Paru dans les Cahiers
Pédagogiques, n° 329, décembre 1994 ; ce texte est le résumé d’une communication au
colloque " Apprentissage de la langue " organisé par
l’Inspection académique de la Seine-St-Denis les 19 et 22 octobre 1994 :
le texte complet dans les actes et notamment les quelques textes d’élèves qui
illustrent le propos.
En cours de philosophie : écrire ?
Lieu commun des
réunions de professeurs de philosophie : les élèves ne pourraient pas
écrire véritablement de dissertations puisqu’ils ne sauraient tout simplement
pas écrire en français. Le maniement de la langue écrite apparaît comme un
préalable à la réflexion philosophique, dont la " dissertation du
bac " demeure l’expression canonique.
Mon expérience
de plus de quinze ans en séries technologiques m’a amené progressivement :
1. à
renverser les termes du constat : ce n’est pas parce que les élèves ne
savent pas écrire en français correct qu’ils ne peuvent pas faire de
dissertations, mais au contraire c’est parce qu’ils n’ont jamais fait, avant la
terminale, de philosophie qu’ils ne savent pas écrire en français ;
2. à
constater que l’écriture produite par les élèves en situation d’examen, et par
rétroaction pendant l’année, est une écriture soumise, où l’objectif
premier n’est pas de réfléchir librement à un problème et d’essayer de le
résoudre, mais de produire quelques pages répondant à ce que l’élève croit
que le professeur attend de lui.
Ma première
hypothèse (banale) est donc la suivante : dans l’acte d’écrire, ce
n’est pas la maîtrise préalable des techniques d’expression qui permet
d’exprimer un sens, c’est au contraire lorsqu’un sens est prégnant que la
maîtrise de l’écriture se construit. Autrement dit, quand les élèves ont
quelque chose à dire, ils trouvent les moyens de le dire ! Y compris par
écrit. Et la condition essentielle me semble être alors qu’ils puissent se
débarrasser de la hantise du jugement, pas seulement du professeur, mais
aussi et surtout des camarades... Parler, écrire, c’est s’exposer, se
dévoiler. Et personne ne se dévoile facilement devant l’autre, surtout en
situation scolaire ! Cette " implication " ne peut se
produire qu’à la condition, institutionnelle, que soient clairement
distingués les moments d’apprentissage et d’évaluation. Il me semble aussi que
cette implication du sujet, irréductiblement singulier, est la condition
de construction de l’universel. Et enfin, ce
" dévoilement " de soi ne peut évidemment pas être
" obligatoire " : le droit de parler est aussi celui
de se taire, le droit d’écrire est aussi celui de ne pas écrire.
Ma deuxième
hypothèse (elle aussi banale) est que toute écriture constitue en quelque
sorte un défi à la mort, en tout cas à l’oubli : ce qui signifie alors
qu’une autre des conditions pour que les élèves consentent à écrire est qu’ils
aient pu commencer à construire leur conscience du temps et de la
finitude. Deux à trois cents élèves de terminales, entre seize et vingt
ans : pas un, pas une, qui n’ait, à un moment ou à un autre, pensé à sa
propre mort, voire au suicide (deuxième cause de mortalité dans cette tranche
d’âge, après les accidents). C’est le refus et l’acceptation simultanés
du temps qui rend possible l’écriture : si j’écris, c’est parce que je
veux laisser trace puisque je sais que je vais mourir.
Et donc,
troisième hypothèse, la question pédagogique est celle du
retournement culturel de l’angoisse en énergie. Ici, je ne peux que
renvoyer aux travaux et publications des praticiens de la pédagogie
institutionnelle : mais deux heures par semaine dans une classe
terminale ne peuvent aboutir aux mêmes résultats que six heures par jour dans
une classe primaire... Je les invite donc d’abord à
" bavarder ". J’ai souvent l’impression, au fond, que mes
" cours " se résument à la " causette " !
Je peux aujourd’hui évaluer, à peu près, que 80% de nos réflexions sont issues
de ces " bavardages " spontanés. Et, de même que certains
récits dans la causette de la classe institutionnelle peuvent donner lieu à
écriture de textes libres, je les invite à écrire. Mes sollicitations sont quasi
permanentes et souvent insistantes. Au point que, parfois, comme j’ai fini par
le savoir, certains hésitent à raconter telle ou telle anecdote : il va
encore me demander de l’écrire ! D’années en années cependant, il me
semble rencontrer moins de résistances : les textes de leurs prédécesseurs
sont à leur disposition dans mon armoire ou au CDI.
Ils peuvent
alors se rendre compte qu’il est possible d’écrire à l’école sans être noté
– pardon ! on dit évalué... Ils peuvent
" s’autoriser ", devenir auteurs. Et celui ou celle qui ne
parle pas, qui n’écrit pas, n’en pense sans doute pas moins... et son silence
n’apparaît pas dans les appréciations portées sur les bulletins trimestriels.
Il me semble que c’est bien ma décision, institutionnelle, de
neutraliser la notation qui leur permet, au moins en partie, d’échapper aux
contraintes et inhibitions de l’écriture soumise.
Mais la
question demeure : comment passer de l’expression du
" vécu " à la réflexion philosophique ? Au
fond, leurs textes sont des textes littéraires et parfois poétiques.
Certains expriment leur peur d’être lus devant la classe, ou d’être publié,
avec leur signature. Ils découvrent, souvent avec stupeur, que nul ne songe à
" se moquer ", que ce qu’ils croyaient n’être qu’une
anecdote, une émotion ou une question personnelle, sans intérêt pour qui que ce
soit, suscite aussi les récits, les émotions et les réflexions des autres. Nous
pouvons essayer de passer de la subjectivité à l’intersubjectivité. Ils peuvent
aussi découvrir que ces questions intimes sont universelles, comme en
témoignent les textes de " grands " auteurs que je leur
propose.
Il me semble
donc que les compétences de mes élèves à l’écrit s’améliorent d’autant plus
que, d’une part, la question du sens prend le pas sur celle de la
conformité aux normes d’expression (même si, en vue de la publication, cette
forme doit être " parfaite " !), et que, d’autre part,
la suspension du jugement scolaire permet de commencer à se libérer de
la soumission. Ce serait donc bien parce qu’il n’y a pas eu travail
philosophique (c’est-à-dire interrogation sur le sens de ce que l’on
fait) avant la terminale, que les élèves ne maîtriseraient pas les outils de
l’interrogation philosophique, et notamment la langue.
Bernard Defrance.