Paru dans Vers une
nouvelle culture pédagogique, chemins de praticiens,
sous la direction de
Jean Hassenforder, coéd. INRP - L’Harmattan, 1992.
Vingt ans d’enseignement philosophique :
chemins de traverse...
Raconter soi-même le
chemin parcouru en vingt-cinq ans d’Éducation Nationale... Dangereux !
J’ai quarante-cinq ans et je ne me sens pas encore prêt à affronter ce genre
d’exercice qui sent un peu... la mort ! Disons plus modestement le
" bilan ".
Mais après
tout, pourquoi pas ? Le plus gênant, parce que les philosophes n’y sont
guère préparés (malgré le Discours de la Méthode), est peut-être de
parler à la première personne. Et puis aussi le sentiment qu’une aventure personnelle
est sans doute irréductible à toute autre et que je ne vois pas qui ça peut
bien intéresser, à part quelques amis que cela pourra faire rire et encore...
Et puis le vague sentiment de se ridiculiser, de s’exposer... surtout
s’agissant des lectures instructives ! Tant pis.
Parcours
hors programmes...
Et puis il me
faut remonter loin... À la bibliothèque paternelle pour tout dire. Laquelle
contenait des ouvrages passablement hors normes... scolaires ! Par
exemple, Blavatsky, René Guénon, Rudolf Steiner. Je me dis souvent que je l’ai
échappé belle, non pas que ces auteurs ne soient pas respectables, mais plutôt
qu’un certain fatras " spiritualiste " et pseudo-oriental
ne prédispose guère à l’exercice de l’esprit critique. Fort heureusement, il y
avait aussi quantité d’ouvrages traitant de la question des origines de
l’homme : Jean Rostand, Lecomte du Noüy, des traités de paléontologie et
de préhistoire, et aussi un curieux bouquin, L’Évolution régressive (Lafont
et Salet), qui a longtemps alimenté les thèses anti-évolutionnistes dont mon
père était un adepte fervent (je dois avoir encore un exemplaire de la
conférence qu’il donnait parfois sur la question et dont il faisait répétition
devant ses enfants). Et je crois bien avoir été moi-même adepte de cette
théorie, tout au moins jusqu’à ma deuxième première : j’avais des
polémiques furieuses avec l’aumônier du lycée, qui était plutôt porté sur
Teilhard de Chardin, dont je réfutais hardiment les thèses sans en avoir lu une
ligne.
Ma
" deuxième " première... C’est qu’en effet lire tous ces
ouvrages, grosso-modo depuis la quatrième, et auxquels s’étaient ajoutées à
partir de la classe de seconde les productions Pauwels et Bergier, la revue Planète,
ne laissait plus beaucoup de temps pour le travail et les auteurs scolaires.
Surtout qu’arrivé en première, j’avais entrepris une autre polémique, cette
fois-ci avec Voltaire et les Encyclopédistes : ce qui n’était pas,
m’a-t-il semblé, du goût de notre professeur. Je lisais aussi beaucoup
d’auteurs bizarres et hors programme du genre Barbey d’Aurevilly, Villiers de
l’Isle-Adam, Edgar Poë, Léon Bloy, Huysmans, Lautréamont... Tout ceci n’était
pas très utile, scolairement parlant. J’avais déjà redoublé la cinquième et la
quatrième... Et la passion pour la question des origines se tarissait d’autant
moins que je passais les vacances, avec frères et sœurs, à explorer les grottes
de la vallée de la Vézère, à la recherche de fossiles, stalactites excentriques
et autres silex taillés. L’abbé Glory habitait Le Bugue et sa bibliothèque
était également bien fournie. J’avais visité Lascaux avant sa fermeture, et je
me souviens encore de mon frère aîné tenant sa chaise à l’abbé Breuil en visite
à la caverne de Bara-Bahau... Bref, ce qu’on me racontait au lycée, dans toutes
les disciplines, ne m’intéressait que rarement. Je n’ai de souvenirs très
précis que de ce que j’ai moi-même cherché et écrit : une brochure sur la
Lune en classe de sixième, dont une bonne partie des informations provenait de
l’exposé du professeur Tournesol dans la fusée de On a marché sur la Lune
(le journal Tintin arrivait toutes les semaines à la maison) ; une
rédaction en cinquième, avec un 16, qui m’a ancré dans la certitude que je
savais écrire ; un exposé en troisième sur Le Misanthrope, qui
n’était pas au programme. Bref, je n’apprenais pas mes leçons et je ne faisais
que le plus rarement possible mes devoirs, ce qui me valait, ajouté à une
certaine tendance à la réplique " insolente ", de
nombreuses heures de colle.
Enfin !
Ma deuxième première : je commençais à entendre parler de choses
intéressantes. Et surtout, le professeur de français et latin avait l’air de
considérer comme tout à fait admissible de ne pas remettre les versions
imposées ou de rédiger des dissertations sur d’autres sujets que ceux qu’il
demandait, dissertations qu’il corrigeait mais ne notait
pas ! J’étais très flatté de ses appréciations élogieuses...
En classe de
philosophie, l’éblouissement : neuf heures par semaine, j’écoutais,
fasciné, et je grattais des cahiers entiers (qu’il m’arrive encore de relire et
d’utiliser). Depuis la première première j’appliquais un précepte curieux que
nous avait indiqué le professeur de français : écrire une page tous les
jours, sur n’importe quel sujet ; j’y arrivais assez bien et j’y pris
rapidement du plaisir. Notre professeur de philosophie était un ancien élève
d’Alain. Outre ses cours je me plongeais dans la phénoménologie
(Merleau-Ponty). De plus, je faisais partie, depuis la seconde, d’une équipe de
la JEC dans laquelle les discussions allaient bon train, ce qui m’amenait à
lire aussi quelques théologiens. Bref, la philosophie me paraissait vraiment la
seule discipline digne d’intérêt, et, du coup, à cause des cours en philo sur
ces questions, je reprenais goût aux mathématiques, à l’histoire, à la
littérature (je fis un exposé sur Le Procès), aux sciences (ce qui me
permit de rectifier les théories invraisemblables qui me hantaient encore
l’année d’avant) : mais ces intérêts se réveillaient un peu tard pour être
rentables scolairement. Je finis quand même par obtenir le bac, en juin 1965, à
presque vingt ans. Ouf ! Nommé maître d’internat dès la rentrée suivante,
je m’inscrivis aussitôt en philosophie à la Sorbonne.
La
formation universitaire ne suffit pas...
Là, première
expérience assez douloureuse : le cours de Jankélévitch ; tout le
monde dans l’amphi semblait comprendre et j’avais brusquement le sentiment
d’être devenu débile mental. Pendant de longs mois je fus incapable de prendre
la moindre note, tout en étant littéralement hypnotisé par le personnage. Ce
qui me sauva fut le groupe de travaux dirigés du mercredi soir – je rentrais au
lycée de Mantes-la-Jolie à minuit passé par le dernier train, à vapeur et
banquettes de bois... Y participaient une douzaine de personnes, médecins,
ingénieurs, professeurs, deux autres " pions " comme moi,
etc. L’assistant, amateur d’haltérophilie, n’était pas le plus âgé. Chacun à
notre tour nous faisions un exposé. J’en profitais pour régler son compte à
cette vieille passion sur la question des origines, et, voulant être exhaustif,
j’occupais cinq séances d’affilée de deux heures chacune sur la théorie de
l’évolution ! Je me demande encore comment les membres du groupe ont pu
supporter... Je lus pour ce travail à peu près tout ce qui pouvait être
disponible en librairie – ma paie de pion y passait – sur la question. À la
fin, l’assistant me dit que j’avais en quelque sorte, trois ans avant, rédigé
mon mémoire de maîtrise. J’étais bien content. Mais je ne fis évidemment pas
mon mémoire sur ce sujet... Et la perspective de la licence me paraissait
encore fort lointaine et incertaine. J’avais le vague projet d’enseigner en
effet et je croyais naïvement que, pour ce faire, la licence (puisqu’elle était
dite " d’enseignement ") suffisait. Pour l’instant, ce qui
me réjouissait était de gagner ma vie et de n’étudier que ce qui m’intéressait.
Je m’inscrivis
en deuxième année à Nanterre : mais je n’y mis pratiquement pas les pieds
et n’obtins aucun diplôme. Nous étions en 1966-67. On m’avait confié à la JEC
la responsabilité des départements de l’ex-Seine & Oise : cela donnait
beaucoup de travail, d’autant que l’équipe régionale parisienne était en
conflit avec l’équipe nationale, mise en place par les évêques, suite au coup
de crosse de Veuillot en 1965. Il nous fallait reconstruire et nous y parvînmes
à peu près suffisamment pour que la JEC ne soit pas trop déphasée en Mai 68.
Pendant cette année universitairement sabbatique je picorais au hasard dans les
philosophes et les scientifiques : Bergson, Kant, Platon, l’histoire de la
philosophie de Bréhier, des savants comme Heisenberg, Max Planck, et aussi
Marx, par l’intermédiaire du livre de Calvez (sans doute si un jésuite avait pu
écrire un aussi bon livre, recommandé par les marxistes eux-mêmes, c’est que
Marx n’était pas aussi sulfureux que le prétendaient certains). Je lisais aussi
les théologiens conciliaires : Rahner, Metz, Congar, Chenu. J’ignorais
tout, jusqu’à leur existence ou presque, des " maîtres à
penser " du moment, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault ou
Lévi-Strauss. En revanche, pour mes responsabilités à la JEC, Les Héritiers
de Bourdieu et Passeron me fut fort utile. Et bien sûr, à cause de
" la liberté ", je ne quittais pas Sartre et Merleau-Ponty.
L’année
1967-68 : explosive ! – pas seulement pour moi... Il faut dire que
les lycéens de Mantes-la-Jolie avaient " fait " Mai 68 un
an avant tout le monde, en Mai 67 ! J’étais donc préparé à la suite... Le
proviseur avait failli être lynché et, à l’internat, ce furent de joyeuses
bacchanales. Toute l’équipe administrative fut mutée et je me retrouvais pion
au lycée Hoche à Versailles où j’avais été élève deux ans avant. Curieux effet
de retrouver ses anciens profs presque sur un pied d’égalité !
Malheureusement le professeur de philosophie avait entre temps pris sa
retraite.
L’histoire
s’accélérait : renversement de l’équipe nationale JEC et mise en place
d’une nouvelle ; dans les lycées, les " comités
Vietnam " se mettaient en place clandestinement ; je participais
à l’assemblée générale de fondation des Comités d’Action Lycéens comme
observateur de la JEC, dont l’équipe parisienne réunit près de trois cents
lycéens à Charenton en février 1968, les thèmes des journées étant : les
relations profs-élèves, les notations, les orientations, la démocratie au
lycée, etc., – les documents de l’époque n’ont pas pris une ride ! Les
cours à Nanterre : un peu de sociologie, et surtout Zac, Ramnoux et
Lévinas. Mais je n’y prenais toujours pratiquement pas de notes : j’y
allais un peu comme au concert ou au théâtre... Passons sur le reste de
l’année : les récits d’anciens combattants ne sont pas forcément
passionnants. Je lus aussi Marcuse, Reich, Freud (un peu), et j’obtins ce qui
s’appela le DUEL. J’achetais aussi, à un stand dans la cour de la Sorbonne occupée,
presque par hasard, Vers une pédagogie institutionnelle de Vasquez et
Oury : je ne le lus vraiment que bien plus tard, dans la perspective
d’avoir à enseigner la psychopédagogie en école normale d'instituteurs. Pendant
l’année de licence, Duméry nous fit un cours sur Plotin, je fis un exposé sur
les rapports entre foi chrétienne et politique, qui décida l’année suivante du
thème de mon mémoire de maîtrise : Utopies politiques et Royaume de
Dieu, dont Duméry eut l’indulgence de suivre l’élaboration ; je lus
tout ce qui pouvait se rapporter à la question, notamment sur les mouvements
millénaristes (Mühlmann, Ernst Bloch, notamment).
Je découvris
alors que, pour enseigner la philosophie, il fallait se présenter aux concours
de l’agrégation ou du CAPES. L’agrégation, il ne fallait pas trop y
compter : il y avait un programme ! J’avais peut-être plus de chances
au CAPES qui me semblait offrir plus de liberté dans la nature même de ses
épreuves. Mais les pourcentages de succès étaient tels (1 ou 2% !) que je commençais
à me renseigner sur les possibilités de devenir surveillant général (on ne
disait pas encore conseiller d’éducation), puisqu’entre temps je m’étais marié
et qu’il fallait tout de même songer à entrer dans la " vie
active " !
Enseigner
la philosophie, oui, mais comment ?
La
" vie active "... Certes ! Sans pour autant renoncer
aux passions politiques, religieuses et pédagogiques. Cela tombait bien,
puisque mon épouse était précisément une ancienne responsable de la JEC, et
enseignait la mathématique. Elle s’occupait aussi d’une association locale, à
Livry-Gargan, l’Association Populaire Familiale, rattachée à une organisation
nationale. Ce qui me permit de faire la connaissance de militants de
l’éducation populaire (Louis Caul-Futy, Pierre Boucault, Guy Baudrillart,
Antoine Lejay...) qui venaient expliquer dans les quartiers, à un public qui
n’avait pas le certificat d’études, des questions aussi compliquées que la
fiscalité ou la gestion communale, à l’aide de moyens audiovisuels, et avec
beaucoup d’efficacité. Ma décision fut vite prise de quitter cette
" salle des pas perdus " qu’était devenu le PSU et où, à
l’évidence, ne se réalisait pas du tout cette " alliance ",
tant invoquée et espérée dans les jours de Mai, entre " travailleurs
et intellectuels ". Je m’engageais donc au M.L.O. (Mouvement de
Libération Ouvrière, qui travaillait surtout avec les A.P.F. et qui fusionna en
1972 avec le C.C.O., Centre de Culture Ouvrière, pour fonder Culture &
Liberté), dans l’idée de participer à ce travail étonnant de
" conscientisation des masses " (comme disaient les
théologiens latino-américains de la révolution – je découvris notamment Paulo
Freire). J’étais alors pion au lycée technique d’Aulnay-sous-Bois et l’ambiance
n’y était pas exactement la même qu’à Versailles... J’y appris notamment à
parler avec les élèves. J’en profitais aussi pour faire de nombreux stages sur
des questions multiples, l’économie, la gestion municipale, la planification,
l’urbanisme, la fiscalité, et aussi d’expression corporelle et théâtrale. Je
lus alors tout ce qui me tombait sous la main sur ces questions, notamment
Henri Lefèbvre, Le droit à la ville et Henri Laborit, L’homme et la
ville.
Par un heureux
hasard, je fus reçu au CAPES. La question de la
" profession " était donc réglée. Et la rencontre de
l’année de CPR. fut celle de Roland Brunet dans ses classes du lycée Voltaire à
Paris. Je me souviens notamment d’une séance dans une terminale C où il
expliquait, calculs et formules à l’appui, trois tableaux couverts, la relativité
restreinte et générale... Et aussi de cette tirade enflammée le lendemain de
l’assassinat de Pierre Overney. Les déjeuners dans un bistrot du coin étaient
fort instructifs, de même que ce repas de préparation de l’épreuve pratique,
chez lui : je n’étais pas prévenu et j’eus quelques difficultés à
retrouver mes esprits après avoir goûté aux différents crus de sa cave... Cette
année-là, je suivis aussi un groupe de formation qui se réunissait une fois par
semaine, animé par André de Peretti : nous nous connaissions déjà,
puisqu’il était venu dans plusieurs sessions de la JEC et qu’en Mai 68 nous
avions parcouru ensemble quelques amphis en ébullition. Du coup je me mis à
lire quelques psychosociologues, Rogers et d’autres.
L’épreuve
pratique passée (ce fut mauvais), je reçus ma première nomination :
l’École Normale d’instituteurs de Châteauroux. J’étais bien content : il
me semblait en effet que toute " aliénation " prenait sa
source, pas seulement dans la famille, mais aussi dans ce qui se passait à
l’école primaire et que, donc, travailler à la formation des instituteurs
permettait de s’attaquer à la racine même de " l’aliénation des
travailleurs " et des citoyens. À l’occasion des élections
municipales, l’année précédente, j’avais parcouru une vingtaine de communes de
la Seine-St-Denis, diapositives et panneaux à l’appui, pour expliquer à
l’attention des APF les enjeux de la démocratie locale : les réunions
rassemblaient à chaque fois de quarante à quatre-vingts personnes, et j’y ai
appris là à parler en public. La perspective de me retrouver en École Normale
me fit plonger tout l’été dans Piaget, en commençant par l’épistémologie.
J’avais acheté De la classe coopérative à la pédagogie
institutionnelle : ce fut un nouvel éblouissement et je retrouvais Vers
une pédagogie institutionnelle. Je tenais là, et je tiens toujours, la clé,
plus exactement l’outil. J’arrivais enfin, grâce à la pédagogie, à articuler
l’Eschatologie et l’Histoire !
De la question
des " Origines " à celle des " Fins ",
j’en arrivais au " présent " : que faire, ici et
maintenant, avec les normaliens ? Que savent faire les profs ?
Réciter ce qu’ils ont appris. Je récitais donc Piaget, avec quelques zestes de
Freud. Au bout d’un mois et demi, Jean-Marc Luneau et quelques autres élèves
prirent leur courage à deux mains pour me faire remarquer qu’ils pouvaient tout
aussi bien lire Piaget eux-mêmes et que l’on pouvait peut-être passer les
heures de philosophie de manière plus intéressante pour tout le monde : ce
fut le début de l’aventure, qui dure encore... Je pus expérimenter, en
situation scolaire, ce que j’avais appris à faire à la JEC et à Culture &
Liberté. A savoir, avant toute tentative de réflexion globale ou théorique,
avant tout " cours ", prendre en compte dans toute son
épaisseur l’expérience personnelle de chacun des membres du groupe, ce qui
suppose alors de créer les conditions grâce auxquelles cette expérience peut
s’exprimer en toute liberté. Je ne trouvais alors d’outils proprement
pédagogiques que dans Vasquez et Oury, dans les techniques Freinet. Ce fut là
le point de départ de ma méthode : situations qui créent la nécessité et
le plaisir de parler, de raconter, puis écriture, puis publication, et lectures
philosophiques diverses. Je ne crois pas avoir trouvé beaucoup d’aide du côté
des " sciences de l’éducation "... Je lisais plutôt les
praticiens qui s’exprimaient – et s’expriment toujours – dans L’Éducateur
et les Cahiers Pédagogiques. Bien sûr, je lus aussi Baudelot et
Establet, et beaucoup de psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Mais, pour
tout dire, ces traités de psychologie, tout en étant fort intéressants, ne me
fournissaient pas beaucoup d’outils pour le travail proprement pédagogique.
Quant aux analyses de Baudelot et Establet, elles me semblaient surtout utiles pour
chercher les moyens de les faire mentir ! C’est sans doute la raison pour
laquelle j’ai participé à des recherches (sur l’enseignement du français, sur
l’évaluation) dirigées par l’INRP. Ce qui m’a sans doute été le plus utile
fut :
1/ le
travail que je poursuivais bénévolement à Culture & Liberté dans la
formation d’adultes, qui m’obligeait à beaucoup de lectures
" transversales " (Pierre Belleville et la revue de
l’ADELS, notamment), surtout lorsque je dus rédiger le rapport à l’assemblée
générale de 1974, rédaction pour laquelle je rencontrais à peu près tous les
groupes Culture & Liberté en France ;
2/ la
participation progressive à l’action syndicale de quartier aux Associations
Populaires Familiales, qui devinrent en 1976 la Confédération Syndicale du
Cadre de Vie – ce qui n’alla pas sans quelques conflits ; et avec un petit
groupe de militants de la région parisienne, nous produisîmes un montage
audiovisuel dénonçant assez violemment " l’École-caserne "
(le livre de Jacques Pain et Fernand Oury était devenu mon livre de –
quasiment ! – chevet) ;
3/ la
présence à l’École Normale de Châteauroux, à partir de la fusion des deux
Écoles normales (d’instituteurs et d’institutrices), de Jean Aubegny, qui était
membre du comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques, et qui me
demanda mon premier article, et celle de Francis et Anne-Marie Imbert, dont les
travaux commençaient à me passionner tout à fait : c’était un grand
plaisir de lire certains de leurs textes avant publication, et chaque événement
à l’École Normale était prétexte à des analyses extrêmement subtiles et utiles.
Je me souviens aussi de polémiques serrées concernant Illich et sa critique de
l'École…
Je continuais
par ailleurs à faire des stages, dans la mesure de mes disponibilités, sur le
logement, la consommation, le système judiciaire, la santé, etc. Mais au bout
de six années d’allers et retours entre Livry-Gargan et Châteauroux,
j’éprouvais le besoin de me rapprocher un peu de chez moi, où l’action dans les
quartiers me prenait de plus en plus de temps.
J’ai donc
passé, avant de me retrouver au lycée Pierre de Coubertin à Meaux, dix années
au lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine. Et là j’ai découvert une certaine
efficacité de l’enseignement philosophique avec des classes de terminales techniques
industrielles, à condition de poursuivre dans le même sens que ce que j’avais
déjà expérimenté à Châteauroux, et dans le même esprit que la formation chez
les adultes. Récits, écritures, publications, quelques émissions de radio,
et... lectures philosophiques ! J’avais également suivi les travaux du
GREPH, grâce à Roland Brunet et Francis Godet, et, puisque je complétais mon
service en classes préparatoires aux divers BTS, j’avais souvent un grand
nombre d’élèves deux ou trois ans de suite, ce qui donnait encore une dimension
supplémentaire à l’enseignement philosophique. J’ai eu le sentiment à ce
moment-là de reprendre contact avec la philosophie proprement dite, et je me
suis mis à lire les contemporains : découverte de Derrida, Serres, Foucault,
ainsi que des anthropologues, notamment Clastres, Jaulin, Sahlins, Girard,
Balandier... Du côté de la pédagogie et des sciences de l’éducation mes
lectures se limitaient aux Cahiers Pédagogiques dont je devins membre du
comité de rédaction. Et c’est grâce à cette participation que je pus lire (et
rencontrer) Meirieu, Astolfi, Ranjard, Hameline et bien d’autres. J’ai fait
aussi deux stages de pédagogie institutionnelle et participé à la
" moulinette ", avant sa publication, du livre de Catherine
Pochet et Fernand Oury, Qui c’est l’conseil ?. Je dois dire aussi
que la participation, pendant ces dix ans, à un groupe de recherche et
d’analyse clinique avec Francis Imbert et d’autres, me fut aussi une formation
extrêmement précieuse : j’y ai appris à essayer de commencer à comprendre
mes fantasmes de maîtrise et de totalité, à défaut de m’en défaire
totalement... Travail sur soi, constamment relié à l’intensité et à la
complexité du travail en classe, et aussi du travail de formation d’autres
enseignants, en collège et en lycée, puisque je commençais à animer des stages
en établissements pour la MAFPEN de Créteil, en collaboration avec Pierre
Mahieu.
Comment dire
l’influence des lectures et des formations ? Je crois qu’elles m’ont été
d’autant plus utiles qu’elles provenaient de praticiens : j’ai une
véritable passion pour le récit et rien ne m’intéresse plus que quelqu’un qui
essaie d’expliquer dans un groupe, un livre, un article, ce qu’il fait, comment
et pourquoi il le fait. D’autre part, je crois que ces formations m’ont été
d’autant plus utiles que j’étais déjà disposé à l’excentricité et à la
transversalité : qu’on me pardonne ces mots, mais je n’en trouve pas de
meilleurs. Enfin, je crois qu’on ne peut vraiment lire les autres que si on
écrit soi-même.
Une des questions
posées pour cet article était celles des changements qui ont pu affecter ma
pratique : je ne crois pas avoir beaucoup " changé "
en vingt-cinq ans d’Éducation nationale, j’ai accru la palette de mes
" outils ", et j’ai l’impression de devenir d’années en
années, plus radical et plus critique.
Et tout ceci
explique peut-être que si j’ai écrit un petit livre sur la question de la
violence à l’école, c’était précisément parce que je travaillais dans un lycée
parfaitement paisible... Ce travail continue, et le plaisir aussi. J’en ai
beaucoup souffert à l’époque, mais je ne suis pas trop mécontent, finalement
(dans les deux sens de l’adverbe), d’avoir été un ancien cancre. Se placer
délibérément du côté des " mauvais élèves " me paraît de
plus en plus nécessaire : on regarde la " réussite
scolaire " d’un autre œil, et c’est ce qui me semble aujourd’hui le
plus urgent.
Bernard Defrance.
_________________________________________________________
(1) Cf. Cahiers
Pédagogiques, n° 324, mai 1994 (note ajoutée après publication ).
(2) Jeunesse Étudiante
Chrétienne, ce qui m’a permis aussi plus tard quelques rencontres formatrices
avec Patrick Viveret, Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Sueur, Michel
Bourguignat, Robert Jorens, Michel Clévenot... et ma future épouse, Nicole
Lévêque ! et quelques autres... C’est cet engagement qui m’a permis
d’échapper aux pièges de l’extrême droite intégriste catholique, dominante dans
ma famille et dans les milieux militaires de Bourges (en seconde) et au lycée
Hoche à Versailles (à partir de la première), surtout en pleine période de la
fin de la guerre d’Algérie. Il est vrai tout de même que si j’étais
" Algérie Française ", c’était surtout, si j’en crois mes
textes de l’époque (les pages quotidiennes), parce que j’étais opposé aux frontières
elles-mêmes ! Et je ne regrette pas aujourd’hui d’avoir pu connaître ces
milieux-là de l’intérieur, et aussi de se souvenir de l’imbécile que j’étais
(politiquement !) me permet de ne pas m’énerver bêtement quand j’ai des
classes à moitié ou presque spontanément
" lepénistes " : c’est précisément dans ces classes-là
que le travail philosophique devient utile me semble-t-il... (Note ajoutée
après publication).