La ville et l’école :
un entretien avec Bernard
Defrance *
La ville est-elle vivable aujourd’hui ?
Oui bien sûr puisqu’on y vit ! Et même la très large
majorité de la population. Mais si vous entendez par “ vivable ” le
fait d’y vivre bien, alors on ne peut
pas répondre d’une manière globale : ça dépend de la place que vous
occupez dans les hiérarchies sociales et donc du prix que vous pouvez mettre
dans votre logement, du temps que vous êtes disposé à sacrifier dans les
transports, de la manière dont vous choisissez vos loisirs, etc. Et comme le
prix du logement, dépend lui-même du prix du sol, qui est le premier critère économique, vous voyez tout de suite alors
comment les ségrégations sociales vont s’inscrire dans la ville et ses
banlieues. En France, les silos à main d’œuvre construits industriellement en
“ chemins de grue ” pendant les
“ trente glorieuses ” de façon à stocker cette main d’œuvre au
moindre coût possible produisent aujourd’hui leur pleins effets destructeurs de
la qualité de vie. Il ne s’agit pas de dénigrer comme on le fait souvent la
hauteur des tours et barres – la hauteur est une conquête technique remarquable
qui économise notamment le terrain disponible – mais la qualité de la
construction, principalement dans les équipements de base qui permettent des
rencontres choisies et non imposées avec les voisins (qu’on ne choisit
pas…) : fiabilité et rapidité des ascenseurs (comme des sortes de métros
verticaux), isolation phonique surtout d’un appartement à l’autre, équipements
collectifs (laveries en sous-sol, espaces de jeux pour les enfants, locaux dans
tous les pieds d’escaliers pour les adolescents, salles de réunions, présence
des services publics, d’équipements culturels de proximité, bistros, radios et
télévisions locales, cinémas, terrains de sports et gymnases, micro-piscines
partout par exemple sur les toits, etc., etc. !) On nous dit que tout ça
coûte cher : c’est un raisonnement financier à courte vue ! Combien
coûtent à la collectivité tous les effets pervers, induits par le mode actuel
d’habitat dans certains quartiers, en termes de santé physique et mentale, de
temps gaspillé, de familles détruites, d’incidents de voisinage, de répression
des violences et du traitement de la délinquance induite, sans parler des milliards
engloutis dans les nécessaires réhabilitations de “ cités ”,
construites à la va-vite à peine vingt ou trente ans auparavant ? Avec le
coût d’une seule intervention policière dans une cité en émeute on aurait pu
financer dix associations locales pendant un an ! Pour en revenir à votre
question : oui la ville est vivable, il faut en faire l’éloge, les
avantages qu’elle procure sont évidemment incomparables en termes économiques,
sociaux et culturels, mais elle ne l’est pas encore pour tous – c’est le moins
qu’on puisse dire ! – et donc la lutte pour l’égalité passe aussi par la
restructuration d’un tissu urbain aujourd’hui déchiré par un mode de production industriel qui
homogénéise le logement et les équipements (les “ HLM ”, les bureaux,
hôpitaux, hôtels, centres commerciaux, etc. sont construits sur le même modèle
sur toute la planète !). Les révoltes urbaines, au fond, aujourd’hui, sont
des révoltes contre l’homogénéisation imposée des modes de vie, laquelle est
l’exact contraire de l’égalité dans l’accès de tous à tous les biens que
pourrait offrir la ville, qu’elle n’offre pour l’instant qu’à une minorité
privilégiée, qui, d’ailleurs, se “ ghettoïse ” à son tour ! Ne
jamais oublier que dans les logiques de la domination, ici territoriale, le
“ dominant ” se détruit lui-même tout autant qu’il détruit le
“ dominé ”…
L’homme de demain, sur toute la planète, sera un homo urbanus,
écrivez-vous ; est-ce un basculement ?
Euh… je ne crois pas avoir écrit ça (Homo urbanus, c’est le titre d’un livre de Thierry Paquot), mais
enfin c’est une banalité et en même temps c’est effectivement une rupture de
civilisation absolument radicale, dont nous ne mesurons sans doute pas encore
suffisamment les enjeux et conséquences. Le développement de la ville, de la
cité, est lié historiquement à celui de la démocratie. Mais on pourrait tout
aussi bien interroger cette banalité aujourd’hui : les moyens de
communication et de transmission (internet) préfigurent peut-être une
redispersion possible de l’habitat, une délocalisation (déterritorialisation)
des centres de décisions démocratiques et de productions culturelles et
économiques. Si on prend l’exemple de l’école : rien n’oblige aujourd’hui,
à côté d’un local, une classe, à en
construire un deuxième ! On continue à raisonner en termes de
“ monument ”, s’agissant de l’école (mais aussi bien de la santé, du
commerce, etc. !) et non pas d’instrument. Réduire les unités
d’enseignement, les disperser dans les quartiers et les campagnes, n’empêche
plus l’accès à tous les savoirs. Mais cela suppose une rupture avec le mode
institutionnel actuel, hiérarchique, incarné dans la personne de
l’enseignant-expert et omniscient. On peut rêver désormais, non pas en termes
hiérarchiques mais en termes de réseaux – et pas seulement rêver : voir l’expérience
des Réseaux réciproques d’échanges des
savoirs –, concevoir l’adulte responsable d’un groupe hétérogène d’enfants
et d’adolescents non plus comme enseignant
(d’une ou plusieurs disciplines) mais comme médiateur et citoyen dans sa
classe, puisque, au fin fond de la Lozère, par exemple, mais aussi bien au pied
de l’escalier dans mon immeuble, je peux avoir la bibliothèque du Congrès
américain dans ma classe ! Et correspondre avec les laboratoires,
théâtres, musées, entreprises et universités du monde entier, c’est-à-dire avec
tous les lieux où le patrimoine de l’humanité se conserve et s’invente.
L’architecture urbaine produit-elle une violence
urbaine ?
Non pas du tout, elle ne la produit que dans certains
endroits et elle n’est pas le seul facteur : le développement de la ville,
historiquement, produit au contraire une sécurité (l’urbanité) accrue pour ses habitants. Il y a moins de 300 ans
encore, je ne serais jamais sorti de chez moi (j’habite l’est parisien) dès la
tombée de la nuit pour aller à Paris sans être en troupe solidement armée pour
traverser la forêt de Bondy ! On glose sur la guerre des bandes en
banlieue : mais les Longevernes et les Velrans, La guerre des boutons, c’est en pleine France rurale, et les
comportements de ces gamins les conduiraient aujourd’hui aux parquets des
mineurs ! En 1815, les rixes intervillageoises en Quercy font cinq morts
en huit mois (voir l’article de François Ploux dans un numéro de la revue Ethnologie Française), et pour quel
nombre d’habitants, par rapport à une seule cité-ghetto de nos banlieues ?
Cependant, il est vrai que l’architecture urbaine aujourd’hui peut produire de
nouvelles formes de violences, même si elle n’est pas le seul facteur bien sûr
(voyez le livre de Christian Bachmann et Nicole Le Guennec, Autopsie d’une émeute). C’est lorsque
cette architecture est produite industriellement, impose des modes de vie
homogènes, lorsque le cadre de vie n’est plus produit ou réhabilité et
entretenu par les habitants eux-mêmes que peut apparaître la violence,
principalement quand les fonctions publiques (de soins, d’instruction, de
sécurité) ne sont plus assurées et que la prétendue “ crise ”
économique jette au chômage des pans entier de population et interdit aux
jeunes d’entrer à leur tour dans les systèmes de production des richesses. Au
fond, qu’est-ce qui peut provoquer de la violence – même dans ses formes les
plus quotidiennes (dont l’exemple le plus dérisoire est l’occupation des halls
par des gamins désœuvrés qui s’amusent à faire peur aux locataires ordinaires)
– ? C’est le fait que, pour dire les choses rapidement, dans ce type
d’habitat, on ne peut pas y habiter
justement, activement, on y est logé,
passivement ! Et que tout ce qui relève de l’intimité familiale et
personnelle s’y trouve “ collectivisé ” de force (tout l’escalier
profite des scènes de ménage rituelles du troisième, des aboiements du chien du
cinquième, de la musique de tel jeune, etc.) et que tout ce qui pourrait donner
lieu à rencontres choisies entre voisins y est rendu à peu près impossible à
cause de l’absence d’équipements associatifs : vous voyez ici l’inversion
destructrice du privé et du public, renforcée par l’absence de
“ sas ”, d’espaces de transition associatifs entre l’espace intime et
l’espace public. Toutes ces analyses sont bien connues aujourd’hui, mais sortir
de ces logiques destructrices impose de
sortir d’un mode industriel de production de l’habitat, de casser la puissance
des grands groupes du bâtiment et des groupes financiers de gestion foncière.
L’affaire n’est pas mince, comme vous le voyez… Quelqu’un qui aujourd’hui me
parle de “ réhabilitation urbaine ”, de recomposition du “ tissu
social ” et qui ne me dit pas comment il compte maîtriser les coûts du
sol, et aussi bien ceux des charges locatives ou de la fiscalité locale, ne
sait pas ce qu’il dit et reflète l’imbécillité ordinaire du technocrate
méprisant ou de l’élu moralisant à l’égard des “ sauvageons ” et de
leurs parents, qui, pour reprendre l’expression d’Adil Jazouli dans Une saison en banlieue, ne
“ démissionnent ” pas du tout mais ont été licenciés de leurs responsabilités citoyennes.
Que pensez-vous de l’architecture scolaire ?
Porte-t-elle aussi une forme de violence ?
Là aussi, oui et non ! Associée à d’autres facteurs,
elle peut produire plusieurs sortes de violences et, là, il nous faudrait
essayer de définir ce qu’on entend par violence… Disons que la violence peut en
quelque sorte se “ stocker ” sous des formes froides, figées, sans
oublier que ce ne sont pas les murs qui sont violents mais ceux qui les
construisent, quelles que soient leurs éventuelles bonnes intentions. On a fait
récemment beaucoup d’efforts pour transformer l’architecture scolaire, sortir
des modèles de la caserne ou du couvent, où les logiques de la surveillance
(voyez Foucault) abolissent toute intimité, toute appropriation personnelle et
collective des lieux, mais les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des
espérances, en grande partie à cause de constructions “ à
l’économie ” qui ne durent pas et vieillissent très mal. Je connais telle
ville de la grande périphérie parisienne où il y a trois lycées : celui du
centre ville, architecture disciplinaire classique de la fin du 19e
siècle, celui en “ chemin de grue ” construit il y a trente ans, en
périphérie loin de tout (le coût du terrain !), pour absorber les filières
moins nobles du lycée classique et les nouvelles filières industrielles et
tertiaires, et enfin, le lycée construit il y a cinq ans, verrières, cafétéria,
architecture contemporaine. Eh bien, aux dires des élèves de ces trois
établissements, c’était dans le second, où dans les salles de classe les dalles
du plafond tombaient parfois toutes seules, que l’ambiance était la
meilleure ! C’est très compliqué… Je dirais, pour aller vite encore et donc
rester forcément un peu caricatural, qu’il y a aujourd’hui, dans la conception
matérielle et institutionnelle des établissements, confusion perpétuelle entre
les logiques spatiales et temporelles. Voyez par exemple le sempiternel débat
sur l’ouverture ou la fermeture matérielle des établissements (avec l’invention
récente du délit “ d’intrusion ”) : on est toujours dans la
logique religieuse (au sens anthropologique du mot) du monument, de la paroisse
ou de la cathédrale (la “ chaire ” !). Là aussi il nous faudra
inventer des formes déterritorialisée de l’éducation, en réseaux connectés
horizontalement. En attendant, si l’école doit être impérativement fermée à certains moments – ce qui se dit dans le conseil d’une classe coopérative,
dans le “ Quoi de neuf ? ”
d’une classe maternelle (voyez le dernier livre de Francis Imbert Vivre ensemble, un enjeu pour l’école)
ne peut pas, ne doit impérativement pas, en sortir –, c’est évidemment pour
qu’à d’autres moments elle puisse s’ouvrir. Le débat n’est pas école ouverte
ou fermée : l’école doit être
fermée pour qu’elle puisse s’ouvrir,
l’école est faite pour qu’on en sorte (je signale d’ailleurs que l’étymologie
de “ paroisse ” signifie “ en séjour passager ” !).
Comment traduire architecturalement ces nouvelles exigences ? J’énonce là
quelques provocations : pourquoi le CDI serait-il réservé exclusivement
aux usagers de l’établissement ? Pourquoi des cantines et non des
restaurants publics ouverts à tous ? Pourquoi d’une part des salles de
fêtes municipales et d’autre part des amphis en lycée qui servent deux
fois dans l’année ? De même pour les équipements sportifs. Pourquoi pas
des écoles, collèges et lycées éclatés dans tous les quartiers ?
Etc. ! vous voyez que nous avons encore de très sérieux efforts
d’imagination à fournir si nous voulons sortir en effet des logiques
hiérarchiques, de surveillance, de ségrégation (entre les filières par
exemple), de cloisonnement, de violence froide, architecturale et
institutionnelle, auxquelles se résigne l’immense majorité et qui ne provoquent
de la violence “ chaude ” qu’assez rarement : ce qui m’étonne ce
n’est pas tellement la violence finalement, c’est plutôt l’absence de
violences… Comment, aujourd’hui, permettre aux citoyens, et a fortiori apprendre aux futurs
citoyens, à entrer dans la création urbaine elle-même ? Un défi de plus…
Références
de l’entretien :
Thierry Paquot, Homo urbanus, éd. du Félin, 1990 ; Vive la ville !, éd. Arléa-Corlet, coll. Panoramiques, 1994.
Claire Héber-Suffrin, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Desclée de Brouwer,
1998.
Louis Pergaud, La guerre des boutons, Gallimard-Folio.
François Ploux,
“ Rixes intervillageoises en Quercy (1815-1850) ”, dans Ethnologie Française, n° 3, 1991.
Christian
Bachmann et Nicole Le Guennec, Autopsie d’une émeute, Albin Michel, 1997.
Adil Jazouli, Une saison en banlieue, Plon, 1995.
Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
Francis Imbert et le GRPI, Vivre ensemble, un enjeu pour l’école, ESF, 1997.
*
Paru dans L’Enseignement public,
bulletin du SE-FEN, juin 1999, avec quelques réductions ; ici, version
complète.