La violence à l'école : encore…
(1)
Trois faits
divers récents permettent de distinguer trois sources de la violence à l'école:
la première, anthropologique, dans l'histoire du souffre-douleur de
Longwy ; la seconde, psychologique et sociologique, dans le coup de
couteau d'Onzain ; et la troisième, institutionnelle, dans le
"racket" aux devoirs à Mantes-la-Jolie. Le plus intéressant est que,
pour ces trois cas au moins, on ne peut pas se réfugier dans les
explications habituelles qui incriminent le chômage, la vie dans les
cités, la démission des parents ou l'incompétence des enseignants. Par
ailleurs, on ne peut pas dire que ces faits soient particulièrement
exceptionnels : bagarres entre jeunes, brimades à l'égard des faibles,
tricheries diverses pour obtenir de bons résultats ne datent pas vraiment
d'aujourd'hui. Mais nous ne tolérons plus ce qui pouvait paraître banal jadis
ou restait inaperçu des adultes… et des médias !
On a donc
affaire ici à des phénomènes connus depuis longtemps : le souffre-douleur à
l'école est une figure classique de la littérature, qui renvoie aux mécanismes
archaïques de la victime émissaire comme mode de résolution de la violence
interne au groupe ; les duels, les rixes (les rivalités amoureuses ou
économiques, les "embrouilles"…), de personne à personne ou de bande
à bande, sont aussi une manière très ancienne de projeter cette fois la
violence hors de soi ou du groupe au détriment des "autres",
considérés comme étrangers, ennemis, voire non humains ; enfin la violence
horizontale (ici entre élèves, mais aussi bien entre voisins de palier,
collègues de bureau, d'atelier… ou de salles de profs !) est le moyen de
supporter la violence verticale hiérarchique, qui s'impose même sans intention
"méchante" du supérieur : dans le hiérarchique, on ne peut réussir
("s'en sortir") que par la négation de l'autre (qui est d'abord
négation de soi-même), réussite pour laquelle seul compte le résultat.
Dans le cas du
racket aux devoirs (2), les solutions ne sont pas très compliquées : on peut tout
simplement ne pas tenir compte, dans les notes portées sur les bulletins, des
travaux effectués à la maison et distinguer très clairement les situations
d'apprentissage, où on a droit à l'erreur, des situations de contrôle des
résultats de ces apprentissages, qui seuls importent dans la validation des
compétences. Ainsi l'intérêt "économique" des tricheries de ce type
(la pompe, l'extorsion de devoirs) disparaît ; bien mieux, on peut se faire
aider, on peut s'entraider en apprenant. Dans l'affaire de Mantes-la-Jolie, cet
élève maîtrisant l'espagnol aurait pu ainsi être "embauché" par le
professeur pour aider ses camarades. Ces dispositifs simples ne résolvent pas
tout bien sûr de la violence induite par la pression hiérarchique, mais,
touchant au cœur même de ce qu'on vient faire à l'école, apprendre, il est
probable que les enseignants peuvent ici désamorcer les conflits et déjouer en
partie les pièges du face-à-face duel. Un contrôle continu, exercés par
d'autres professeurs que ceux de la classe, diluerait dans le temps le stress
de la "mise en examen" et libérerait le professeur du soin d'avoir à
juger ses propres élèves.
En ce qui
concerne les violences interindividuelles entre égaux, dans les rivalités
sexuelles, jeux de prestance et enjeux économiques, le vaincu à un moment donné
ne peut imaginer d'autres voies pour rétablir ses droits ou intérêts que celles
de la vengeance : malheur au faible, il faut "se faire respecter"…
Les procédures n'existent pas encore à l'école, qui permettraient d'essayer de
rétablir le droit. Donc il s'agit maintenant de les instituer dans l'ordinaire
des fonctionnements scolaires : une instance de règlements des conflits ou des
litiges, que n'importe quel acteur de l'établissement puisse saisir, selon des
procédures explicitées au règlement intérieur. Cela ne suffira pas à réduire
ces formes de violence juvénile : cela leur retire cependant leur pseudo
légitimité par la mise en pratique de l'interdit de la vengeance.
Enfin, en ce
qui concerne le phénomène du souffre-douleur, sa mise au jour, dans des moments
de régulation où des procédures précises garantissent la liberté de parole,
suffit souvent à transformer le rapport de domination/soumission en rapports de
coopération. La question est de faire apparaître que c'est précisément son
caractère banal qui le rend intolérable, de crever la bulle des pseudo
évidences : " On rigole, m'sieur, on rigole ! " Mais
il y en a toujours un qui ne rit pas. Le souffre-douleur est celui qui, non
seulement supporte comme les autres le poids hiérarchique, mais de plus fort
supporte aussi ce que ce poids hiérarchique induit chez ses camarades.
Ce que
révèlent ces faits divers est l'urgence d'articuler construction des savoirs et
institution de la loi : réponses institutionnelles qui sont de la compétence
des enseignants. C'est en classe que se joue l'apprentissage de la citoyenneté,
l'institution de la parole contre la violence. Mais comment parler à celui qui
vous juge ? Comment entrer dans les aventures de la connaissance sans
reconnaissance ? Comment courir les risques des savoirs sans conscience de
ses ignorances ? Les mesures actuellement envisagées risquent d'aggraver
la situation : donner des "limites" ? C'est appeler à les
transgresser. Il ne s'agit pas de limiter la liberté mais de la structurer par
l'institution de la loi. Donner des " sanctions extrêmement
sévères " (Jean-Pierre Chevènement, qui, en les réclamant pour les
auteurs présumés des violences de Mantes-la-Jolie, viole l'article 434.16 du
code pénal) ? C'est ajouter à l'autodestruction du violent pour la rendre
irréversible, tout en exonérant les spectateurs passifs ou les éducateurs
aveugles de leurs responsabilités citoyennes. À l'école toute interdiction doit
être simultanément autorisation : je fais taire le bavard pour qu'il puisse
(apprendre à) parler, je calme l'agité pour qu'il puisse (apprendre à) agir.
Toutes les
mesures et "plans anti violences", tous les fantasmes du "zéro
tolérance", toutes les présences policières, ne peuvent que contribuer à
produire la violence, en l'absence d'une pédagogie qui articule loi et savoir,
science et éthique, raison et liberté, dans une institution qui respecterait
enfin les principes élémentaires du droit.
Bernard Defrance, professeur de philosophie
lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis.
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(1) Paru dans Lien
Social, 30 mars 2000
(2) Dernière minute sur
cette affaire : on apprend (Le Parisien, 3 mars 2000) qu’en réalité
le racket aux devoirs en espagnol et le basculement par-dessus la rambarde
n’avaient pas de liens ; il y avait bien extorsions de devoirs, mais ce
sont deux autres élèves qui ont commis l’agression parce que la victime
" gênait le passage " dans l’escalier !