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Lier, délier, allier...

par Francis Imbert

revue Pour, n° 110-111

 

Lier, dĂ©lier, allier. Si tels sont les trois temps de la relation humaine, nous pourrions nous poser la question de savoir quel est, dans cette histoire de la sanction, - rĂ©pressive ou Ă©ducative -, le temps fort de la dĂ©marche, celui qui donne son sens Ă  ce qui s’entreprend.

 

Le premier, celui du lier, vise une « remise en ordre Â», une « rĂ©gularisation Â». Ici, la perspective est celle, manipulatrice, d’un faire qui s’applique Ă  des sujets-objets dont il tente de remodeler les traits. Il convient, alors, de contenir, d’enfermer dans le lieu le plus serrĂ©, le moule le plus Ă©troit.

Ce temps de liaison paraĂ®t se nourrir essentiellement d’une « inquiĂ©tude imaginaire Â», au sens lacanien du terme. Il s’agit, en effet, de restaurer des Images, des Formes, des Figures : celles de la Règle dont le dĂ©lit a brouillĂ© les contours ; celles du dĂ©linquant que des « liens Â» vont dĂ©sormais contraindre Ă  prendre les bons plis, les habitudes rĂ©glementaires.

De l’éthos aristotĂ©licien, dĂ©fini comme science des « bonnes habitudes Â», Ă  « l’esprit de discipline Â» durkheimien, il s’agit de conjuguer, Ă  tous les modes, le premier temps de la relation humaine : lier, rĂ©gulariser, moraliser, etc. Durkheim ne cessa de nous rappeler que la « rĂ©gularitĂ© Â» est l’essence mĂŞme de la moralitĂ©. Les « irrĂ©guliers, les hommes qui ne savent pas s’astreindre Ă  des occupations dĂ©finies Â», ont une « moralitĂ© au plus haut degrĂ© incertaine et contingente Â» ; leur comportement ne manifeste-t-il pas le nĂ©faste « besoin de rester en libertĂ© Â» ? Peut-on ignorer, prĂ©cisĂ©ment, que « quiconque est rĂ©fractaire Ă  tout ce qui est habitude, risque aussi d’être rĂ©fractaire Ă  la moralitĂ© Â» ?… Le dĂ©linquant est celui qui a rompu, Ă  un endroit de la trame, les liens constitutifs de la sociĂ©tĂ© et de la moralitĂ© ; celui qui a portĂ© atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© du « corps Â» et de la « grande âme de la patrie Â». On sait que, pour Durkheim, ce dĂ©linquant est Ă  dĂ©busquer le plus tĂ´t possible ; dès les premières annĂ©es de la vie ; dès l’école primaire. D’oĂą l’idĂ©e d'une « criminologie de l’enfant Â» qui aurait pour objet les « dĂ©lits scolaires Â».

Peut-on imaginer, en effet, ce qui arriverait si les enfants Ă©chappaient aux moules, s’ils glissaient entre les liens, n’obĂ©issaient plus aux règles Ă©tablies ? Pour Ă©viter une telle catastrophe il convient, de toute urgence, de lier et de relier.

Et pourtant, le gĂ©nie de Durkheim fut de comprendre que cette liaison ne servait en rien Ă  ce dont on l’avait officiellement chargĂ©e ; et cela, tout particulièrement, lorsqu’elle prenait le visage de la liaison carcĂ©rale. Elle ne contribuait, en effet, ni Ă  la prĂ©vention de l’acte prohibĂ©, ni Ă  l’amendement du coupable. Toute idĂ©e de fonction exemplaire et dissuasive de la peine, dĂ©clarait-­il, relève de la pure « mystique Â». Est-ce Ă  dire qu’il rejeta la prison ? HĂ©las, non : hĂ©las pour nous, car nous en sommes toujours lĂ  oĂą Durkheim s’est arrĂŞtĂ©. DĂ©cidĂ©ment, il n’est pas facile de se sortir la prison de la tĂŞte.

À la mystique de la peine, Durkheim allait substituer une autre mystique, celle-ci véritablement céleste. S’il convenait, en effet, de conserver les liens terre-à-terre des sanctions répressives, c’est qu’au-delà de leurs effets immédiats, ils contribuaient à restaurer et à conforter l'être de la Règle, que le délit venait d’ébranler.

 

L'angoisse rĂ´de

 

L’expiation ne sert pas au dĂ©linquant ; elle sert, par contre, Ă  tous les autres ; Ă  ceux qui n’ont commis aucun dĂ©lit ; ceux qui se tiennent tranquilles dans leurs liens. Ces « honnĂŞtes gens Â» veulent obtenir l’assurance que « la Règle est toujours la Règle Â», et que les « blessures faites aux sentiments collectifs Â» par le dĂ©lit seront « guĂ©ries Â». L’expiation est donc nĂ©cessaire, qui garantit cette guĂ©rison : par « contre-coup Â», elle prĂ©vient, chez « les esprits dĂ©jĂ  Ă©branlĂ©s Â», l’envie de s’agiter, de s’échapper de leurs liens, de s’évader de l’enceinte de la « conscience commune Â». Que l’effet soit atteint indirectement ou directement, la visĂ©e est la mĂŞme : la sanction se doit de lier ceux qui actuellement sont bien liĂ©s mais qui pourraient ĂŞtre tentĂ©s de se dĂ©lier.

On n’échappe pas facilement au lier. Sans lui, se dit-on, le « Un Tout du Corps et de l’Âme Â» (de la personne et du social) perdrait toute consistance, se liquĂ©fierait. Il y a quelques annĂ©es, Serge Leclaire rapportait le cas d’un obsessionnel. Dans les rĂŞves et les fantasmes de JĂ©rĂ´me, le corps se trouvait enveloppĂ© de bandelettes ; elles garantissaient la tenue et la rigiditĂ© du cadavre ; ainsi. la momie ne crèverait pas et l’innommable qu’elle contenait, ne se rĂ©pandrait pas. C’est bien d’une momie dont le lier entend ainsi assurer la survie Ă©ternelle. Le monde du lier, Ă  l’instar de celui de l’obsessionnel, est celui oĂą « les enceintes se succèdent, les portes blindĂ©es manĹ“uvrent avec une prĂ©cision horlogère et rien n’entre qui ne soit contrĂ´lĂ©, prĂ©digĂ©rĂ©, prĂŞt Ă  ĂŞtre assimilĂ© Ă  cet univers de formes Â» (Leclaire). Platon, Aristote, Durkheim, tous des obsessionnels !

L’angoisse rĂ´de ; elle assigne sociologue, Ă©ducateur, juge et politique Ă  s’assurer sans trĂŞve de la soliditĂ© des liens. Tout se passe comme si la pensĂ©e se trouvait condamnĂ©e Ă  rebondir sans fin entre deux temps : lier/dĂ©lier (l’ordre/le dĂ©sordre, la Règle/« l’anarchie Â») : Ă  Ă©voquer le second pour renforcer le premier ; Ă  se barricader dans celui-ci, poussĂ©e par la terreur de se confronter Ă  celui-lĂ .

 

Séparation et différenciation

 

Se dĂ©gager des impasses mortifères de cette relation duelle - ou l’un ou l’autre - implique de conjuguer le second temps avec le troisième : Ă  ouvrir le lier sur un dĂ©lier qui puisse, Ă  son tour, s’offrir comme temps d’une nouvelle alliance ; d’une nouvelle histoire. Le temps du projet, celui de l’ad-venir s’élabore alors ; et alors seulement brise le temps de la rĂ©pĂ©tition. Dès ce moment, le dĂ©lier signifie non plus la rupture massive et catastrophique du lien ; mais la rupture avec ce que le lien a de massif et, en consĂ©quence, de catastrophique.

DĂ©lier, non pour le chaos, mais, tout au contraire, pour Ă©viter les effets destructeurs de « l’obĂ©issance Â» Ă  la Règle, de la visĂ©e d’adĂ©quation Ă  la Forme Une. Si un lier archaĂŻque se satisfait du fantasme d’un dĂ©lier apocalyptique, c’est pour Ă©viter de s’engager dans la reconnaissance qu’un temps de dĂ©liaison s’impose, temps d’une castration symbolique qui brise, au niveau collectif, comme au niveau de la personne, avec les captations - les identifications - ­imaginaires, dans lesquelles en viennent Ă  s’oublier la parole et le dĂ©sir singuliers.

Ici, il s’agit de faire avec la sĂ©paration et la diffĂ©renciation ; la visĂ©e est l’existence du sujet. Elle suppose de la part des MaĂ®tres de la place, du pĂ©dagogue et de l’éducateur, du juge et du politique, qu’ils fassent le deuil de la mystique de la Règle ; comme celui des « abstractions Â» du droit pĂ©nal traditionnel ; qu’ils transgressent, en eux, le Gardien des Formes et qu’ils se posent comme garants de la loi symbolique fondatrice de l’humain : celle qui inter-dit, - se dit entre -, les liens et, ce faisant, les tranche ; celle qui substitue aux matrices pulsionnelles, narcissiques et idĂ©ologiques, des rĂ©seaux structurĂ©s autour de « l’obligation Ă  l’échange Â», Ă  travers lesquels, enfin, paroles et dĂ©sir puissent advenir. Allier et, dans le mĂŞme temps, dĂ©lier, Ă  travers la fondation d’un nouvel allier.

C’est dire que le sujet existe de se trouver interpellĂ©, reconnu, hors des Images et des Discours qui depuis toujours le parlent ; et que cette interpellation et reconnaissance, ne peuvent s’articuler que de la mise en pratique effective de rĂ©seaux symboliques d’échanges, de travail et d’engagement ; ces rĂ©seaux, prĂ©cisĂ©ment, que les Règles et leurs Gardiens, parce qu’ils ne connaissent que le temps du lier, ne cessent d’oublier et de refouler.

 

Francis Imbert.


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