Paru dans les Cahiers
Pédagogiques, mars 1987.
" Faire la leçon "...?
Quand on veut
manger un yaourt, il faut en acheter six ou huit... Heureusement les
consommateurs ont obtenu que la date limite de consommation soit indiquée. Et
justement ceux que je viens de prendre le sont, périmés. Pas d’employés aux
environs? Je le signalerai à la caisse. Juste après moi, une femme au chariot
déjà bien rempli, y ajoute plusieurs de ces yaourts périmés. Alors moi, voulant
"rendre service": " Vous avez vu ? La date limite est
dépassée. " Réponse, du tac au tac: " Qu’est-ce que ça peut
vous foutre ? " Interloqué, je bafouille n’importe quoi et
m’éloigne... En moi-même, je pense à un proverbe (morvandiau, je crois): Faites
du bien aux vilains, ils vous ch... dans la main !
Plus tard,
dans une réunion de quartier, plusieurs femmes parlent de consommation, prix,
additifs, étiquetage, etc. Je raconte ma mésaventure. Commentaires: "Oh,
faut pas se formaliser, il y a toujours des cinglées, elle était mal
lunée...", sauf une qui dit qu’elle aurait eu la même réaction. Stupeur
des autres. Explications: "Ah j’aime pas qu’on me dise ce qu’il faut que
je fasse, je suis assez grande, j’ai pas besoin qu’on me surveille..."
Nous réfléchissons ensemble et je commence alors seulement à comprendre. Cette
femme au supermarché pouvait entendre ma remarque comme: "Vous n’êtes pas
une "bonne consommatrice"? Vous ne lisez pas les étiquettes?"
Autrement dit: "Vous savez pas lire?" Et c’est vrai que, moi-même,
quand on me "fait la leçon", je réagis généralement avec agressivité
(ça dépend quand même du rapport des forces, si c’est un "supérieur",
je m’écrase humblement: "Oh pardon, j’avais pas vu"... le feu rouge,
la faute d’orthographe au tableau pendant l’inspection, n’importe quoi...). S’écraser
ou agresser? Pas d’autres choix? Il aurait peut-être mieux valu que, reprenant
ces mêmes yaourts, je prenne alors à témoin l’autre cliente de l’erreur
(l’escroquerie?) dont nous étions ensemble victimes. Mais les militants sont
incorrigibles: il faut toujours qu’ils se croient obligés de "rendre
service" ou de faire la leçon...
Questions
annexes: combien d’heures par jour "fait-on la leçon" aux enfants?
Pourquoi s’étonner des résultats?
Bernard Defrance.