂ©flexions que l'on entend rĂ©guliĂšrement dans les cabinets des juges des enfants.

 

Les nouvelles “ sanctions Ă©ducatives â€

 

La loi de septembre 2002 prĂ©voit le systĂšme suivant (article 15.1 nouveau de l'ordonnance de 1945). Les mineurs de 10 Ă  18 ans peuvent ĂȘtre condamnĂ©s par le tribunal pour enfants Ă  une ou plusieurs sanctions Ă©ducatives, par dĂ©cision motivĂ©e. Celles-ci sont les suivantes :

- confiscation d'un objet ayant servi Ă  la commission de l'infraction ou en Ă©tant le produit,

- interdiction de paraßtre dans certains lieux dans lesquels l'infraction a été commise, sauf lieu de résidence, pour une durée maximale d'une année,

- interdiction de rencontrer ou de recevoir les victimes de l'infraction ou d'entrer en relation avec elles, pour une durée maximale d'une année,

- interdiction de rencontrer ou de recevoir les coauteurs ou complices de l'infraction ou d'entrer en relations avec eux, pour une durée maximale d'une année,

- mesure d'aide ou de réparation de l'article 12-1 (activité d'aide ou de réparation à l'égard de la victime ou d'une collectivité),

- obligation de suivre un stage de formation civique d'une durée maximale d'un mois ayant pour objet de rappeler au mineur les obligations résultant de la loi.

La loi prĂ©voit, en cas de “ non respect par le mineur des sanctions Ă©ducatives â€, la possibilitĂ© pour le tribunal pour enfants de “ prononcer une mesure de placement dans l'un des Ă©tablissements visĂ©s Ă  l'article 15 â€, donc hors centres fermĂ©s rĂ©servĂ©s aux situations de contrĂŽle judiciaire et de sursis avec mise Ă  l'Ă©preuve.

 

 

CLARIS : La loi Perben de septembre 2002 a introduit des “ sanctions Ă©ducatives â€ prononçables Ă  partir de l’ñge de 10 ans. Qu’en pensez-vous ?

 

Michel Huyette : Un tel dispositif est critiquable. D'abord, d'un point de vue terminologique, on peut se demander en quoi certaines des “ sanctions â€ prĂ©vues sont "Ă©ducatives". Les quatre premiĂšres sont proches des dispositions existant en matiĂšre de contrĂŽle judiciaire (article 138 du code de procĂ©dure pĂ©nale) et permettant au juge d'interdire au mis en examen de se rendre dans certains lieux ou de rencontrer certaines personnes. Le but est de protĂ©ger des tiers, non d'Ă©duquer le mis en examen. D'autre part, alors qu'il s'agit de “ sanctions â€ prononcĂ©es par le tribunal pour enfant, donc lors du jugement dĂ©finitif de l'affaire, il est prĂ©vu une seconde possibilitĂ© de “ condamnation â€ en cas de non respect de la “ sanction â€. Or on ne “ sanctionne â€ pas deux fois la mĂȘme personne pour les mĂȘmes faits. Les mesures prĂ©vues sont donc plus proches d'obligations imposĂ©es dans un cadre de mise Ă  l'Ă©preuve que de vĂ©ritables sanctions au sens pĂ©nal du terme.

Mais surtout, ce qui choque est le mĂ©canisme de sanction choisi. Il est prĂ©vu en cas de non respect des obligations imposĂ©es au condamnĂ©, uniquement un placement du mineur concernĂ© dans un foyer. On remarque tout de suite qu'aucune durĂ©e maximale n'est prĂ©vue. Y en a-t-il une ? Dans l'affirmative laquelle ? Peut-on imaginer qu'un mineur condamnĂ© Ă  une “ sanction Ă©ducative â€ alors qu'il est ĂągĂ© de 12 ans soit “ condamnĂ© â€ ensuite Ă  rester en foyer jusqu'Ă  sa majoritĂ© ? Sans doute pas. DĂšs lors la rĂšgle retenue semble l'arbitraire de la juridiction, sans critĂšre ni limite autre, sans doute, que la majoritĂ© civile du “ condamnĂ© â€. Cela est vĂ©ritablement stupĂ©fiant.

Et puisque le mineur peut-ĂȘtre confiĂ© Ă  un foyer Ă©ducatif ordinaire par une juridiction pĂ©nale comme “ sanction â€ du non respect d'une prĂ©cĂ©dente “ sanction â€, que se passera-t-il si avant l'expiration de la durĂ©e fixĂ©e par le tribunal pour enfants ce mineur en sort et n'y revient pas volontairement ? Aussi Ă©tonnant que cela puisse paraĂźtre, la loi ne prĂ©voit rien. Donc, un mineur “ condamnĂ© â€ par exemple Ă  ne pas se rendre dans un lieu et qui y va quand mĂȘme, ou qui interrompt en cours de route la mesure de rĂ©paration, puis qui pour cela est envoyĂ© dans un foyer mais n'y reste pas, ne subira finalement
 aucune sanction. Si l'on avait voulu trouver un moyen sĂ»r et efficace de ridiculiser les institutions judiciaire et Ă©ducative, on ne s'y serait pas pris autrement.

Enfin, on doit se demander en quoi va consister le travail Ă©ducatif du personnel du foyer dans lequel le mineur est envoyĂ© uniquement comme consĂ©quence du non respect de la sanction Ă©ducative. Un accueil d'un mineur en foyer n'a de sens que s'il correspond Ă  une nĂ©cessitĂ© et qu'il y a vĂ©ritablement besoin et d'un Ă©loignement et d'un encadrement spĂ©cifique. Or il est certain que tous les mineurs qui ne respectent pas les modalitĂ©s de la “ sanction Ă©ducative â€ ne seront pas dans une telle situation. Certains des jeunes condamnĂ©s seront suffisamment insĂ©rĂ©s dans leur environnement familial, social et scolaire.

Ainsi donc, il est envisagĂ© de dĂ©placer un mineur qui par ailleurs a un mode de vie convenable et qui suit une scolaritĂ© dans un Ă©tablissement oĂč il est adaptĂ©, qui peut avoir un bon contact avec les services de prĂ©vention de son quartier, au seul motif qu'il rencontre une ancienne victime ou un autre condamnĂ©. Mais s'il est pratiquĂ© ainsi cela entraĂźne d'une part une rupture brutale de son parcours scolaire et un dĂ©racinement inutile, et d'autre part l'intervention d'une Ă©quipe Ă©ducative qui recevra un mineur sans qu'il y ait aucune raison rĂ©ellement Ă©ducative Ă  son intervention. Un tel systĂšme Ă  ce point incohĂ©rent ne peut pas fonctionner de façon crĂ©dible.

 

 

Les centres fermés

 

La loi Perben indique ce qu'est un centre fermĂ© (nouvel article 33 de l'ordonnance de 1945) : “ Les centres Ă©ducatifs fermĂ©s sont des Ă©tablissements publics ou des Ă©tablissements privĂ©s habilitĂ©s dans des conditions prĂ©vues par dĂ©cret en Conseil d'Etat, dans lesquels les mineurs sont placĂ©s en application d'un contrĂŽle judiciaire ou d'un sursis avec mise Ă  l'Ă©preuve. Au sein de ces centres, les mineurs font l'objet des mesures de surveillance et de contrĂŽle permettant d'assurer un suivi Ă©ducatif et pĂ©dagogique renforcĂ© et adaptĂ© Ă  leur personnalitĂ©. La violation des obligations auxquelles le mineur est astreint en vertu des mesures qui ont entraĂźnĂ© son placement dans le centre peut entraĂźner, selon le cas, le placement en dĂ©tention provisoire ou l'emprisonnement du mineur â€.

 

 

CLARIS : La loi Perben de septembre 2002 introduit ensuite la possibilitĂ© de placer des mineurs en centres fermĂ©s Ă  partir de l’ñge de 13 ans, et de les placer en dĂ©tention provisoire s’ils ne respectent pas l’obligation de sĂ©jour en centre fermĂ©. Qu’en pensez-vous ?

 

Michel Huyette : Que de nouveaux lieu d'accueil soient crĂ©Ă©s n'est pas le problĂšme. Ce sont essentiellement la nature particuliĂšre du nouveau lieu oĂč doit sĂ©journer le mineur, le centrĂ© fermĂ©, et le cadre juridique proposĂ© pour le contraindre Ă  y rester, la menace de l'emprisonnement, qui font difficultĂ©. Il s'agit lĂ  d'une rupture avec le passĂ© sur au moins deux plans : c'est quasiment la premiĂšre fois qu'il est nettement envisagĂ© pour les mineurs de rĂ©pondre par une sanction pĂ©nale sous forme d'emprisonnement Ă  un seul acte de fugue, sans mĂȘme que ceux-ci ne commettent le moindre acte de dĂ©linquance, et c'est la premiĂšre fois depuis longtemps qu'il est de nouveau envisagĂ© de mettre des mineurs de 13 ans en dĂ©tention provisoire alors que jusque-lĂ  celle-ci Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă  ceux ĂągĂ©s d'au moins 16 ans. L'analyse ne portera pas ici sur l'aspect politique du choix. A priori, toutes les pistes peuvent ĂȘtre lĂ©gitimement explorĂ©es lorsqu'elle n'enfreignent pas les principes fondamentaux lĂ©gaux de notre sociĂ©tĂ©, ce qui n'est pas encore le cas. Par contre, puisque les juridictions pour mineurs ont Ă  leur disposition un outil nouveau, il est indispensable de s'interroger sur sa cohĂ©rence et son efficacitĂ©, dans son versant Ă©ducatif. Or l'examen de ce systĂšme montre vite qu'il prĂ©sente beaucoup plus d'inconvĂ©nients que d'avantages.

 

CLARIS : Pouvez-vous nous dĂ©tailler prĂ©cisĂ©ment ces inconvĂ©nients ?

 

Michel Huyette : J’en vois au moins huit.

1- A toute contrainte de rester dans un lieu limitĂ© correspond une envie de sortir, surtout lorsque la personne qui s'y trouve y est contre son grĂ©. Le mineur confiĂ© Ă  un foyer fermĂ© saura vite que l'Ă©tablissement n'est pas totalement clos, soit parce qu'il aura posĂ© la question au magistrat, soit tout simplement parce qu'il le constatera. Ne pas fermer la porte tout en le menaçant de sanction met le mineur dans une situation difficilement gĂ©rable si ce n'est perverse. On sait par hypothĂšse qu'il prĂ©sente des troubles du comportement, on sait qu'il n'accepte pas d'aller volontairement dans un foyer (sinon le recours au foyer fermĂ© n'a plus de raison d'ĂȘtre), et on le place dans un endroit dont il peut facilement sortir tout en lui demandant de ne pas le faire. C'est un peu comme mettre devant les yeux d'un affamĂ© un plat de nourriture en lui demandant de ne pas y toucher. On peut alors se demander s'il est moralement acceptable de mettre un mineur dans une situation biaisĂ©e qui risque de le conduire Ă  la prison uniquement parce qu'il n'aura pas su rĂ©sister Ă  la tentation qui lui aura Ă©tĂ© offerte par les adultes eux-mĂȘmes. Si un tel systĂšme est envisageable et a d'ailleurs fait ses preuves dans certains pays, il ne peut concerner que des adultes suffisamment Ă©quilibrĂ©s qui ont bien conscience de leur situation et sont capables de maĂźtriser leur envie de sortir de l'environnement  carcĂ©ral en contrepartie d'un encadrement plus souple en vue d'une prĂ©paration Ă  la sortie. Mais la quasi totalitĂ© des mineurs n'est pas capable d'une telle maĂźtrise.

2- Si le mineur placĂ© sous contrĂŽle judiciaire ou en mise Ă  l'Ă©preuve sort sans autorisation du foyer dans lequel il a l'obligation de rester, la sanction prĂ©vue est son dĂ©part en prison dans le cadre de la dĂ©tention provisoire. Cela signifie que la seule raison d'ĂȘtre de l'emprisonnement est dans ce cas le fait que le mineur ait franchi une porte sans autorisation. La question qui se pose immĂ©diatement est alors la suivante : est-il acceptable d'envoyer un mineur en prison au seul motif qu'il ne rĂ©side pas dans le lieu qui a Ă©tĂ© choisi pour lui et cela mĂȘme si depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois il se comporte par ailleurs parfaitement normalement et ne commet plus aucun acte de dĂ©linquance. Il est difficile de concevoir une rĂ©ponse positive Ă  cette question. L'emprisonnement, que ce soit sous forme de dĂ©tention provisoire ou d'exĂ©cution de peine aprĂšs jugement, ne peut ĂȘtre envisagĂ© dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique que pour faire obstacle Ă  un comportement qui porte exagĂ©rĂ©ment atteinte aux intĂ©rĂȘts du reste du groupe social. C'est en ce sens qu'ont Ă©tĂ© dĂ©finis dans le code de procĂ©dure pĂ©nale les critĂšres juridiques de dĂ©tention provisoire (pression sur les tĂ©moins, disparition des preuves, risque de fuite, risque de rĂ©cidive, trouble grave Ă  l'ordre public). Or lorsqu'un mineur se contente de fuguer, on ne se trouve dans aucun de ces cas de dĂ©tention provisoire.

3- L'idĂ©e est de sanctionner une fugue. Mais une fugue peut avoir bien des explications diffĂ©rentes. Entre le dĂ©part de la seule initiative du mineur hors de tout dialogue avec les Ă©ducateurs, et le dĂ©part consĂ©quences de propos maladroits d'un travailleur social ou d'attitudes incohĂ©rentes entre plusieurs membres de l'Ă©quipe Ă©ducative, ils y a bien des possibilitĂ©s aux contours variables. Il peut aussi y avoir des menaces dans le foyer de la part d'un autre mineur, non dĂ©celĂ©es par les Ă©ducateurs, ou des pressions de quelqu'un d'extĂ©rieur. Est-il possible d'envisager de sanctionner une fugue sans rechercher les rĂ©els motifs du dĂ©part du foyer ? Sans doute pas. Cela signifie donc que certains dĂ©parts seront sanctionnĂ©s par de l'emprisonnement, d'autres non. Qui va dĂ©finir les critĂšres, comment vont-ils ĂȘtre prĂ©sentĂ©s aux mineurs avant leur dĂ©part, va-t-on mĂȘme aborder la question avec eux, ou va-t-on improviser ensuite au cas par cas ?

4- Si le juge qui a placĂ© le mineur sous contrĂŽle judiciaire en lui expliquant d'un ton sĂ©vĂšre que s'il fugue de l'Ă©tablissement il sera aussitĂŽt impitoyablement sanctionnĂ© sous la forme d'une arrestation et d'une mise en dĂ©tention provisoire, procĂšde complĂštement autrement lorsqu'il apprend que le mineur a fuguĂ© et refuse d'envisager sa dĂ©tention justement comme cela vient d'ĂȘtre dit parce que ce mineur se comporte finalement tout Ă  fait normalement, c'est alors toute la crĂ©dibilitĂ© du magistrat qui explose en un instant. Le mineur aura tout de suite compris que les menaces du juge ne sont que pitreries, que le risque de sanction est inexistant, et ne manquera pas de penser et de dire Ă  ses copains qu'il n'y a plus matiĂšre Ă  se tracasser si le juge fait allusion Ă  un centre fermĂ©.

5- Quand la sanction d'une fugue est l'emprisonnement, le mineur concernĂ© est tentĂ© de se cacher pour ne pas ĂȘtre attrapĂ© et ne pas ĂȘtre incarcĂ©rĂ© s'il quitte le foyer. La menace induit une peur qui conduit alors Ă  la fuite et Ă  une prĂ©carisation immĂ©diate de ce mineur, avec un risque aggravĂ© pour sa santĂ© et sa sĂ©curitĂ© (nuits dans la rue, contacts avec d'autres marginaux..). Cette marginalisation est un risque majeur d'autant plus que les services de police ou de gendarmerie n'auront pas forcĂ©ment pour prĂ©occupation majeure de retrouver des mineurs qui Ă  part la fugue ne commettent aucune infraction.

6- Pour les 13-16 ans, l'accueil sous contrĂŽle judiciaire ne pourra se faire que dans un “ centre fermĂ© â€. Mais si un mineur que le magistrat veut mettre sous contrĂŽle judiciaire est dĂ©jĂ  accueilli dans un foyer ordinaire oĂč il Ă©volue assez bien mis Ă  part ses actes de dĂ©linquance, Ă©tablissement dans lequel le contact est bon avec les Ă©ducateurs, oĂč il rentre la plupart du temps volontairement, va-t-on le dĂ©placer uniquement pour pouvoir le mettre sous contrĂŽle judiciaire, et ainsi briser la relation de confiance qui s'est peu instaurĂ©e avec les Ă©ducateurs du premier foyer, et admettre un changement brutal d'Ă©tablissement scolaire ou une rupture des sĂ©ances avec un psychologue ? Ce serait absurde.

7- On ne peut que s'interroger sur les consignes Ă  donner aux Ă©ducateurs. Dans quelle mesure ont-ils pour mission d'empĂȘcher la fugue des mineurs ? Selon le nouveau texte ils doivent mettre en Ɠuvre des mesure “ de surveillance et de contrĂŽle â€, mais concrĂštement lesquelles ? Doivent-ils physiquement s'interposer en cas de tentative de sortie et dans l'affirmative de quelle façon ? Doivent-ils au moins agir verbalement et tout faire pour s'opposer au dĂ©part d'un mineur, mais comment et dans quelles limites ? Mettra-t-on en question la compĂ©tence de l'Ă©quipe Ă©ducative d'un centre fermĂ© si les fugues sont trop nombreuses ?

8- Enfin, on doit s'interroger sur le contenu du travail Ă©ducatif qui peut se mettre en place dans un tel lieu de contrainte (voir l’interview du directeur du CPI de Marseille, Le Monde, 25 juillet 2002). Le nouvel article 33 mentionne dans la mĂȘme phrase les mesures de surveillance et le "suivi Ă©ducatif et pĂ©dagogique renforcĂ©" qu'elles doivent permettre. Le travail des professionnels peut-il ĂȘtre efficace quand le mineur n'est prĂ©sent que parce qu'il y est contraint, sans un minimum d'accord de sa part ? En quoi l'action Ă©ducative va-t-elle ĂȘtre plus "renforcĂ©e" que dans les autres services Ă©ducatifs du fait d'une surveillance plus Ă©troite, autrement dit quels avantages vont prĂ©senter ces Ă©tablissements d'un point de vue strictement Ă©ducatif qui puissent justifier d'orienter les mineurs vers eux pour un autre motif que la sanction d'un acte dĂ©linquant ? Que va-t-il rester d'une Ă©ventuelle Ă©bauche d'action Ă©ducative si un dĂ©part de l'Ă©tablissement est sanctionnĂ© par une mise en dĂ©tention ? Tout mineur confiĂ© Ă  un centre fermĂ© n'y restera que quelques mois puisque le sĂ©jour est liĂ© au dĂ©roulement du dossier pĂ©nal. Il ne s'agira donc que d'une intervention ponctuelle, au milieu d'un ensemble morcelĂ©. Quelle action pĂ©nale en profondeur va donc pouvoir se mettre en place dans un temps limitĂ© ? Si le moment de l'accueil du mineur dĂ©pend du moment de commission d'une infraction pĂ©nale, cette date sera-t-elle forcĂ©ment adaptĂ©e ? Puisque les centres fermĂ©s seront peu nombreux, il y aura dans un mĂȘme lieu des mineurs d'Ăąge trĂšs diffĂ©rents ? L'intervention Ă©ducative pourra-t-elle en permanence ĂȘtre adaptĂ©e Ă  chacun d'eux ?

Les questions sont donc trÚs nombreuses, et d'autres apparaßtront encore, notamment celle du personnel à affecter à ces établissements. L'expérience de certains CER ou CPI avec du personnel beaucoup trop jeune et inexpérimenté fait craindre le pire si les équipes de ces centres fermés ne sont pas constituées de professionnels expérimentés et spécialement compétents. On voit bien que ce genre de structure induit de nombreux phénomÚnes parasites. Il est douteux qu'une intervention éducative sereine puisse se mettre en place dans un tel cadre.

 

CLARIS : Quelles sont selon vous les vĂ©ritables conditions d’un travail Ă©ducatif auprĂšs de la plupart des mineurs dĂ©linquants ?

 

Michel Huyette : Il n'est pas impossible d'engager de façon cohĂ©rente une double action, Ă©ducative et rĂ©pressive. Mais d'autres critĂšres devraient ĂȘtre retenus. Il faut Ă  mon avis partir d’au moins trois principes.

1- Faire pression sur un mineur pour que son comportement Ă©volue et notamment qu'il ne rĂ©cidive pas n'impose pas par principe la mise en place d'une action Ă©ducative dans un cadre pĂ©nal. C'est le point de dĂ©part du raisonnement. Cette pression provient de l'existence de poursuites engagĂ©es par le procureur de la rĂ©publique et du risque de sanction pĂ©nale lors du passage devant la juridiction de jugement. L'impact de cette pression et son efficacitĂ© dĂ©pendent beaucoup plus de la façon dont sa situation est prĂ©sentĂ©e au mineur que du cadre administratif choisi pour son accueil en foyer. Il est aisĂ© de faire trĂšs nettement la diffĂ©rence entre une rencontre “ civile â€ et une rencontre “ pĂ©nale â€ au tribunal pour enfants. C'est une question de choix du moment, du ton et des mots. D'un point de vue thĂ©orique, lier la pression pĂ©nale Ă  un travail Ă©ducatif dans le seul cadre pĂ©nal est une erreur.

2- Pour que la sanction pĂ©nale soit efficace, elle doit ĂȘtre rĂ©elle, progressive, et intervenir rapidement. Faire durer artificiellement une procĂ©dure pĂ©nale ou prononcer un sursis avec mise Ă  l'Ă©preuve pour maintenir un mineur dans un foyer pour dĂ©linquants prĂ©sente plus d'inconvĂ©nients que d'avantages. Et si l'on admet la nĂ©cessitĂ© d'une sanction Ă  dĂ©lai rapprochĂ©, cela devient contradictoire avec une action Ă©ducative en profondeur qui impose une stabilitĂ© des Ă©ducateurs et une action sur le moyen ou le long terme. Dans un cadre pĂ©nal, rapiditĂ© de jugement et travail Ă©ducatif long sont incompatibles.

3- Pour qu'une action Ă©ducative efficace puisse se mettre en place, il faut nĂ©cessairement une acceptation minimale du mineur. Une telle action est en grande partie vouĂ©e Ă  l'Ă©chec si celui-ci se sent piĂ©gĂ© dans un lieu qu'il refuse totalement ou si sa premiĂšre prĂ©occupation concerne ce qui va lui arriver en cas de fugue. Dialoguer avec des Ă©ducateurs, aborder des questions intimes, laisser parler ses sentiments, ĂȘtre en mesure d'exprimer ses angoisses et ses rĂ©voltes, cela nĂ©cessite de la part du mineur un minimum de confiance et d'estime envers le professionnel qu'il rencontre. Cette estime ne peut qu'ĂȘtre rĂ©duite si ce professionnel est celui qui a pour mission d'empĂȘcher le mineur de fuguer et va prĂ©venir le juge en prĂ©lude Ă  un emprisonnement.

 

CLARIS : Dans quel sens souhaiteriez-vous en fin de compte que l’on rĂ©forme la justice des mineurs ?

 

Michel Huyette : Je suis enclin Ă  conclure que seule une sĂ©paration administrative et pratique entre action Ă©ducative et action rĂ©pressive permet d'intervenir de façon souple, cohĂ©rente, durable et efficace. Cette diffĂ©renciation Ă©vite tous les phĂ©nomĂšnes parasites dĂ©crits et qui rĂ©duisent considĂ©rablement l'efficacitĂ© du travail des Ă©ducateurs. Elle permet au juge de manier les deux outils sans interfĂ©rences, en laissant Ă  chacun sa logique propre. Finalement, ce qui est Ă  retenir des expĂ©riences conduites jusqu'ici, c'est que l'on a beaucoup plus besoin de services disposant de moyens Ă©ducatifs plus importants que de foyers “ fermĂ©s â€. Les mineurs gravement dĂ©structurĂ©s ont besoin d'une forte prĂ©sence en temps et en qualitĂ©. Mais pour certains il faut un projet spĂ©cifique, Ă©laborĂ© spĂ©cialement pour eux, et permettant des modes d'intervention variĂ©s. Ces mineurs doivent pouvoir accumuler les expĂ©riences affectives, sociales, et professionnelles offertes dans des lieux variĂ©s. PlutĂŽt qu'un maintien contraint dans un lieu unique, c'est un soutien souple et aux formes variĂ©es qui doit ĂȘtre la prioritĂ©. En ce sens les premiĂšres expĂ©riences des CER sont riches d'enseignements. La prĂ©sence d'un plus grand nombre d'Ă©ducateurs, la succession d'expĂ©riences dans et hors des murs, donnent des rĂ©sultats en partie satisfaisant.

Mais il faut aller plus loin. La situation catastrophique de certains de ces mineurs impose de mobiliser l'ensemble des moyens existant en matiĂšre d'aide aux jeunes en trĂšs grandes difficultĂ©s. RĂ©duire le nombre des moyens disponibles au champ pĂ©nal beaucoup moins outillĂ© que le champ de l'assistance Ă©ducative, uniquement parce qu'ils ont commis des actes de dĂ©linquance, ne peut pas se justifier. Cela va mĂȘme parfois dans le sens contraire du but recherchĂ©. Les moyens civils de l'assistance Ă©ducative doivent donc ĂȘtre utilisĂ©s dans toute leur ampleur. Pour ces mineurs, tout en se montrant particuliĂšrement fermes en prĂ©sence d'infractions pĂ©nales et tout en sanctionnant sĂ©vĂšrement ce qui doit l'ĂȘtre, les professionnels doivent organiser un grand mouvement de solidaritĂ©. L'exclusion sans autre but que l'enfermement n'a pas sa place. C'est ainsi que seront obtenus les meilleurs rĂ©sultats, tout en sachant que l'enjeu essentiel n'est pas lĂ  mais dans les moyens utilisĂ©s en amont, dĂšs qu'apparaissent les premiers signes de fĂȘlure. En tous cas, en ne se focalisant pas sur le seul acte dĂ©linquant, les professionnels peuvent obtenir des rĂ©sultats. Un chef de service Ă©ducatif (M. Chenut, directeur de CER Ă  Saint Gaudens) Ă©crivait il y a peu : “ Il est Ă©vident que tous ces jeunes, en recherche identitaire, ne s'aiment pas et sont marquĂ©s par la haine et le rejet, avec des rĂ©actions dĂ©fensives Ă  fleur de peau. La rĂ©volte gronde sans pouvoir dire son nom et se retourne souvent contre eux-mĂȘmes, en dĂ©pit des apparences. La relation vĂ©ritable avec un adulte qui les Ă©coute, les encouragements, les fĂ©licitations, changent leurs visages. Ils redeviennent ce qu'ils ont le plus souvent cessĂ© d'ĂȘtre : des enfants en quĂȘte de reconnaissance et d'amour â€. Cela me semble profondĂ©ment juste.

 

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“Vous avez le droit de garder le silence...”

Soins, éducation, répression, quelle cohérence?

 

 

“DĂ©linquant”, “fou”, “enfant de la DDASS”... Un jeune en difficultĂ© finira-t-il nĂ©cessairement par se voir stigmatiser ? Comment l’étiquette lui sera-t-elle imposĂ©e parmi ces diffĂ©rentes interprĂ©tations? Quel rĂŽle va-t-elle jouer dans son parcours Ă  venir?

Pour les professionnels amenĂ©s Ă  le rencontrer, il s’agit d’abord de reconnaĂźtre qu’au centre des questions se trouve un sujet, adulte en devenir, et son histoire le plus souvent chaotique. Si tant de modes d’intervention existent, si l’on cherche constamment Ă  en inventer de nouveaux, c’est parce que l’on sait que l’on est Ă  un moment particuliĂšrement important, charniĂšre dans le parcours d’un individu et de son inscription sociale.

 

Face aux conduites déviantes, on peut opter pour différentes méthodes:

- Laisser le jeune et son entourage se dĂ©brouiller seuls, avec ce qui dĂ©borde le sujet et qu’il n’a pas les moyens, ni psychiques, ni sociaux, de gĂ©rer. On imagine mal, si ces difficultĂ©s sont importantes, que les ressources individuelles puissent d’elles-mĂȘmes canaliser un dĂ©bordement qui n’ira qu’en augmentant jusqu’à ĂȘtre pris en compte.

- Enfermer, dans le seul but de contenir et rĂ©duire Ă  nĂ©ant ces dĂ©bordements, les faire disparaĂźtre pour les nier quand ils n’existeront plus. On protĂšge alors la sociĂ©tĂ©, les autres, dans le temps de l’enfermement, et uniquement dans ce temps, sans se soucier de ce qu’il adviendra aprĂšs. Ou dans l’illusion que cet enfermement est dĂ©finitif ? On ne protĂšge pas le sujet lui-mĂȘme de ce qui le traverse de sa souffrance.

- Accompagner dans la gestion de ce qui dĂ©borde, et dans la construction avec le sujet d’un projet de vie individualisĂ© en fonction de ses compĂ©tences, ses intĂ©rĂȘts, sa capacitĂ© de choix et de responsabilisation.

Ce dernier choix est un pari coĂ»teux dans la mobilisation de moyens variĂ©s. C’est le seul tenable dans la projection d’un avenir, l’affirmation d’une capacitĂ© Ă  faire advenir des adultes avec un maximum d’autonomie, donc nĂ©cessitant un minimum de moyens d’aide sur le long terme.

La société dans son ensemble y est forcément gagnante, économiquement, socialement, humainement.

 

Mineurs, jeunes ou adolescents ?

 

En prĂ©alable Ă  une rĂ©flexion sur les mineurs en difficultĂ©, repartons d’une dĂ©finition. L’adolescence est la pĂ©riode de construction de l’identitĂ© qui dĂ©termine Ă  terme l’inscription d’un sujet dans un projet de vie adulte, dont sera fonction son inscription dans la sociĂ©tĂ©. Elle dĂ©bute avec la pubertĂ©, processus physiologique donnant accĂšs Ă  la maturitĂ© sexuelle. Ces modifications physiques s’accompagnent de l’émergence soudaine d’une Ă©nergie importante, inconnue et inquiĂ©tante pour le jeune lui-mĂȘme avant que d’inquiĂ©ter ses parents, son entourage ou la sociĂ©tĂ© dans son ensemble.

De cette dĂ©finition fort banale, d’emblĂ©e apparaĂźt l’importance de l’enjeu de ce moment pour chaque individu, quels que soient son histoire, son environnement, sa personnalitĂ©. Il a, dans cette pĂ©riode plus ou moins longue, Ă  gĂ©rer l’intrication de l’individuel et du social, de son identitĂ© de sujet et de sa place dans le groupe, de son image et son rapport Ă  lui-mĂȘme, Ă  ses parents, Ă  ses pairs, Ă  l’ensemble de la sociĂ©tĂ©, en fonction des codes, rĂšgles, limites et lois des diffĂ©rents espaces sociaux. Soi et les autres: quels liens construire? Des expĂ©riences antĂ©rieures, des liens rassurants, dangereux ou aliĂ©nants, des limites contenantes, arbitraires ou humanisantes, va dĂ©pendre l’ampleur du travail de l’adolescent pour se construire en sujet autonome et socialisĂ©. Pour gĂ©rer de maniĂšre individuellement et socialement adaptĂ©e cette Ă©nergie nouvelle et dĂ©bordante, parfois “indissible” Ă  laquelle il a Ă  se confronter, inĂ©luctablement du fait de son dĂ©veloppement physique et psychique. Cela est vrai pour tout adolescent. Il est particuliĂšrement important de l’avoir en tĂȘte dans la prise en charge des mineurs “difficiles”, ou “en difficultĂ©â€.

 

Dans cette pĂ©riode complexe, la parole souvent n’est pas le mode d’expression privilĂ©giĂ©. Pour utiliser la parole de maniĂšre efficiente dans la gestion de ses difficultĂ©s, l’adolescent doit d’abord ĂȘtre en suffisamment bonne santĂ© psychique. il doit avoir une assise narcissique correcte et ĂȘtre dans le lien, c’est Ă  dire se reconnaĂźtre comme sujet et reconnaĂźtre l’autre comme sujet diffĂ©renciĂ©, investir ses propres processus de pensĂ©e, et ĂȘtre capable Ă  minima de reconnaĂźtre ses ressentis et ses actes, prĂ©alable indispensable au fait de reconnaĂźtre que ceux-ci peuvent avoir un sens. Il faut Ă©galement que la parole soit reconnue comme ayant de la valeur, qu’une adresse soit identifiĂ©e: des interlocuteurs (parents, entourage, autres membres de la sociĂ©tĂ©) perçus comme susceptibles d’entendre et prendre en compte cette parole, la recevoir et en partager le sens.

 

Dans la plus grande part des situations de souffrance psychique des jeunes, l’ensemble de ces conditions n’est pas rĂ©uni, un ou plusieurs de ces Ă©lĂ©ments font dĂ©faut. Parfois alors, la parole s’efface et le jeune devient silencieux: repli, isolement, absentĂ©isme scolaire, retournement de la violence contre soi par auto-mutilation ou tentative de suicide. Lorsque les difficultĂ©s sont repĂ©rĂ©es par l’entourage -souvent trĂšs tardivement, puisque justement il ne “fait pas de bruit“- c’est le secteur du soin ou de l’éducatif qui sont interpellĂ©s, souvent amenĂ©s Ă  travailler en articulation par la gestion de la dĂ©scolarisation notamment pour les jeunes de moins de 16 ans soumis Ă  l’obligation scolaire.

 

Dans d’autres cas, ou quand ce mode d’expression n’a pas Ă©tĂ© perçu par l’entourage, c’est le bruit qui alerte sur la situation: un bruit qui n’est pas le son de la voix qui vĂ©hicule une parole. “ Au mieux â€, il est cris et insultes, en deça de mots porteurs d’un sens pour eux-mĂȘmes. Les mesures rĂ©centes concernant le milieu scolaire visent Ă  faire taire ce brouillage incomprĂ©hensible plutĂŽt qu’à tenter de le comprendre. Au pire, ce bruit est celui des troubles du comportement: les cris accompagnent ou non les bagarres, portes qui claquent, chaises renversĂ©es, objets personnels ou matĂ©riel urbain dĂ©truits, vols ou agressions de personnes...

 

Intervenir sur le mode rĂ©pressif, c’est exiger que ce bruit s’arrĂȘte ici et maintenant (ou qu’il se poursuive ailleurs...?). SymptĂŽme social et symptĂŽme d’une souffrance psychique, rarement l’un sans l’autre, il est assourdissant et nous empĂȘche de nous entendre. Signifier la nĂ©cessitĂ© de son arrĂȘt est fondamental
, mais pas suffisant. Du malaise social Ă  l’entrĂ©e dans une pathologie psychiatrique grave, de l’acte isolĂ© Ă  l’installation d’un fonctionnement inadaptĂ© pour un trĂšs long terme, les mĂȘmes faits peuvent avoir des causes particuliĂšrement variĂ©es, et demander autant de rĂ©ponses diffĂ©rentes.

 

C’est un choix de sociĂ©tĂ© que d’ordonner de se taire -mais pour combien de temps?- ou de proposer de s’exprimer d’une maniĂšre “entendable”, donc “tolĂ©rable”. Le concept de “tolĂ©rance zĂ©ro” est littĂ©ralement un non-sens: il est refus de donner du sens, et dĂ©ni de la rĂ©alitĂ© psychique du sujet. Il est fonctionnement en miroir, Ă  l’identique, des jeunes auquel il s’adresse, une mise en acte de ce qui ne peut, ou ne veut, ĂȘtre pensĂ©. Notre position d’adultes supposĂ©ment capables d’un fonctionnement relativement adaptĂ© se doit d’ĂȘtre autrement distanciĂ©e.

 

Le dialogue de sourds des domaines d’intervention

 

Trois domaines d’intervention sont susceptibles d’ĂȘtre interpellĂ©s pour rĂ©pondre aux comportements dĂ©viants des mineurs: la rĂ©pression, l’aide Ă©ducative et le champ de la santĂ© mentale. SchĂ©matiquement, on peut rĂ©sumer les tĂąches ainsi: la justice pĂ©nale vise Ă  supprimer ces comportements; l’éducation vise Ă  les modifier pour une meilleure adaptation sociale; le soin psychique vise Ă  les nommer et leur donner du sens.

Selon les situations, l’un ou l’autre est sollicitĂ© en premier. L’intervention primaire de la justice au plan pĂ©nal marque dans la quasi-totalitĂ© des cas une dĂ©faillance majeure du fonctionnement social. Elle est relativement rare.

La particularitĂ© de la justice des mineurs est d’intervenir dans deux domaines de compĂ©tence: l’assistance Ă©ducative et le pĂ©nal; l’enfance “en danger” et l’enfance “dangereuse”... avec la complexitĂ© de ce postulat de base: ces deux dimensions ne peuvent ĂȘtre clivĂ©es. Et la rĂ©alitĂ© d’un fonctionnement: les structures de prise en charge sont clivĂ©es.

L’articulation des niveaux d’intervention apparaĂźt Ă©videmment nĂ©cessaire. Si tout le monde (ou presque...) s’accorde sur cette position de principe, sa mise en Ɠuvre concrĂšte reste nĂ©anmoins complexe. Elle est le plus souvent dĂ©pendante de l’implication des partenaires au plan local, fonction des moyens matĂ©riels et humains des diffĂ©rents services, d’une dĂ©marche volontariste des acteurs de la reconnaissance et du respect des places et fonctions de chacun.

La loi doit bien Ă©videmment s’appliquer partout, Ă  l’extĂ©rieur comme Ă  l’intĂ©rieur des structures d’éducation et de soin. Cela doit ĂȘtre reconnu par les professionnels comme par les jeunes pris en charge, c’est un outil de travail fondamental pour les acteurs de ces structures. Il y est exceptionnellement nĂ©cessaire de faire appel dans le rĂ©el Ă  la justice au plan pĂ©nal. Dans ce cas, c’est une façon de donner du sens, de se dĂ©gager de cette fonction pour ĂȘtre libre d’une autre parole, en tant que soignant ou Ă©ducateur, de ne pas se positionner dans une toute-puissance dans la relation ; sa fonction est limitĂ©e et n’est pas au-dessus de la loi, son rĂŽle est autre. Affirmer cela est un acte Ă©ducatif ou thĂ©rapeutique, Ă  condition que le professionnel soit lui-mĂȘme porteur de ce sens.

Lorsque les passages Ă  l’acte se multiplient au sein des institutions ou au cours d’une prise en charge, les exclusions d’un jeune se multiplient parfois. RenvoyĂ© d’une structure Ă  une autre, finalement sans lieu proposĂ© Ă  la suite de ces Ă©checs, certains se retrouvent Ă  leur domicile, ou dans la rue, livrĂ©s Ă  leurs dĂ©bordements jusqu’à la prochaine intervention judiciaire, pour le coup le plus souvent pĂ©nale.

 

Justice, aide sociale Ă  l’enfance et santĂ© mentale

 

Le fonctionnement de l’articulation Justice, Aide Sociale Ă  l’Enfance et soins est alors Ă  interroger. Le secteur de la santĂ© mentale ne peut souvent pas travailler seul dans la prise en charge d’un jeune en difficultĂ©, mais il est souvent un partenaire important dans l’articulation de cette prise en charge. La consultation ou l’hospitalisation sont des espaces dont la neutralitĂ© doit ĂȘtre prĂ©servĂ©e, mais oĂč la dimension des relations avec l’environnement du jeune est Ă©vidente. Le placement provisoire d’un jeune, ou son accompagnement par des partenaires dans son milieu naturel, peuvent apparaĂźtre  comme un Ă©lĂ©ment Ă  part entiĂšre du soin. Mais la mobilisation des partenaires est soumise Ă  leurs reprĂ©sentations du champ de la santĂ© mentale: un jeune soignĂ© en psychiatrie est-il un fou, Ă©ventuellement dangereux, dont dĂ©finitivement seuls les psychiatres peuvent s’occuper? La peur peut - et doit - ĂȘtre entendue; mais on ne peut s’arrĂȘter Ă  sa reconnaissance: il faut la travailler pour proposer malgrĂ© tout des solutions adaptĂ©es.

Les foyers ou Ă©tablissements sollicitĂ©s rechignent parfois Ă  recevoir un jeune adressĂ©, malgrĂ© la pertinence de l’orientation; parfois, le jeune adressĂ© par eux dans un moment de crise ne peut rĂ©intĂ©grer son Ă©tablissement, du fait de cette inquiĂ©tude qu’il a suscitĂ©e et qui a Ă©tĂ© confirmĂ©e implicitement par les soins offerts. Nombreux sont les jeunes qui bĂ©nĂ©ficieraient d’un placement dans le cadre privilĂ©giĂ© d’une famille d’accueil: ces familles, en nombre insuffisant, savent que l’accueil d’un adolescent est difficile; alors s’il sort de psychiatrie...

Que la demande d’aide soit initiĂ©e par le secteur de soin, ou que l’orientation vers le soin soit faite par le juge ou les services qu’il a mandatĂ©s pour la prise en charge, le partenariat est difficile, et demande un travail spĂ©cifique de rĂ©flexion commune sur l’orientation la plus adaptĂ©e. Cela demande du temps et des moyens: outils de rĂ©flexion, travail autour des reprĂ©sentations de chacun et construction d’un langage commun, lieux d’orientation et de prise en charge. Au plan local, chacun se dĂ©brouille de maniĂšre plus ou moins efficace; au plan national, ces outils manquent; leur dĂ©veloppement dĂ©pend d’une vĂ©ritable volontĂ© politique.

Dans le secteur sanitaire, l’état des lieux et les perspectives sont dĂ©courageants. Le nombre de psychiatres est trĂšs insuffisant, au vu de la formation des mĂ©decins de cette spĂ©cialitĂ©, les carences vont s’accentuer notablement dans les annĂ©es Ă  venir. Les Centres MĂ©dico-Psychologiques, lieux de consultation du secteur public, sont saturĂ©s avec des listes d’attente de plusieurs mois, parfois 6 Ă  8 mois, pour une demande de premiĂšre consultation. Les situations difficiles ne peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©es Ă  temps, le traitement en urgence de situations devenues extrĂȘmes est la rĂšgle. Le traitement “communautaire” de la souffrance psychique se dĂ©veloppe, oĂč l’approche individuelle est rĂ©duite, faute de moyens, et oĂč l’on renvoie au groupe, au social, la gestion de ces questions, avec la caution d’une prĂ©sence minimisĂ©e des professionnels de la santĂ© mentale: dimension certes intĂ©ressante, mais non suffisante. Le secteur privĂ© est tout aussi dĂ©bordĂ©.

 

En termes d’hospitalisation, l’orientation des jeunes hospitalisĂ©s est d’une telle complexitĂ© que les adolescents restent souvent bien plus longtemps que nĂ©cessaire, embolisant le fonctionnement du systĂšme, occupant plus que nĂ©cessaire les places qui, durant ce temps, ne peuvent accueillir d’autres jeunes qui pourraient en bĂ©nĂ©ficier. Dans les structures mĂ©dico-sociales type IME (Institut MĂ©dico-Educatif), les places sont Ă©galement en nombre trĂšs insuffisant: des jeunes en trĂšs grande difficultĂ©, avec une pathologie prĂ©sente souvent depuis la petite enfance, psychose infantile ou handicap lourd, relevant de ces Ă©tablissements, ne peuvent y ĂȘtre accueillis. Sans soins ni Ă©ducation adaptĂ©s, parfois maintenus au domicile, ils se retrouvent en situation de crise; accueillis alors Ă  l’hĂŽpital, ils y restent parfois plusieurs mois, voire plusieurs annĂ©es avant qu’une orientation ne leur soit proposĂ©e. Cette prise en charge ne leur est pas adaptĂ©e, elle ne relĂšve pas des missions des services hospitaliers sollicitĂ©s. Ces missions d’accueil temporaire et d’évaluation limitĂ©e dans le temps ne peuvent pas, du coup, ĂȘtre remplies: les jeunes qui en bĂ©nĂ©ficieraient sont Ă  leur tour pris en charge de maniĂšre inadĂ©quate ou livrĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, rĂ©pĂ©tant des troubles du comportements auxquels aucune rĂ©ponse satisfaisante n’est donnĂ©e: pas entendus, ils continuent Ă  “faire du bruit”...

 

Il ne s’agit pas de faire ici un plaidoyer pour la psychiatrisation de toute difficultĂ©, bien au contraire. L’analyse des moyens et du temps de l’intervention du champ de la santĂ© mentale permettrait d’utiliser ces compĂ©tences de maniĂšre adaptĂ©e et efficace dans le cadre plus gĂ©nĂ©ral du traitement individuel et social des troubles du comportement des adolescents. La rĂ©duction d’un espace oĂč peut se travailler le sens donnĂ© aux comportements dĂ©viants implique mĂ©caniquement l’augmentation d’un autre champ de traitement de ces questions; en l’occurrence, c’est aujourd’hui dans le champ de la rĂ©pression et du traitement pĂ©nal que les choix politiques portent les moyens financiers et humains.

 

 

Marie Bastianelli, psychologue clinicienne

 

Pour en savoir plus

 

Winnicott D.W., DĂ©privation et dĂ©linquance, Payot,  1994.  

Kammerer P., Adolescents dans la violence,  Gallimard, Collection "sur le champ", 2000.

 

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EnquĂȘte dans les quartiers pour mineurs

des prisons françaises

 

 

Les Ă©tudes permettant de se faire une idĂ©e de l’état actuel des quartiers pour mineurs des prisons françaises ne sont vraiment pas nombreuses, et elles traitent presque toujours d’un aspect particulier de la vie carcĂ©rale, spĂ©cialisation oblige. A l’heure oĂč l’on construit de nouvelles prisons pour y envoyer davantage de mineurs dĂ©linquants, c’est la premiĂšre raison de s’intĂ©resser au livre d’Édouard Zambeaux. Le seconde raison est que ce journaliste indĂ©pendant a rĂ©ellement tentĂ© de savoir ce qu’est cette rĂ©alitĂ©. Avec l’autorisation du ministĂšre de la Justice, il a sĂ©journĂ© dans 8 prisons françaises (Reims, Lyon, Strasbourg, Lille, Fleury-MĂ©rogis, Bois-d’Arcy, Villepinte et Aix-en-Provence, entre octobre 2000 et juillet 2001. A notre demande, E. Zambeaux nous a prĂ©cisĂ© qu’il avait sĂ©journĂ© prĂ©cisĂ©ment une semaine dans 6 des 8 prisons, 2 et 4 jours dans les deux autres (oĂč il y avait moins de dix dĂ©tenus mineurs). A chaque fois, il Ă©tait prĂ©sent durant la journĂ©e complĂšte, de 7 heures Ă  19 heures, soit les horaires des Ă©quipes de jours pour les surveillants. Sa demande de pouvoir rester la nuit a Ă©tĂ© refusĂ©e par l’administration. Il s’est cependant efforcĂ© de rester dans les lieux le plus tard possible Ă  la fin de la journĂ©e, afin d’assister au remplacement entre l’équipe de jour et celle de nuit. Au total, il a rĂ©alisĂ© de trĂšs nombreuses observations et a recueilli prĂšs de 200 entretiens plus ou moins formels avec ceux qui en acceptaient le principe parmi les dĂ©tenus (gĂ©nĂ©ralement dans leurs cellules), les surveillants, les Ă©ducateurs, les mĂ©decins, les enseignants et les chefs d’établissements. Il livre ainsi, selon ses propres termes, “ une photographie Ă  une moment donnĂ© â€, certainement incomplĂšte, certainement Ă©maillĂ©e de jugements moraux, certainement orientĂ©e ici ou lĂ  par les rencontres, les personnalitĂ©s individuelles, la sienne aussi. Mais ce travail a Ă©tĂ© menĂ© avec une vraie conscience professionnelle, une belle volontĂ© de savoir et un certain courage. Cette photographie n’est donc certainement pas exempte de zones d’ombres, les rares spĂ©cialistes en discuteront, mais elle Ă©claire aussi beaucoup de choses dont on donnera ici quelques aperçus, en conseillant Ă  chacun de lire ce petit livre Ă  bien des Ă©gards Ă©difiant.

 

Un monde oĂč rĂšgne l’arbitraire ?

 

Que font au jour le jour les mineurs (ils sont prĂšs de 900 actuellement) dans une prison ? Pour y rĂ©pondre, il est essentiel de tenter d’observer ce qu’est la vie quotidienne rĂ©elle, loin des textes de lois qui encadrent tant bien que mal la vie carcĂ©rale et des discours officiels de l’administration. D’emblĂ©e, c’est en effet l’arbitraire qui s’impose et le sentiment vite partagĂ© par la plupart des adolescents dĂ©tenus que la prison est une “ zone de non droit â€, pour reprendre une expression Ă  la mode dans un autre contexte. L’arbitraire, c’est d’abord celui des codĂ©tenus qui imposent la loi du plus fort et qui rackettent tout nouveau venu, sur ses chaussures (malheur Ă  celui qui a des baskets trop neuves), puis sur ses cigarettes et les divers produits de sa “ cantine â€. La vie en prison ressemble Ă  bien des Ă©gards Ă  la vie dans certains quartiers pauvres. De petits groupes s’y reforment, des leaders s’y imposent par la violence, et celui qui n’est pas du coin et qui ne connaĂźt personne est vite forcĂ© de rentrer dans le rang, non sans avoir tentĂ© de se dĂ©fendre et avoir Ă©tĂ© battu parfois trĂšs violemment. La chose peut Ă©tonner car, aprĂšs tout, les mineurs ne sont pas si nombreux dans chaque prison, gĂ©nĂ©ralement quelques dizaines au maximum, et la prison est un espace clos, trĂšs structurĂ©, qui ne semble pas si difficile Ă  surveiller. L’étonnement disparaĂźt lorsque l’on comprend que les moments quotidiens de vie collective – les promenades â€“ et certains espaces comme les toilettes et parfois les douches Ă©chappent Ă  la surveillance des gardiens, souvent parce que ces derniers le veulent bien. Le diagnostic de l’observateur est clair : “ Le rĂšgle est que les dĂ©tenus sont en promenade livrĂ©s Ă  eux-mĂȘmes sous l’Ɠil plus ou moins distrait d’un surveillant qui, le cas Ă©chĂ©ant, donne l’alerte ou de quelques camĂ©ras, lorsqu’elles fonctionnent â€ (p. 120). C’est lĂ  que les comptes se rĂšglent. Beaucoup d’adolescents tentent d’y Ă©chapper en restant enfermer dans leur cellule, au prix d’un isolement renforcĂ© qui se paye autrement, psychologiquement.

 

L’arbitraire, c’est ensuite celle des rapports entre surveillants et dĂ©tenus. Édouard Zambeaux ne tombe pas dans le simplisme qui consisterait Ă  opposer les pauvres dĂ©tenus aux mĂ©chants matons. Il dit simplement ce qu’il a vu et entendu. Au fond, Ă  le lire, on a l’impression que, dans leurs rapports aux dĂ©tenus, les surveillants peuvent ĂȘtre classĂ©s en trois groupes : 1/ une minoritĂ© de personnes dĂ©vouĂ©es et trĂšs soucieuses de la dĂ©ontologie de leur mĂ©tier, qui imposent le respect des personnes humaines, qui sont Ă  l’écoute des souffrances des jeunes sans rien cĂ©der au rĂšglement et sont volontaires pour les rares expĂ©riences Ă©ducative menĂ©es depuis quelques annĂ©es ; 2/ Ă  l’opposĂ©, une minoritĂ© de surveillants qui ont des reprĂ©sentations ultra-nĂ©gatives de ces jeunes, qui ne cachent pas leur racisme, qui jouent pleinement de leur pouvoir de privation et d’humiliation (oublier de relever les bons de cantine, retarder l’arrivĂ©e du courrier, divulguer publiquement des contenus de ces courriers, multiplier les fouilles inutiles, etc.), qui renforcent ainsi dramatiquement l’impression des dĂ©tenus selon laquelle la prison est un monde arbitraire et hypocrite, oĂč les rĂšgles de droit au nom desquels ils ont Ă©tĂ© condamnĂ©es ne sont absolument pas respectĂ©es ; 3/ enfin, entre ces deux minoritĂ©s, un groupe plus nombreux et moins dĂ©terminĂ©, dont le but essentiel semble surtout d’éviter les situations conflictuelles et stressantes, et qui est sans doute influencĂ© par l’influence locale prĂ©dominante des deux autres groupes plus “ agissants â€. Par ailleurs, un des problĂšmes soulevĂ©s est aussi l’opposition entre les Ă©quipes de jour, spĂ©cialisĂ©es dans le travail avec les mineurs et qui esquissent parfois un travail Ă©ducatif que les Ă©quipes de nuit, non spĂ©cialisĂ©es, peuvent dĂ©molir en quelques heures en rĂ©agissant mal Ă  la tension et l’angoisse qui montent chez les adolescents au dĂ©but de la nuit et peuvent les rendre trĂšs agitĂ©s (opposition qui n’est pas sans rappeler celle existant aussi souvent chez les policiers entre le travail de jour des Ăźlotiers et le travail de nuit des unitĂ©s d’intervention comme les Brigades Anti-CriminalitĂ©).

 

École et travail, ou tĂ©lĂ©vision et Playstation dans les brumes du cannabis ?

 

Un second constat massif ressort de cette enquĂȘte. C’est la rĂ©ponse Ă  la question : que font les mineurs en prison, au quotidien ? Pour qui n’avait vraiment pas idĂ©e de ce que peut ĂȘtre la vie carcĂ©rale, c’est sans doute ici que le livre d’Édouard Zambeaux paraĂźtra le plus Ă©difiant. La rĂ©alitĂ© tient en effet en peu de mots : la plupart des adolescents dĂ©tenus s’abrutissent Ă  longueur de journĂ©e, et parfois de nuit, devant la tĂ©lĂ©vision et les jeux vidĂ©os, le tout avec l’esprit endormi et embrumĂ© par les vapeurs du cannabis. Car on se procure facilement de la drogue dans la plupart des prisons. Le constat a frappĂ© d’emblĂ©e notre visiteur : “ Il suffit de dĂ©ambuler dans les couloirs d’un quartier pour respirer le parfum du cannabis qui s’échappe des cellules. Il suffit de voir les yeux rougis et l’élocution un peu pĂąteuse de nombreux jeunes pour en confirmer la consommation effrĂ©nĂ©e dans les quartiers de mineurs. MĂȘme si, bien sĂ»r, ce n’est pas le produit le plus dangereux qui circule â€ (p. 77). Il ajoute plus loin : “ Pratiquement dans chaque Ă©tablissement, un jeune un peu bravache me posera d’ailleurs la traditionnelle question : ‘tu veux fumer un joint ?’ â€ (p. 79). Le journaliste veut comprendre. Il observe et interroge. Et il conclut : “ Il n’est pas trĂšs compliquĂ© de faire entrer du shit en prison. Les directeurs le savent et connaissent les mĂ©thodes. Certains sous couvert d’anonymat avouent mĂȘme que le haschich est un ‘facteur de paix sociale’ dans les Ă©tablissements pĂ©nitentiaires. Les jeunes vautrĂ©s sur leur lit avec l’esprit un peu embrumĂ© et ralenti et les gestes lents sont plus ‘confortables’ Ă  surveiller. Il ne s’agit donc pas pour les responsables d’initier un combat d’arriĂšre-garde qui risquerait de ‘mettre le feu’ dans leurs Ă©tablissements â€ (p. 82). Mais il y a plus grave. Les adolescents dĂ©tenus luttent aussi contre l’ennui et la dĂ©pression en recourrant frĂ©quemment Ă  des mĂ©dicaments, au point que ces derniers sont Ă©galement l’objet de nombreux trafics et Ă©changes de services. Et lĂ  encore, il semble que cela arrange parfois tout le monde. Selon l’enquĂȘteur, “ Chez certains jeunes, la pharmacie est assez impressionnante. A Bois-D’Arcy, un jeune majeur qui a passĂ© deux ans et demi chez les mineurs Ă©grĂšne la liste des mĂ©dicaments qu’il a consommĂ© depuis son arrivĂ©e : ‘Lexomil, Imovane, Effexor, TranxĂšne 10 puis 50 puis 100 milligrammes par jour’. Il suffit de voir le chariot mĂ©dical qui tous les soirs arpente les couloirs du quartier des mineurs de Fleury-MĂ©rogis pour s’en convaincre. A cette heure lĂ , on a davantage l’impression de dĂ©ambuler dans les coursives d’un Ă©tablissement hospitalier que dans celles d’un centre pĂ©nitentiaire â€ (p. 85). La conclusion du chapitre est inquiĂ©tante : “ MĂȘme si le phĂ©nomĂšne est plus prĂ©occupant chez les majeurs que dans les quartiers de jeunes, la toxicomanie et les polytoxicomanies semblent progresser en milieu carcĂ©ral. Le directeur de la maison d’arrĂȘt de Lille est l’un des rares Ă  tirer le signal d’alarme sur ce sujet. Dans son Ă©tablissement, 52 % des dĂ©tenus incarcĂ©rĂ©s sont toxicomanes. Constat d’entrĂ©e Ă©difiant. Sans illusion sur les ravages de la promiscuitĂ© carcĂ©rale, ce chef d’établissement est persuadĂ© qu’il y a plus de toxicomanes qui sortent de prison que de droguĂ©s qui n’y entrent
 â€ (p. 87).

 

Dans cet Ă©tat, que peut-on bien faire de ses journĂ©es en prison ? A lire cette enquĂȘte, on comprend rapidement que la principale activitĂ© est de regarder la tĂ©lĂ©vision et de jouer Ă  des jeux vidĂ©os sur les fameuses Playstation (p. 56sqq). En soi, il est bien normal que les dĂ©tenus puissent regarder la tĂ©lĂ©vision et que, parmi les activitĂ©s offertes aux adolescents, il existe des jeux vidĂ©os dans des salles prĂ©vues Ă  cet effet. Cela fait partie de l’environnement quotidien et du rythme de vie de tous les adolescents. Le problĂšme commence lorsque l’on y passe non pas quelques heures dans des crĂ©neaux bien dĂ©terminĂ©s, mais le plus clair de son temps. Sur ce point, les Ă©tablissements ont chacun leur politique officielle : qui l’autorise en permanence et l’interdit passĂ©es 23 heures, qui l’offre gratuitement et qui la rend payante. Mais dans la rĂ©alitĂ©, la tĂ©lĂ© est omniprĂ©sente et les dĂ©tenus savent contourner les interdictions pour la nuit (p. 73-74). Et, lĂ  encore, on comprend que, dans certains cas, cela arrange peut-ĂȘtre tout le monde, Ă  commencer par les surveillants. C’est un facteur de “ paix sociale â€, parfois un effet de ce “ climat de dĂ©mission et de paresse â€ qu’a cru dĂ©celer l’observateur. Mais dans ces conditions, quid de l’ambition de “ rĂ©insertion â€ prĂ©vue par la loi ? Quelle place reste t-il pour le travail et l’école en prison ? Peau de chagrin en vĂ©ritĂ©. D’autant que les deux activitĂ©s sont parfois concurrentes. Les jeunes qui n’ont pas de ressources (qui ne reçoivent pas de mandats de l’extĂ©rieur) prĂ©fĂšrent parfois travailler, mĂȘme si c’est pour gagner Ă  peine plus de 10 francs de l'heure (p. 110, 154). Oui, le moins que l’on puisse dire est que l’école n’est pas valorisĂ©e en prison. Sauf exceptions notables (Ă  Strasbourg, les Ă©lĂšves qui “ sĂšchent â€ les rares cours sont privĂ©s de promenade ou de sport), le personnel de l’administration pĂ©nitentiaire ne semble pas y attacher une grande importance, ni l’éducation nationale qui accorde trĂšs peu de moyens aux enseignants dĂ©vouĂ©s Ă  cette tĂąche particuliĂšrement difficile. Des conventions existent entre les deux institutions, mais dans la pratique ? Un exemple. Au total, “ si les conditions optimales sont rĂ©unies (ce qui est trĂšs rares), les jeunes mineurs de la maison d’arrĂȘt de Lyon bĂ©nĂ©ficient de 9 heures de cours par semaine, en comptant le dessin et le sport â€ (p. 107). Reste 5 heures de cours pour les contenus, par semaine rappelons-le. L’enjeu est pourtant Ă©norme. La trĂšs grande majoritĂ© des jeunes dĂ©tenus sont en Ă©chec scolaire, pour ne pas dire plus. L’administration pĂ©nitentiaire le sait, il existe plusieurs rapports sur l’illettrisme en prison. Le proviseur de l’école qui organise des cours en prison Ă  Lyon est pragmatique : son objectif serait que les jeunes qui sortent de prison ne soient plus illettrĂ©s. Il s’agit de permettre simplement une “ reprise de contact avec l’école â€. Il s’agit aussi d’agir pour restaurer un peu d’estime de soi chez ces jeunes qui cachent souvent leur profond dĂ©sarroi derriĂšre un discours viril et une revendication d’auto-suffisance. Rappelons ici la trĂšs forte augmentation tendancielle du taux de suicide en prison depuis 30 ans. L’enjeu est donc fondamental. Il devrait mobiliser toutes les Ă©nergies.

 Et tout est un peu comme cela. Le sport, nouvel exemple, peut ĂȘtre un outil pĂ©dagogique et un lieu d’apprentissage de la vie en commun. Un cas le montre bien dans cette enquĂȘte (p. 137). Mais la plupart du temps, les jeunes font surtout de la musculation dans la salle prĂ©vue Ă  cet effet


Alors dans ces conditions, on n’ose pas Ă©voquer la question du travail psychologique qui devrait aussi se faire en prison, auprĂšs de ces jeunes souvent Ă  la dĂ©rive et en grande souffrance. Quid du travail sur soi avec un psychologue ? Quid du travail sur les relations avec les familles ? Quid de l’idĂ©e de faire en sorte que les dĂ©tenus ne ressortent pas dans un Ă©tat moral et psychologique pire que lorsqu’ils sont entrĂ©s en prison ? Le besoin est Ă©norme, les entretiens avec les Ă©ducateurs de la PJJ le montrent bien (p. 129ssq, on sait toutefois aussi que les Ă©ducateurs PJJ rechignent parfois Ă  travailler en prison). La question n’est pas posĂ©e comme une prioritĂ©, c’est un euphĂ©misme.

Non, dĂ©cidĂ©ment, la prison pour mineurs est bien loin de la doctrine officielle qui parle de “ rĂ©insertion â€. La rĂ©alitĂ© est qu’une directrice de quartier pour mineurs doit dĂ©jĂ  se battre pour que les jeunes dĂ©tenus soient simplement obligĂ©s de se lever le matin, se laver, s’habiller, ĂȘtre Ă©veillĂ©s le jour et dormir la nuit (p. 52). Alors le reste


 

Une “ atmosphĂšre de dĂ©mission collective â€

 

Faut-il mettre sur le dos des dĂ©linquants cette situation et dire tout bonnement qu’“ ils sont trop durs â€ pour que l’on puisse changer quoi que ce soit Ă  cet Ă©tat de fait ? C’est ce que l’on entend souvent. A lire Édouard Zambeaux, on comprend que les choses ne sont pas aussi simples. Parlons d’abord des surveillants. Pourquoi sont-ils si difficiles Ă  motiver ? Pourquoi des comportements si archaĂŻques subsistent-ils si frĂ©quemment ? Comment interprĂ©ter aussi ces problĂšmes rĂ©currents d’alcoolisme que l’on retrouve dans les observations du journaliste ? Pourquoi cette difficultĂ© Ă  construire de bonnes relations avec les jeunes dans la durĂ©e ? Certes, les jeunes sont parfois trĂšs difficiles. Il y a mĂȘme des cas oĂč les prisons se repassent rĂ©guliĂšrement tel ou tel dĂ©tenu violent sur lequel rien ne semble avoir de prise. Mais en dehors de ces cas particuliers, pourquoi ces blocages ? Pourquoi l’évolution rĂ©elle du recrutement et de la formation des surveillants (prĂšs de 90 % des jeunes surveillants recrutĂ©s ont aujourd’hui un niveau Bac ou plus, contre moins de 20 % il y a dix ans ?) a si peu d’effets visibles sur la vie quotidienne en prison ? Pourquoi les surveillants les plus motivĂ©s sont-ils parfois mĂȘme la risĂ©e de certains de leurs collĂšgues et ne sont pas soutenus autant qu’ils pourraient l’ĂȘtre par leurs syndicats ? Encore une fois, il ne s’agit pas d’accuser les surveillants, mais d’analyser leurs pratiques et leurs reprĂ©sentations. Le journaliste a vu une des clefs du problĂšme lorsqu’il Ă©crit que l’on a affaire Ă  “ une profession embrassĂ©e par dĂ©faut â€ et qui est trĂšs peu valorisĂ©e. Parlons clair : souvent, on devient surveillant parce qu’on a ratĂ© les autres concours de la fonction publique. Et ce mĂ©tier n’offre guĂšre de perspective d’évolution de carriĂšre. Par ailleurs, tout est stigmatisĂ© dans cette activitĂ© : le lieu (la prison), le public (les dĂ©linquants) et donc fatalement aussi ceux qui y travaillent. Tout ceci concourt Ă  cette “ ambiance gĂ©nĂ©rale de dĂ©mission qui flotte dans les prisons â€ (p. 99). Trop souvent, l’observation invite Ă  conclure que les surveillants “ sont lĂ  pour ouvrir et fermer des portes et assurer un semblant de calme dans les cocottes-minute que sont les quartiers pour mineurs â€ (p. 97).

Se pose aussi la question de leur encadrement. LĂ  encore, l’enquĂȘte du journaliste est tout de mĂȘme assez inquiĂ©tante. Le constat central est en effet celui de la distance qui sĂ©pare les directeurs de prison de la vie quotidienne dans les Ă©tablissements publics dont ils ont la charge. Certes, il y a les cas exemplaires. Selon l’enquĂȘteur, “ le directeur de la maison d’arrĂȘt de Lille, un Ă©tablissement pourtant rĂ©putĂ© difficile, semble accorder de l’importance Ă  la visibilitĂ© et Ă  la comprĂ©hension de la hiĂ©rarchie. Les enfants savent dans cette prison que les surveillants ne sont pas seuls maĂźtres Ă  bord, qu’il existe des recours. Les surveillants se sentent contrĂŽlĂ©s et peuvent en rĂ©fĂ©rer Ă  un supĂ©rieur. Le chef de service n’hĂ©site d’ailleurs pas Ă  raconter cette scĂšne surrĂ©aliste oĂč il a exigĂ© d’un agent qu’il prĂ©sente des excuses Ă  un dĂ©tenu avant de le changer d’affectation. Les jeunes, eux, ont ajoutĂ© cet Ă©pisode Ă  la mĂ©moire collective du quartier. Ils se plaignent de leur dĂ©tention, ils voudraient ĂȘtre dehors, mais les accusation d’arbitraires sont rares. Et pas un n’a parlĂ© de comportement raciste Ă  son Ă©gard, ce qui est l’accusation rĂ©currente ailleurs â€ (p. 40). Mais Ă  cĂŽtĂ© de ces cas exemplaires, il y a aussi des Ă©tablissements dans lesquels les directeurs ferment les yeux tant qu’il n’y a pas de gros problĂšme. Le journaliste cite trois prisons dans lesquels les surveillants sont incapables de dater la derniĂšre visite du directeur. Dans un cas, “ le directeur admet lui-mĂȘme qu’il n’a pas mis les pieds chez les mineurs depuis quatre mois â€ car il a toute confiance en son responsable de quartier. Ainsi, “ les quartiers de mineurs vivent donc souvent en marge, sous la responsabilitĂ© d’un surveillant-chef ou d’un premier surveillant qui est parfois exemplaire, parfois moins â€ (p. 39). A en croire cette enquĂȘte, beaucoup de directeurs de prison seraient surtout des gestionnaires, prĂ©occupĂ©s par les flux d’entrĂ©es et de sortie, craignant l’évasion et le suicide, mais ne se prĂ©occupant guĂšre de la vie des dĂ©tenus et des divers personnels qui dĂ©terminent au quotidien ce qu’est la vie de la prison (constat qui n’est pas sans Ă©voquer Ă  certains Ă©gards la situation de certains Ă©tablissements scolaires dont les chefs d’établissements sont parfois devenus Ă©galement de pures et simples gestionnaires). Difficile toutefois ici de faire une gĂ©nĂ©ralitĂ©, les personnalitĂ©s ont peut-ĂȘtre un grand poids dans l’affaire, ce qui serait encore une inĂ©galitĂ© devant la loi.

On s’en doute, le livre d’Édouard Zambeaux n’a pas plu Ă  tout le monde. L’administration pĂ©nitentiaire le lui a fait savoir. Il est pourtant essentiel de savoir ce qui se passe dans les prisons pour mineurs. Ce journaliste y aura contribuĂ© Ă  sa façon, il faut lui en savoir grĂ©. Car comme l’écrit le sociologue Philippe Combessie (2001, p. 107) : “ En dĂ©mocratie, la justice se doit d’ĂȘtre visible. Or cette exigence de visibilitĂ© laisse de cĂŽtĂ© les prisons, par un double processus qui se renforce : occultation de ces espaces opĂ©rĂ©e par les citoyens eux-mĂȘmes (y compris les Ă©lus), dĂ©veloppement de pratiques autarciques par les administrateurs des prisons. Une politique volontariste Ă  plusieurs niveaux pourrait-elle permettre de changer ces tendances lourdes ? Ce serait d’un intĂ©rĂȘt majeur pour l’institution pĂ©nitentiaire, Ă  commencer par ses acteurs les plus directs : les dĂ©tenus, qui verraient limiter les abus que l’ensemble du systĂšme leur fait subir, et les fonctionnaires pĂ©nitentiaires, dont la conscience professionnelle ne pourrait qu’ĂȘtre renforcĂ©e lorsqu’ils verraient mieux reconnue leur activitĂ© assurĂ©ment ingrate et difficile â€. Et il y a urgence. Au 31 dĂ©cembre 1997, il y avait un “ stock â€ de 767 dĂ©tenus mineurs. Au 1er juillet 2002, il y en avait 901
 900 jeunes qui feront quoi en sortant de prison ? Puisqu’en 2002, il faut une fois encore reconduire le constat multi-sĂ©culaire selon lequel on ressort de prison en plus mauvais Ă©tat qu’on y est entrĂ©, faut-il s’étonner du fait que la grande majoritĂ© de ces jeunes retourneront tĂŽt ou tard en prison ? DĂšs lors, ne doit-on pas poser pragmatiquement (et non plus simplement idĂ©ologiquement), le question du bien-fondĂ© de la prison ? D’aucun rĂ©pondront peut-ĂȘtre qu’il faut nĂ©cessairement “ neutraliser â€ (le mot revient Ă  la mode) de dangereux criminels, auteurs d’agressions sauvages, criminels ou violeurs. Ils mentiront. Environ les deux tiers des mineurs dĂ©tenus ont Ă©tĂ© condamnĂ©s pour des atteintes aux biens ou Ă  l’“ ordre public â€ (affaires de drogues, altercations avec des policiers). Est-il vĂ©ritablement profitable Ă  la sociĂ©tĂ© de les envoyer dans des prisons d’oĂč ils ressortiront plus dĂ©sespĂ©rĂ©s, plus isolĂ©s et donc plus violents qu’ils y sont entrĂ©s ?

 

Laurent Mucchielli, sociologue

 

 

Pour en savoir plus

Zambeaux E., En prison avec des ados. EnquĂȘte au cƓur de l’“ Ă©cole du vice â€, Paris, DenoĂ«l, 2001.

Chantraine G., 2000, La sociologie carcĂ©rale : approches et dĂ©bats thĂ©oriques en France DĂ©viance et sociĂ©tĂ©, 3, p. 297-318.

Combessie P., 2001, Sociologie de la prison, Paris, La DĂ©couverte. 

Les cahiers de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure, numĂ©ro thĂ©matique : “ Prisons en sociĂ©tĂ© â€, 1998, n°31.

Informations sociales, numĂ©ro thĂ©matique : “ Enfermements â€, 2000, n°82.

Observatoire International des prisons : http://www.oip.org

Panoramiques, numĂ©ro thĂ©matique : “ Prisons : quelles alternatives ? â€, 2000, n°45.


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L’école : du rapport d’incident au dĂ©lit

 

 

Longtemps les autoritĂ©s scolaires ont niĂ© les phĂ©nomĂšnes de dĂ©linquance Ă  l’école. Les chahuts traditionnels, ainsi nommĂ©s par TestaniĂšre en 1967[1] avaient dans une Ă©cole formant les Ă©lites de la sociĂ©tĂ© aux Ă©tudes longues plus une fonction de maintien que de dĂ©stabilisation de l’ordre Ă©tabli. Les enseignants qui les subissaient ne bĂ©nĂ©ficiaient la plupart du temps d’aucun soutien de la part de leurs collĂšgues, Ă©taient taxĂ©s de “ manque d’autoritĂ© â€ et ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mĂȘmes.

Longtemps les dĂ©sordres en milieu scolaire ont Ă©tĂ© ignorĂ©s, l’Ecole prĂ©fĂ©rant en taire l’existence plutĂŽt que de la porter Ă  la connaissance publique et de devoir reconnaĂźtre ainsi ses difficultĂ©s Ă  gĂ©rer certains Ă©lĂšves.

Au cours des annĂ©es 80, le processus de massification et la suppression des filiĂšres prĂ©-professionnelles en cours de collĂšge ont fait rentrer et rester au collĂšge l’ensemble d’une classe d’ñge. Les enseignants ont dĂ» gĂ©rer des publics scolaires trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšnes alors que leurs formations initiales avaient peu Ă©voluĂ©. Le thĂšme de la violence Ă  l’école a alors pris une importance de plus en plus forte, devenant la catĂ©gorie principale avec laquelle sont pensĂ©s les conflits qui accompagnent les relations maĂźtres- Ă©lĂšves. C’est Ă  partir des annĂ©es 90 que se mettent en place les premiers systĂšmes de comptabilitĂ©, tant au niveau de l’Education nationale qu’à celui du MinistĂšre de l’IntĂ©rieur. En 1993, les plaintes dĂ©posĂ©es sont trĂšs peu nombreuses : 771 pour coups et blessures volontaires sur Ă©lĂšves et 210 sur des personnels enseignants (pour une population scolaire de 14 millions d’élĂšves). De fait, le taux de victimation dans la sociĂ©tĂ© française est de 6,5% alors qu’il est 0, 014% Ă  l’école pour les Ă©lĂšves et de 0,4 % pour les personnels. Dans les annĂ©es suivantes, les signalements augmentent “ du fait de la sensibilitĂ© des personnels de l’Education nationale et par les effets de la doctrine officielle du signalement â€[2].

En 1998, sur 240 000 incidents dĂ©clarĂ©s, seulement 2,6 % Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des “ faits graves â€ sur l’ensemble des incidents dĂ©clarĂ©s. Ces “ faits graves â€ ayant fait l’objet d’un signalement au procureur sont des violences verbales (70,8 %) des coups et blessures (22,4 %) du racket (3,3 %).... Les auteurs sont Ă  86 % des Ă©lĂšves, Ă  1,3 % des personnels. Les victimes sont Ă  78 % des Ă©lĂšves, Ă  20 % des personnels. A noter que les incidents de gravitĂ©s trĂšs diverses sont signalĂ©s par les chefs d’établissement, ce qui introduit des biais dans leur comptabilisation : le premier est la diffĂ©rence d’apprĂ©ciation de la gravitĂ© estimĂ©e des incidents selon les rĂ©gions ou la situation de l’établissement, le second est une tendance Ă  “ gonfler â€ le nombre d’incidents ou au contraire Ă  le diminuer en fonction des consĂ©quences estimĂ©es sur la rĂ©putation de l’établissement, le troisiĂšme est une trĂšs faible signalisation des incidents dont sont responsables des adultes des Ă©tablissements. Le problĂšme est proche des biais introduits par la comptabilisation des faits de dĂ©linquance par les services de police et de gendarmerie : ils reflĂštent l’activitĂ© de ces services plutĂŽt que l’évolution de la dĂ©linquance elle-mĂȘme. A l’école, il existe sans doute une plus grande tolĂ©rance Ă  l’égard des violences mineures, verbales ou physiques commises par les adultes plutĂŽt qu’à l’égard de celles commises par les Ă©lĂšves [3].

Le dernier logiciel mis en place, Signa, ne comptabilise plus que les “ actes pĂ©nalement rĂ©prĂ©hensibles, les signalements Ă  la justice, Ă  la police ou aux services sociaux ainsi que les incidents qui peuvent perturber fortement l’établissement”, alors que les prĂ©cĂ©dents modes de comptabilisation signalaient l’ensemble des incidents, quel que soit leur degrĂ© estimĂ© de gravitĂ©. Ceci explique sans doute que de 240 000 incidents signalĂ©s en 1998, on soit passĂ© Ă  85 000 pour l’annĂ©e scolaire 2001-2002.  L’apprĂ©ciation du degrĂ© de gravitĂ© des incidents qui peuvent perturber la vie de l’établissement reste subjective. Comme sont subjectifs Ă©galement les commentaires qu’en font les ministres : avec des donnĂ©es trĂšs proches, Jack Lang constatait “ une stabilisation voire une amĂ©lioration â€, alors que Luc Ferry  considĂšre que les chiffres actuels sont tout simplement “ calamiteux â€ (Le Monde du 31 octobre, p. 11).

 

En fait ces chiffres recouvrent des rĂ©alitĂ©s trĂšs diffĂ©rentes selon les rĂ©gions et les Ă©tablissements : 40 % de ceux qui sont reliĂ©s Ă  Signa n’ont rien signalĂ© et 8 % des rĂ©pondants ont signalĂ©s 10 incidents ou plus. Ces chiffres sont d’ailleurs Ă  relativiser car seuls 30 % des Ă©tablissements rentrent leurs donnĂ©es systĂ©matiquement dans ce logiciel.

 

Des tendances contradictoires

 

Depuis le milieu des annĂ©es 90, les relations de  l’école avec la police et la justice se sont renforcĂ©es : les incitations Ă  apporter une rĂ©ponse judiciaire rapide aux actes commis se sont dĂ©veloppĂ©es dans les Ă©tablissements scolaires et la police est aujourd’hui un partenaire reconnu et apprĂ©ciĂ© de l’école, plus sans doute que le secteur de l’éducation spĂ©cialisĂ©e.

Les noms donnĂ©s aux dĂ©lits eux-mĂȘmes portent Ă  rĂ©flexion : ainsi parle-t-on du racket Ă  l’école (le vol sous la menace) alors que ce terme renvoie Ă  des pratiques du banditisme (racket de cafĂ©s ou de restaurants par exemples) et qu’il s’applique Ă  l’école Ă  des vols de goĂ»ter, de blousons, Ă  l’extorsion d’argent, mĂ©langeant les Ăąges et les objets concernĂ©s, qu’il s’agisse de vols Ă©pisodiques ou du harcĂšlement d’un Ă©lĂšve obligé  de verser rĂ©guliĂšrement de l’argent Ă  des jeunes de son Ăąge. Ainsi dans le guide pratique “ approches partenariales en cas d’infractions dans un Ă©tablissement scolaire â€ (B.O. n° 11, octobre 1988, p. 23), on peut lire que l’extorsion est passible de 7 ans d’emprisonnement et de 700 000 francs d’amende, portĂ©s Ă  10 ans et 1 000 000 F lorsque la victime est particuliĂšrement vulnĂ©rable, peines dont on peut douter qu’elles correspondent Ă  des situations rencontrĂ©es dans un contexte scolaire... De mĂȘme se gĂ©nĂ©ralisent dans les Ă©tablissements scolaires des punitions appelĂ©es “ travaux d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral â€, expression directement reprise du vocabulaire des sanctions pĂ©nales.

Le procureur de la RĂ©publique de Valenciennes entre autres, Jean-Louis  Catez a inaugurĂ© un mode de travail particulier :  les rapports d’incidents scolaires remontent vers lui et font l’objet d’une convocation de l’élĂšve et de ses parents aux fins de semonce ou de sanction. Cette “ procĂ©dure â€ d’un genre nouveau se fait avec l’accord des chefs d’établissements (collĂšges et lycĂ©es). L’Education nationale dĂ©lĂšgue ainsi Ă  la Justice le soin de gĂ©rer les incidents qui Ă©maillent la vie quotidienne des Ă©tablissements. Le mĂȘme type de procĂ©dure est d’ailleurs mis en place dans les quartiers d’habitat social de la ville.

En Seine St-Denis, des pratiques de ce type existent dĂ©jĂ , illustrant une tendance observĂ©e depuis plusieurs annĂ©es : la gestion des incidents scolaires sur un mode proche de la gestion de l’ordre public. De l’avis des professionnels de la justice des mineurs, le risque est grand de qualifier de dĂ©linquants des enfants ou adolescents dont les dĂ©bordements pourraient ĂȘtre traitĂ©s de maniĂšre moins lourde... et plus pĂ©dagogique.

 

Mais par ailleurs, la circulaire du 13 juillet 2000, (Bulletin Officiel n° 8)  tente d’établir des principes de droit dans les sanctions : interdiction des punitions collectives, principe de la proportionnalitĂ© de la sanction, interdiction de baisser une note sanctionnant les connaissances en fonction de l’apprĂ©ciation du comportement de l’élĂšve... Toutes directives qui tendent Ă  rĂ©duire le sentiment d’injustice frĂ©quemment observĂ© chez les Ă©lĂšves et Ă  fournir un cadre clair Ă  l’ensemble des acteurs de la vie scolaire, suivant des principes de droit souvent ignorĂ©s de ceux-ci. Ils sont donc dotĂ©s aujourd’hui d’outils qui permettraient de rĂ©gler Ă  l’interne une grande partie des conflits dans les Ă©tablissements scolaires...

 

 Les derniĂšres mesures de prĂ©vention de la violence Ă  l’école prĂ©sentĂ©es par le gouvernement actuel reprennent des axes dĂ©jĂ  observĂ©s sous les gouvernements prĂ©cĂ©dents : dĂ©veloppement des classes-relais et des internats scolaires, ouverture des Ă©tablissements scolaires pendant les congĂ©s (Ă©cole ouverte), encouragement de parcours diversifiĂ©s, mise en place d’un contrat de vie scolaire, dĂ©veloppement des partenariats. Des mesures qui ne prĂ©sentent pas une grande originalitĂ© et s’accompagnent en termes de moyens de... la suppression de 5600 postes de surveillants, anticipant la refonte de l’ensemble des 50 000 postes de surveillants et la suppression annoncĂ©e des 20 000 aides-Ă©ducateurs, remplacĂ©s Ă  terme par des Ă©tudiants, des jeunes retraitĂ©s ou des “ mĂšres de famille â€.

 

Ces remplacements augurent-ils d’un renforcement de la judiciarisation des conduites juvĂ©niles Ă  l’école, par manque de relais et de mĂ©diations entre Ă©lĂšves et adultes des Ă©tablissements ? Il faudra dans l’avenir observer avec attention l’évolution de la situation Ă  ce propos.

 

Maryse Esterle-Hedibel, sociologue

 

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Le dĂ©lit d’“ outrage Ă  enseignant â€ :

illusion d’action politique et doxa sĂ©curitaire

 

 

C’est le 3 aoĂ»t dernier, que la majoritĂ© parlementaire (UMP et UDF) votait la loi d’orientation et de programmation pour la justice prĂ©sentĂ©e par le ministre de la justice, Dominique Perben. Plusieurs amendements Ă©taient introduits, durcissant considĂ©rablement le dispositif rĂ©pressif concernant notamment la justice des mineurs, c’est le cas du dĂ©lit “d’outrage Ă  enseignant”. Avant le vote de cette loi, il existait une disposition du code pĂ©nal (Article 433-5) qui permettait d’infliger 7500 euros d’amende, aux individus auteurs de paroles, de gestes, de menaces, d’écrits ou d’images, de l’envoi d’objets quelconques adressĂ©s Ă  une personne chargĂ©e d’une mission de service public, et de nature Ă  porter atteinte Ă  sa dignitĂ© ou au respect de sa fonction.

Avec les modifications introduites par la loi “Perben“, l’outrage commis en milieu scolaire, peut donner lieu Ă  6 mois d’emprisonnement et toujours 7500 euros d’amende. Entre les deux dispositifs, les nouveautĂ©s concernent la possibilitĂ© d’envoyer les auteurs de ce type de manquements en prison et les enseignants deviennent potentiellement, au mĂȘme titre que les magistrats et les policiers, dĂ©positaires de l’ordre public.

Les principaux syndicats d’enseignants ont rĂ©agi en dĂ©nonçant la “dĂ©magogie” d’un tel dispositif. Pour GĂ©rard Aschieri secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FSU, cet amendement est “au minimum disproportionnĂ© et on pourrait considĂ©rer qu’il ne s’agit que d’un effet d’affichage” (AFP). MĂȘme son de cloche Ă  L’UNSA Education oĂč le secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale rappelle qu’il “est facile et dĂ©magogique de prĂ©tendre redĂ©couvrir ce qui existe dĂ©jà” (LibĂ©ration du 29 aout). Au-delĂ  de l’apparente cohĂ©sion syndicale qui Ă©merge des communiquĂ©s, ces mesures ont rĂ©vĂ©lĂ© une rĂ©elle ambiguĂŻtĂ© au sein du corps enseignant, oĂč un tel amendement n’a pas donnĂ© lieu Ă  un vĂ©ritable dĂ©bat de fond (le vote en catimini de cette loi en plein mois d’aoĂ»t n’a rien arrangĂ©), une partie des professeurs rĂ©servant un accueil plutĂŽt favorable Ă  l’accentuation du mouvement de judiciarisation de l’espace scolaire.

Cette loi s’inscrit pourtant au cƓur du rapport pĂ©dagogique entre Ă©lĂšves et enseignants, elle renvoie Ă  la problĂ©matique de la gestion des conflits et au “travail” de maintien de l’ordre scolaire, que cette loi tend Ă  confier davantage au procureur. Le but de cet amendement, loin d’ĂȘtre penser afin de s’attaquer au phĂ©nomĂšne qu’elle prĂ©tend vouloir rĂ©duire, est d’accentuer le processus de criminalisation des Ă©lĂšves de quartiers “difficiles”, tout en installant l’illusion d’action politique concrĂšte.

Illusion, Luc Ferry a dĂ©cidĂ© de rĂ©duire drastiquement les postes de surveillant d’externat et les “emplois-jeunes”, dont le rĂŽle de rĂ©gulation interne et la place dans les structures scolaires sont reconnus par les enseignants. Le dĂ©lit “d’outrage Ă  enseignant” n’est dans cette perspective qu’un maillon de la chaĂźne idĂ©ologique, qui verrouille l’évolution actuelle de la justice des mineurs, oĂč la prioritĂ© va au rĂ©pressif plutĂŽt qu’à l’action Ă©ducative. La dynamique actuelle de pĂ©nalisation et de stigmatisation des habitants des milieux populaires, trouve dans cet amendement, son pendant scolaire.

Illusion, car c’est une disposition difficilement applicable. Tout d’abord, pour qu’elle ait un effet rĂ©ellement dissuasif, il faudrait dĂ©jĂ  qu’elle soit connue des principaux concernĂ©s, les Ă©lĂšves. Or, comme l’explique la principale du collĂšge des Prunais (voir entretien ci-aprĂšs), ni les parents d’élĂšves, ni leurs enfants n’ont connaissance de cet amendement et de ses consĂ©quences possibles. De plus, les problĂšmes d’autoritĂ© et d’irrespect que rencontrent les reprĂ©sentants de l’Etat, quel que soit leur statut public, ne sont pas Ă  saisir uniquement dans l’enceinte scolaire, mais Ă  l’échelle de la sociĂ©tĂ©. La volontĂ© de crĂ©er une spĂ©cificitĂ© scolaire ne repose sur aucun principe cohĂ©rent, car pourquoi les pompiers ou les chauffeurs de bus n’auraient pas le droit aux mĂȘmes Ă©gards ?

L’outrage tel qu’il est dĂ©fini par l’article 433-5 du code pĂ©nal, laisse une place importante Ă  la subjectivitĂ© des acteurs concernĂ©s. Ce dĂ©lit est avant tout le produit d’une interaction, dont la responsabilitĂ© peut ĂȘtre largement partagĂ©e entre l’adulte et l’élĂšve, ce qui rend difficile l’incontestabilitĂ© des faits. Dans cette perspective, et sans compter sur la solidaritĂ© de “classe” (dans les sens scolaire et sociologique du terme), les consĂ©quences de telles poursuites pourraient ĂȘtre plus graves que les dĂ©sordres qui en sont Ă  l’origine. Les 7500 euros d’amende qu’une condamnation pour dĂ©lit “d’outrage” prĂ©voit (c’est Ă  dire l’équivalent des revenus semestriels, aides sociales comprises, d’un grand nombre de familles en difficultĂ©s), auraient pour consĂ©quence de criminaliser la famille de l’élĂšve auteur de manquements, accentuant davantage la prĂ©caritĂ© dans laquelle ils se trouveraient et leur dĂ©sarroi.

L’illusion d’action politique n’est d’ailleurs pas dĂ©menti par les ministres Luc Ferry et Xavier Darcos. L’objectif rĂ©el n’est pas d’enrayer les phĂ©nomĂšnes de violences verbales et physiques que subissent les enseignants, les coupes budgĂ©taires et les suppressions de poste annoncĂ©es pour 2003 sont lĂ  pour le rappeler. Comme le disait trĂšs justement Xavier Darcos quelques jours aprĂšs le vote de cette loi, cet amendement a avant tout une “valeur symbolique”. Alors que les budgets des foyers sociaux Ă©ducatifs des collĂšges et lycĂ©es se rĂ©duisent (LibĂ©ration 22 novembre 2002), le ministĂšre met en avant ses atouts “symboliques” et sa doxa sĂ©curitaire. Pour Luc Ferry, il “faut faire confiance au juge” afin que la loi ne donne pas lieu Ă  des “dĂ©cisions dĂ©lirantes”. En effet, il faut espĂ©rer que les enseignants et les juges seront plus rationnels que les dĂ©putĂ©s d’autant plus que les gesticulations engendrĂ©es par cette loi, ne peuvent dissimuler les problĂšmes de fond qui demeurent et que la disparition programmĂ©e du collĂšgue unique ne fera sans doute pas disparaĂźtre du jour au lendemain.

 

Marwan Mohammed, sociologue

 

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Une mesure applicable ? Le point de vue d’une praticienne

 

Entretien avec Madame Martine Rozet, principale du collÚge des Prunais à Villiers sur Marne, établissement classé R.E.P accueillant 781 élÚves.

 

 

Claris : Que pensez-vous des nouvelles dispositions concernant le dĂ©lit “d’outrage Ă  enseignant” ?

 

Martine Rozet : C’est une mesure rĂ©pressive, qui Ă  mon avis ne rĂšgle pas rĂ©ellement le problĂšme. Dans le cas des outrages Ă  enseignant ou Ă  chef d’établissement, la menace de sanction n’est pas forcĂ©ment un frein pour l’individu qui agresse, le problĂšme ne vient pas de lĂ . C’est souvent, de mon point de vue, des situations trĂšs marginales qui sont l’aboutissement de quelque chose de beaucoup plus profond, je me situe dans le traitement de ces problĂšmes, davantage du cĂŽtĂ© de la prĂ©vention que de la rĂ©pression, donc le fait de menacer les gens de peine de prison, ne va pas rĂ©gler le problĂšme.

 

Claris : A votre avis, est-ce que cela rĂ©pond Ă  une demande des enseignants ?

 

M. Rozet : Oui ça je le pense, quelque part ça rĂ©pond Ă  une demande des enseignants, enfin c’est fait Ă  mon avis, pour les rassurer. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’au niveau des syndicats enseignants, je ne sens pas qu’il y ait vraiment eu de protestation significatives contre cette loi.

 

Claris : Il y a eu quelques prises de position publiques des principaux syndicats (exceptĂ© le SNALC) critiquant le caractĂšre dĂ©magogique de ces mesures.

 

M. Rozet : Je pense que quelque soit la position des syndicats, il doit y avoir des enseignants qui trouvent ça plutĂŽt bien, mais ça ne fait pas dĂ©bat, mĂȘme dans les syndicats de chef d’établissement ça n’a pas donner lieu Ă  de rĂ©els dĂ©bats, alors pourquoi ? Je n’en sais rien, sans doute parce que ça n’apparaĂźt pas si important que ça, si fondamentale. Cependant, ce n’est pas ça qui va changer nos pratiques. C’est comme pour la loi d’intrusion dans les Ă©tablissements scolaires, le nombre de fois oĂč j’aurais pu aller porter plainte... Je ne l’ai jamais fait, j’ai pu menacer des gens de le faire mais je ne l’ai jamais fait, parce que le problĂšme se rĂšgle autrement qu’en dĂ©posant plainte, la seule raison qui pourrait me faire dĂ©poser plainte, c’est l’agression physique.

 

Claris : Maintenant que la loi a Ă©tĂ© votĂ©e, est-ce que vous pensez que l’information a Ă©tĂ© diffusĂ©e aux parents et aux Ă©lĂšves ?

M. Rozet : Les Ă©lĂšves non ! Je ne pense pas et je ne suis mĂȘme pas sur que les parents d’élĂšves le savent, et puis ce n’est pas moi qui vais aller diffuser l’information, je n’en vois pas l’intĂ©rĂȘt.

 

Claris : Vous pensez que des enseignants porteront plainte en sachant que des peines de prison sont prĂ©vues ?

 

M. Rozet : Pour des paroles j’en doute, pour des agressions physiques oui ! C’est mon avis personnel, en tout cas moi je ne le ferais pas. Sauf si ça arrive plusieurs fois, que ce sont des menaces trĂšs fortes et que ma vie peut ĂȘtre en danger. Sinon je ne pense pas que cette loi freinerait un enseignant, car lorsqu’on fait cette dĂ©marche c’est qu’on se sent atteint dans sa propre personne. Donc je ne pense pas que cette disposition empĂȘchera un enseignant d’aller devant la justice, et il ne sera pas forcĂ©ment conscient au moment d’aller porter plainte des implications que cela peut avoir.


Claris : Du point de vue de l’application concrĂšte de cet amendement, la dĂ©finition mĂȘme de l’outrage est problĂ©matique, l’outrage est une interaction entre un enseignant et un Ă©lĂšve et l’origine de l’incident n’est pas toujours clairement de la responsabilitĂ© de l’accusĂ©...

 

M. Rozet : Oui en effet, mais aprĂšs c’est au tribunal d’établir les responsabilitĂ©s, aprĂšs tout si l’on est obligĂ© d’en arriver lĂ  c’est qu’on a pas rĂ©ussi Ă  traiter l’affaire en interne en fait cette loi est moins intĂ©ressante pour les Ă©lĂšves que pour les parents, parce que l’agression verbale ou physique des parents relĂšve d’un conflit entre adultes. Avec les Ă©lĂšves on est dans un rapport de prĂ©vention, d’éducation mais avec les parents je fais clairement une diffĂ©rence.

 

Claris : Les ministres Ferry et Darcos ont exprimĂ© la volontĂ© de rĂ©tablir l’autoritĂ© publique et celle de l’enseignant par cette loi. Pensez vous qu’elle aura un impact dans ce sens ?

 

M. Rozet : Non. je ne pense pas, ça aura peu d’impact, sur l’adulte peut ĂȘtre mais sur l’élĂšve non.



[1] Jacques Testaniùre,Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire, Revue française de sociologie n° 8, 1967, p. 17-33.

[2] Eric Debarbieux, L’école face Ă  la dĂ©linquance, in Laurent Mucchielli et Philippe Robert (dir.), Crime et sĂ©curitĂ©, l’état des savoirs, La DĂ©couverte, 2002, p. 341.

[3] Cf. Le livre de Pascal Vivet et Bernard Defrance, Violences scolaires, Syros 2000. Voir aussi Le Monde de l’Education,  n° 308, Novembre 2002, p. 61-62, l’article “ Une lettre Ă  5 000 euros â€, peine infligĂ©e Ă  une mĂšre d’élĂšve pour avoir Ă©crit Ă  un principal pour se plaindre d’un enseignant


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