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Introduction par James Crumley au roman de Kent Anderson Chiens de la nuit,

traduction de Jean Esch, Calmann-LĂ©vy, 1998.

 

 

 

Nous sommes au milieu des annĂ©es 70, l’AmĂ©rique s’efforce d’oublier son humiliante deuxième place aux Jeux de la Guerre organisĂ©s dans le sud-est asiatique ; une dĂ©faite subie parce que nous n’avions pas les objectifs prĂ©cis, la volontĂ© de fer et le courage vital des Vietnamiens. Le rĂŞve amĂ©ricain a reçu une sĂ©vère raclĂ©e, et depuis, on dirait que tout fout le camp. Les riches sont de plus en plus riches et arrogants, les pauvres de plus en plus pauvres, et personne ne se souvient de la dĂ©faite et des leçons de la guerre. CoincĂ©s entre la gueule de bois prometteuse des annĂ©es 60 et la menace imminente des annĂ©es 80, une dĂ©cennie d’aviditĂ© sans limite, les gouvernements successifs sont aussi perplexes et indĂ©cis que durant la guerre ; en outre, ils ont taillĂ© Ă  la hache dans les subventions, et les rues sont pleines dĂ©sormais de dĂ©sespĂ©rĂ©s et de fous incurables.

Le tissu urbain amĂ©ricain n’a pas tenu le coup. Les rapports privĂ©s sont devenus zone sinistrĂ©e, les quartiers des lieux de combats oĂą tous les coups sont permis, et les villes s’autodĂ©truisent sans merci. Nos animaux familiers eux-mĂŞmes se retournent contre nous ; les chiens retrouvent leur Ă©tat primitif, se rassemblent en meutes sauvages, et il est parfois nĂ©cessaire de les Ă©liminer, puisque les flics ne peuvent pas abattre leurs propriĂ©taires.

C’est en tout cas ce que pense Hanson, un jeune officier de police, ancien du Vietnam. Les seuls ĂŞtres Ă  possĂ©der une très vague notion de la rĂ©alitĂ© de la situation sont ces hommes et ces femmes en première ligne : les flics de terrain.

Hanson, qui parcourt les rues misĂ©rables du « North Precinct Â», se considère comme le dernier rempart, la mince frontière bleue qui empĂŞche les criminels et les fous de dĂ©truire les quartiers oĂą vivent les classes moyennes. Il semble Ă©galement ĂŞtre l’un des rares Ă  se soucier vĂ©ritablement du sort des gens de la rue ; gardien autant que flic, il exerce la justice plus que la loi parmi ceux dont il a la charge. Dans ces rues, Hanson est le roi-philosophe, celui qui nettoie Ă  mains nues les Ă©curies sanglantes.

Sa tâche est compliquĂ©e par les batailles qu’il se livre Ă  lui-mĂŞme. Il dĂ©teste avec une fougue lucide les « esprits de gauche bien-pensants Â», parce qu’ils ne comprennent pas la dynamique de la rue, et aussi parce qu’il considère ses propres penchants « libĂ©raux Â» comme une sottise et une faiblesse. Ă€ l’image de beaucoup d’individus beaucoup trop exigeants Ă  leur propre Ă©gard, Hanson aspire au soulagement que lui procurerait une relation avec un autre ĂŞtre humain. Mais il a dĂ©jĂ  assez de mal Ă  communiquer avec lui-mĂŞme. Alors il se contente de ses discussions avec son collègue flic, de la visite occasionnelle d’un ancien compagnon du Vietnam, qui Ă  force de se bourrer d’antalgiques pour soulager ses blessures de guerre est devenu dealer de cocaĂŻne, et de ses relations Ă©pisodiques avec une femme encore plus dĂ©pravĂ©e, semble-t-il, que les zombies abrutis par la drogue qui hantant les rues de son secteur. La plupart du temps, Hanson parle surtout Ă  son chien, Truman, un petit bâtard famĂ©lique qu’il a sauvĂ© d’une mort certaine Ă  la fourrière, après le dĂ©cès de son ancien maĂ®tre et contre l’avis de tous ses collègues.

Quand votre mĂ©tier est votre seule vie, c’est une vie bien solitaire, et quand ce mĂ©tier est sanglant, complexe et dangereux, votre vie l’est aussi. MalgrĂ© tout, curieusement, Hanson survit. Les scènes de rue sont au cĹ“ur de ce roman — moments de courage et de compassion, instantanĂ©s de colère et de rĂ©vĂ©lation, des scènes de brutale illumination comme des Ă©clairs inattendus. Au milieu de tout cela, Hanson conserve sa fiertĂ© et son sens du devoir, mais surtout il ne se montre jamais condescendant envers les habitants de son secteur. Tout au long du livre, malgrĂ© la colère, la violence ou les insultes, Hanson traite ses protĂ©gĂ©s avec respect et dignitĂ©. Ils le savent et lui rendent la pareille. VoilĂ  Ă  quoi ressemble la vie d’un bon flic de terrain. Ce qu’elle devrait ĂŞtre. Hanson est le genre de policier dont on a grand besoin dans les rues.

Jamais on n’a écrit un polar comme celui-ci. L’écriture est aussi puissante que le matériau, les personnages sont peints avec autant de brio que les plus beaux graffitis, les dialogues sont aussi percutants qu’une brique lancée dans une vitrine, et la prose aussi précise et aiguisée qu’un cutter qui tranche une gorge.

Chiens de la nuit n’est pas seulement un très bon livre, c’est un livre capital. Il nous rappelle des choses importantes, une Ă©poque que trop de personnes prĂ©fèrent oublier, la perte de confiance et de raison d’être après la guerre ; et il nous rappelle Ă©galement que ces gens qui vivent dans les terrains vagues de la sociĂ©tĂ© nous ressemblent terriblement, avec leurs espoirs et leurs rĂŞves, leur courage et leurs dĂ©ceptions ; et ils mĂ©ritent le respect que nous nous rĂ©servons gĂ©nĂ©ralement Ă  nous-mĂŞmes. Lisez ce roman, savourez-le, pensez-y, et jouissez de la paix de votre foyer.

 

James Crumley, Missoula, octobre 1996.

 

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Kent Anderson a dĂ©diĂ© son roman :

 

Ce livre est dédié à la mémoire de l’officier Dennis A. Darden, matricule 403, de la police de Portland.

Tué en service, alors qu’il était seul.

 

… et l’a prĂ©cĂ©dĂ© d’un avertissement :

 

Bien que se déroulant à Portland, où j’ai exercé le métier de policier au milieu des années 70, Chien de la nuit est avant tout un roman, un monde fictif autonome, et j’ai modifié les noms de rues, les décors, afin d’alimenter cet univers. Tous les personnages, les faits et les dialogues sont le produit de mon imagination.

 

Je suis fier d’avoir Ă©tĂ© membre des services de police de Portland, et en Ă©crivant ce livre, j’ai Ă©tĂ© aussi honnĂŞte que je peux l’être. Quelques lecteurs le trouveront peut-ĂŞtre dĂ©rangeant ou « choquant Â». La vĂ©ritĂ© produit parfois cet effet chez certaines personnes.

 

La situation est bien plus dramatique aujourd’hui qu’en 1975.*

 

 

* Ecrit pour la première publication en 1996.


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