Intervention
à l’Université d’été du
Centre
Interfacultaire de Formation des Enseignants
de l’université de Liège
27
août 2004
Bernard Defrance est professeur aujourd’hui de philosophie au
lycée Maurice Utrillo de Stains, en banlieue nord de Paris. Il a commencé sa
carrière comme professeur de psycho-pédagogie et de philosophie de l’éducation
de 1972 à 1978 à l’École normale d’instituteurs de Châteauroux. Mais il a
choisi d’être professeur du secondaire alors qu’il aurait pu bien sûr être
professeur en Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) ou à
l’université. Je suis en admiration devant ces collègues qui ne choisissent
peut-être pas la voie de la facilité. Il a aussi assuré pendant pratiquement
dix ans je pense, de 1987 à 1997, les fonctions de formateur à la Mission
académique de la formation des personnels de l’éducation nationale de
l’académie de Créteil (MAFPEN) ; les MAFPEN ont été récemment fusionnées
avec les IUFM. Il est membre du comité de rédaction d’une célèbre revue, où
collaborent d’ailleurs la plupart des grands pédagogues français que nous
connaissons, les Cahiers Pédagogiques, où il a pris en charge une série de numéros. Ses
publications sont très connues, ce sont des essais, parce que pratiquement
tous, ils sont été réédités une fois, deux fois, trois fois, mais je pense
qu’il est fidèle à sa maison d’édition puisqu’il publie quand même très
régulièrement chez Syros-La Découverte. Cinq titres parmi d’autres, que
vous connaissez sans doute, dans le cadre de nos formations. Le premier en 1988,
La violence à l’école, qui en est à sa
sixième édition. En 1990, Les parents, les profs et l’école, réédité en 1998. En 1992, Le plaisir
d’enseigner, réédité en 1997. En 1993, Sanction
et discipline à l’école, cinq éditions, dont
la dernière en 2003. En 1996, La planète lycéenne, des lycéens se
racontent. Si vous voulez en savoir plus, il
y a tout sur son site internet.
Alors le plaisir
d’enseigner. Je vais commencer, philosophie oblige, par une évocation
d’Épicure, très rapide, et puis je terminerai par une dernière évocation, celle
d’un philosophe contemporain, Michel Serres, qui est indirectement, à
l’origine, je viens de le dire, de cette chronique de mes cours de philosophie.
Vous vous souvenez peut-être de ce très court texte, petite lettre qui a
traversé les siècles, et qui nous parle encore : la Lettre à Ménécée, qu’on appelle aussi
Lettre sur le Bonheur. Une des
premières choses que nous dit Épicure dans ce texte est que pour éprouver le
plaisir, il faut d’abord (la structure de la lettre est en deux parties :
une partie négative et une partie positive) se débarrasser des peurs qui nous
habitent depuis très longtemps, pas seulement des peurs qui nous habitent en
tant qu’individus, en tant que personnes, mais des peurs qui habitent
l’humanité depuis que l’aventure a commencé, il y a 3 millions et demi d’années
à peu près, peurs des forces qui habitent la Nature et auxquelles on ne
comprend rien, peurs aussi des forces obscures qui nous habitent dans notre
sommeil, dans nos rêves, dans les puissances de la sexualité et de la vie.
Donc, comment se débarrasser de ces peurs ? Peut-être, dans un premier
temps, apprendre à les reconnaître. Et Épicure énumère : se débarrasser de
la peur des dieux, de la peur de la mort, et donc, de la peur de la vie. Et ça,
d’une certaine manière, on peut l’éprouver quand on est professeur, à chaque
fois qu’on entre en classe. À chaque fois que j’entre en classe, j’ai peur,
forcément, obligatoirement, immanquablement, parce qu’ils sont 25, 30, 35, j’ai
eu des classes jusqu’à 40, devant moi, et soi-même, on est seul face à… Vous
voyez la géographie de la classe, c’est déjà quelque chose qui risque d’induire
ce dont on a déjà parlé, la violence, le rapport de force. Un élève ce matin a
utilisé le mot « ennemis », pour parler des profs. Et, dès que
j’entre en classe, la question est : est-ce que je vais tenir ?
Est-ce que je vais les
tenir ? Maintenir, les tenir dans la main ? « Cette classe-là,
ça va, je la tiens bien, etc. » et puis, à l’inverse, « j’en ai marre
de cette classe, je ne peux plus rien en faire, il faudrait savoir qui fait la
loi, si c’est eux ou moi. », etc. Donc, les risques sont : démission,
répression, dépression, il y a là un certain nombre d’éléments qui risquent en
effet de faire perdre le sens de ce que nous venons faire avec ces jeunes, avec ces enfants, avec ces adolescents, qui
apprennent à devenir élèves. Comment sortir de cette tension, de ce rapport de
force ?
Lier, délier, allier.
Il y a trois
moments[1] :
je vais être tenté dans un premier temps de lier,
il faut maintenir, tenir, obtenir, il faut lier, il faut enfermer, il faut
ligoter, maîtriser ; et tous les fantasmes de la maîtrise qui sont les
nôtres et qui accompagnent inévitablement le travail pédagogique sont bien là
toujours présents : « Est-ce que je ne vais pas être
débordé ? Si je descends de l’estrade, que va-t-il se passer ?
S’il y a familiarité, si la distance diminue ? Si le temps et l’espace
s’écrasent, que va-t-il se passer ? ». Cette peur, cette tension, ce
rapport de force, je peux être tenté d’y répondre dans un premier temps
effectivement par ce moment de liaison, de contention : « il faut
poser des limites, des cadres ! ».
Et puis, dans un
deuxième temps, on peut être tenté de délier : comme, effectivement, nous
vivons dans une société où prédominent les aspirations à l’autonomie, à la
liberté, à l’affirmation du sujet en tant qu’individu (l’individu c’est ce qui
ne se divise pas), et que ces aspirations sont extrêmement fortes, envahissent
tout l’espace public, la « convivialité » devient une exigence aussi
bien en famille que dans les entreprises ou les quartiers, etc., et l’école
demeure d’une certaine manière un peu le dernier lieu de socialisation
« dure », où il s’agit en effet de faire comprendre les exigences des
intégrations nécessaires à des jeunes qui sont tentés par le mode cool, par le
mode précisément de cette pseudo-convivialité qui tient de lieu de socialité.
Et donc, en fait, on est tenté de délier, de lâcher prise. Et je peux basculer
dans un autre système qui consiste à régresser moi-même au niveau de l’enfance
et de l’adolescence et à entrer dans une espèce de fusion, illusoire, avec les
élèves dont j’ai la responsabilité.
Mais bien entendu,
ce temps ne dure qu’un moment, il ne dure que jusqu’au moment de l’examen.
Certains de mes élèves me disaient : « Ah oui, ce prof., on l’avait
en 4ème, on croyait qu’il était vachement sympa, etc., les
relations, c’était chouette, parfait, mais le jour du conseil de classe, il
nous a sacqués[2]. »
Le professeur n’a sacqué personne bien entendu, il a simplement procédé à des
évaluations qu’il croyait tout à fait objectives, sincères, et utiles même aux
élèves, sauf que, effectivement, ce temps de déliaison se heurtait à
l’obligation institutionnelle de noter ses propres élèves. Et donc la question
que nous pouvons nous poser, c’est celle de l’alliance, du troisième temps,
après le lier et le délier, le temps de l’allier, le temps de l’alliance.
Comment constituer une alliance avec ses
élèves ? Comment effectivement prendre, même provisoirement, leur parti,
de sorte qu’ils comprennent que ce cadeau d’école qui leur est fait est un
cadeau incomparable ? Là où j’enseigne, j’ai des élèves dont les parents
ont traversé les frontières et les océans, en se jetant dans l’inconnu, à leur
âge ou un peu plus âgés, ou emmenés par leurs propres parents, puisqu’ils sont
à 90% tous issus de l’immigration et il m’arrive de leur
dire : « Chacun d’entre vous coûte à l’État à peu près,
55 000 francs (traduisez en euros !) par an, et pourquoi croyez-vous
qu’on vous fait ce cadeau ? Et combien de jeunes de 18 ans sur la surface
de la planète ont-ils droit à ce cadeau ? » Nous le savons : 300
millions d’enfants encore dans le monde n’ont pas droit à l’école. Donc nous
pouvons faire comprendre aux élèves que nous sommes de leur côté, que, avant
même qu’ils soient nés, nous avons décidé, puisque nous sommes devenus enseignants,
de prendre leur parti, d’être leurs premiers supporters,
au sens anglais du terme, et qu’il ne s’agit pas alors seulement d’apprendre à
supporter ses élèves, il s’agit de les supporter au sens véritablement sportif
du terme.
Les trois lignes de
violences.
Donc, première
question, comment construire une alliance avec ses élèves ? Et
deuxième question, évidemment, d’abord (en réalité c’est la première), qui
sont-ils ces élèves ? Je vais parler des miens, pas pour faire une analyse
sociologique exhaustive, mais simplement pour dire ce qu’ils sont, à gros
traits. Il me semble qu’ils sont porteurs de trois lignes de violence,
auxquelles nous devons pouvoir essayer de répondre, ou dont nous pouvons au
moins essayer de prendre conscience.
L’histoire.
La première, c’est
celle dont ils sont les héritiers. Je viens de le dire : « Vos
parents ont traversé les frontières, les océans, se jetant dans l’inconnu à
votre âge pour vous permettre d’échapper à ce qui est encore le sort de 250 à
300 millions d’enfants dans le monde, vivant dans des conditions
intolérables ». Ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, ces
élèves, sont porteurs de toutes les violences de la planète, et, tout à
l’heure, dans le groupe qui disait que l’école est trop souvent considérée comme
un sanctuaire où les violences extérieures n’entrent pas, ne devraient pas
entrer, peut-être a-t-on oublié que si elles n’y entrent pas directement, les
élèves eux y entrent et qu’ils sont porteurs de toutes les violences de la
planète. Quand vous avez dans la même classe trois vietnamiens qui ne se
parlent pas (mais qui commencent à se rapprocher) parce que l’un est de
tradition bouddhiste, l’autre de tradition chrétienne, et le troisième de
tradition musulmane ; lorsque vous avez dans la même classe, au plus fort
de la guerre entre la Serbie et la Croatie, une jeune fille d’origine serbe et
un garçon d’origine croate, lorsque vous avez juifs et arabes, lorsque
Guislaine explique que le village dont elle est issue au Congo a été ravagé par
la guerre civile, qu’elle n’a plus de nouvelles de ses oncles, tantes et
cousins qui errent sur les routes des réfugiés fabriqués par ces guerres et ces
famines ; quand Chafique, en vacances chez son oncle et sa tante à Karikal
en Inde, apprend qu’une petite fille de 8 ans est morte d’une maladie qui
aurait pu être soignée et qu’il écrit, après avoir raconté cet événement :
« Depuis ce jour, je déteste l’argent, puisqu’il ne sert qu’à faire des
hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres qui, par
conséquent, souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois ici
par rapport à ceux qui souffrent de la guerre, de la pauvreté, du racisme et
d’autres choses qui font du monde un enfer pour certains. Nous, par contre,
nous vivons bien tranquilles, même si c’est un peu difficile parfois… »
(il habite une des cités les plus pourries de Stains, qu’on va peut-être
enfin se décider à réhabiliter) ; nous pouvons alors prendre conscience
que l’un des rôles de l’école est de prendre en compte cette histoire dont ils
sont porteurs, de ces filiations, de ces traditions, de reconnaître d’où ils
viennent. Et je pourrais citer encore mille autres exemples : ce garçon
originaire du Mali qui découvre qu’il est le fruit d’un mariage forcé, Toufik
qui raconte le sort de plusieurs de ses amis arrêtés par la gendarmerie lors
des émeutes en Kabylie, ce cap-verdien, ces trois sœurs jordaniennes, ce
sri-lankais écœuré de voir des garçons de son âge se vendre aux touristes
sexuels…
C’est là la
première ligne de violence, et nous oublions, nous ici, dans les pays dits
développés, que nous en sommes également porteurs de cette ligne de violence
que nous a léguée l’histoire. Nous sortons d’un siècle dont la guerre de Trente
Ans, qui en a ravagé la première partie, nous a permis de comprendre que les
plus hauts degrés de compétence, de culture, de savoir pouvaient se mettre au
service des pires formes de barbarie. Un four crématoire est un outil technique
extrêmement compliqué et pour concevoir et réaliser cet outil technique, on
fait appel aux meilleurs ingénieurs sortis des meilleures écoles d’Allemagne.
Sur les dignitaires nazis jugés à Nuremberg, la moitié d’entre eux étaient
docteurs d’université… Si les plus hauts degrés de compétence, de culture et de
savoir peuvent se mettre au service des pires formes de barbarie, alors vous
voyez qu’ici, l’école se trouve interrogée au plus profond de sa mission et de
sa fonction. Cette première ligne de violence, nous en sommes nous aussi les
héritiers. Je suis né en 1945 et j’appartiens probablement à la première
génération qui, dans sa propre existence personnelle (mais qui n’est pas
terminée…), sur ce petit bout extrême de l’Europe, n’aura pas connu de guerre.
Je suis né trop tard pour la guerre d’Algérie. Donc j’appartiens à cette
première génération qui, depuis Vercingétorix au moins, n’aura pas connu de
guerre dans sa propre existence et donc, vous voyez qu’ici, il y a quelque
chose de tout à fait nouveau, de tout à fait exceptionnel. À travers
l’histoire, ce que nous savons est que c’est la violence qui est normale, dans
le sens statistique du terme et la paix qui est anormale, exceptionnelle. Ça,
c’est la première ligne de violence dont mes élèves sont porteurs.
L’école.
La deuxième, c’est
celle de l’école. Arrivés en classe terminale de lycée, ils se ressentent très
souvent comme survivants de la sélection scolaire. Ils savent tout ce par quoi
il a fallu en passer pour arriver jusqu’en terminale. Je disais que les
violences devraient pouvoir se parler, mais comment se parler en classe ?
Il ne s’agit pas ici de bavardage et de tous les « bruits » qui vont,
en effet, empêcher la conversation. J’interdis absolument, dans mes classes, le
bavardage bien entendu, cela va de soi, mais j’interdis aussi le « débat ».
Il est vrai que c’est très à la mode, et que nous croyons rendre nos élèves
« actifs » en organisant des débats : pour ou contre le
racisme, la peine de mort, etc.. Et à chaque fois qu’un élève, qui a le
souvenir des classes où le professeur essayait avec beaucoup d’énergie et de
bonne volonté de rendre les élèves actifs, demande si on ne pourrait pas
instituer des débats, je refuse. Comment ça « pour ou contre le
racisme ? Il y a des racistes, ici ? » Si le débat (débattre,
combattre, battre) est interdit, alors nous pouvons entrer dans la
conversation : nous conversons, nous « versons » ensemble, nous
convergeons ensemble vers quelque chose que nous ne maîtrisons ni les uns ni
les autres et qui est de l’ordre de la vérité.
Il n’y a pas de
débat en philosophie[3],
il y a de la conversation et, pour alimenter cette conversation, les récits,
tous ces textes auxquels je viens rapidement de faire allusion, sont écrits en
cours de philosophie et ce ne sont pas des dissertations, ils ne peuvent pas
donner lieu évidemment à la moindre notation, ils donnent lieu à correction
lorsque nous décidons de les publier parce qu’alors là, ce n’est pas la
« moyenne » qu’il s’agit de viser, il s’agit de viser la
perfection, il ne s’agit pas qu’il y ait des fautes de frappe, et quand un
de vos textes est imprimé, vous vous précipitez immédiatement pour voir s’il
n’y aurait pas quelque part une coquille qui viendrait malencontreusement
détruire le sens… Donc, ici, c’est la perfection qui est visée. C’est
l’imprimerie à l’école, le texte libre, les techniques Freinet que j’avais
appris à pratiquer à l’école primaire lorsque j’étais professeur en École
normale d’instituteurs.
La deuxième ligne
de violence dont ils sont les héritiers et qu’ils supportent encore est donc
celle de l’école où l’on ne parle qu’en répétant, où l’on n’écrit que sous la
dictée. Comment parler à l’école ? Comment parler à celui qui vous
juge ? Certes, toute rencontre humaine ne peut pas ne pas donner lieu à un
jugement réciproque. À chaque fois que je rencontre quelqu’un, à chaque fois
que je prends le métro, que je suis en assemblée, nous ne pouvons pas ne pas
porter des jugements, jaillissent en nous, quasiment par réflexe,
instinctivement, des jugements les uns sur les autres : « Qu’est-ce
que ce vieux con ? Qu’est-ce que cette péronnelle ?… » Des
romanciers de science-fiction ont imaginé des sociétés où les pensées de tout
un chacun étaient immédiatement transparentes à n’importe qui d’autre :
vous imaginez ce qui se passerait dans un groupe ordinaire, si n’importe quel individu
décelait ce que je pense, réellement, si les « pensées » de tout le
monde étaient accessibles à tous ? Toute relation humaine ne peut pas ne
pas entraîner quelque chose qui est de l’ordre du jugement, un jugement
réciproque, et donc exprimer ses pensées, parler en classe, c’est courir le
risque d’être jugé, par le professeur, par les camarades également. Parler en
classe, dans un certain nombre de circonstances, c’est courir le risque de
passer pour un « bouffon », pour un « fayot ». Aujourd’hui,
ils utilisent des termes encore plus grossiers pour désigner celui qui lève la
main, répond aux questions, essaie de se faire bien voir par le professeur.
Comment parler au professeur ? Je renvoie ici à un jeu de mots de Philippe
Perrenoud[4] : devant
un juge d’instruction, nous
sommes évidemment extrêmement prudents, on ne dit pas n’importe quoi, tout ce
que je dis peut « se retourner contre moi » ! Les récentes
enquêtes internationales sur la baisse relative des performances du système
éducatif français indiquent parmi les causes de cette baisse l’excessive
prudence des élèves, c’est-à-dire que le collégien ou le lycéen moyen
n’avance de réponse à la question du maître que s’il est sûr d’apporter la
bonne réponse. Sinon, le reste du temps, il préfère se taire et cette attitude
de prudence peut même aller plus loin : je m’étonnais d’un 12 que mon fils
avait obtenu pour un devoir en mathématiques, il était dans sa troisième année
de collège ; et il me répond en rigolant : « Ben, pourquoi
avoir 18 ? 12 c’est bien suffisant ! » Et il m’explique qu’il
avait introduit une ou deux petites erreurs de sorte qu’il n’ait pas une trop
bonne note, parce que si vous avez 18, vous êtes donné en exemple, administré
en potion à vos camarades, envoyé au tableau pour corriger, et dans la cour de
récréation ou dans les couloirs, ça risque d’avoir des effets désastreux.
Certes c’est une anecdote qui n’a pas valeur générale, mais elle est
intéressante tout de même. Et, il y a des collèges, par exemple, où les élèves
qui sont inscrits dans les sections « nobles » où l’on apprend
l’allemand en première langue se font traiter de « boches » et le
sort des « boches » dans les cours de récréation de certains
collèges, ce n’est pas toujours exactement réjouissant…
Cette deuxième ligne de violence de l’école,
c’est celle des situations institutionnelles dans lesquelles se trouvent placés
les élèves, ce par quoi il faut en passer pour réussir à l’école. On a beaucoup
parlé de l’évaluation et effectivement cette évaluation est presque toujours ressentie
par les élèves comme une punition : il y a confusion permanente entre
sanction et punition, on est sous un régime de pénalisation des apprentissages
où être ignorant c’est être coupable, où commettre une erreur devient une
faute, où une tâche à accomplir devient un devoir.
Je suis coupable de ne pas respecter les devoirs auxquels je suis astreint.
Cette pénalisation, cette confusion des registres, on dirait en termes
juridiques des registres civil et pénal, est institutionnellement
inscrite : il ne s’agit pas ici de qualités ou de défauts psychologiques
et pédagogiques du maître, il s’agit pas ici de compétence ou d’incompétence
des enseignants, il s’agit de conditions institutionnelles dans lesquelles en
effet la note que je mets sur la copie d’un de mes propres élèves, le ministre
en personne ne peut pas me la faire changer : j’exerce là un pouvoir
institutionnel sans recours, absolu. Il y a là quelque chose qui est
extrêmement violent dans le fonctionnement même de l’école, où le maître exerce
tous les pouvoirs, sans recours, et même lorsque nous sommes totalement
débordés, nous savons dire, ou faire comprendre aux élèves : « Faites
ce que vous voulez, à la fin de l’année c’est moi qui décide du passage dans la
classe supérieure. » J’ai, personnellement, la grande chance d’exercer
dans une classe d’examen et je peux dire justement le contraire :
« Ce n’est pas moi qui vous donnerai le bac à la fin de l’année, je ne
suis pas votre juge, je ne suis pas l’arbitre, je ne suis que votre entraîneur. »
Et vous voyez que nous en arrivons à la
troisième ligne de violence. Mes élèves de terminale se ressentent comme
des survivants de la sélection scolaire, et la difficulté à laquelle nous avons
à faire face dans les lycées, c’est le décrochage. Ce n’est pas l’agitation,
les incivilités, les cris et cavalcades dans les couloirs, le chewing-gum
dans les trous de serrures, comme au collège. Quoique… : j’ai eu beaucoup
de succès l’an dernier, dans le couloir, il y avait quatre ou cinq classes qui
attendaient les professeurs, j’arrive devant ma porte, chewing-gum dans le trou
de serrure, donc j’utilise la technique que vous connaissez sans doute, je fais
chauffer ma clé (il faut avoir un briquet sur soi…) jusqu’à ce qu’elle devienne
absolument brûlante, j’entre la clé, le chewing-gum fond, je tourne et nous
entrons dans la classe. Applaudissements dans tout le couloir. Bon, mais ce genre d’incidents est très rare au lycée,
depuis 1997 dans mon lycée actuel, je n’ai entendu parler que d’une seule
bagarre (dont je vais dire un mot à propos des procédures disciplinaires)… La
question principale est celle de l’absentéisme, du décrochage. L’an dernier,
j’interrogeais un de mes élèves absentéistes (pour une fois, c’était lui qui
était là et les autres qui n’y étaient pas !) : « Pourquoi tu
sèches ?[5] ».
Il me regarde très sérieusement et là, on n’est plus dans la
« frime », les autres ne sont pas là, et Samir me répond :
« Monsieur, je suis fatigué – Et qu’est-ce qui te fatigue ? – Ce
serait trop long à expliquer… ». Dans la suite de la conversation, il me
racontait que,
la veille au soir encore, il avait passé la nuit dehors parce le père, qui est
un père qui ne démissionne pas, ferme la porte à 7 h du soir ; s’il n’est
pas là, s’il arrive à 7h 2, la porte est fermée et il passe la nuit dehors.
Même sort pour son frère aîné d’ailleurs qui a 23 ans et qui vit avec une
copine. Effectivement, il y a des circonstances qui font qu’à cause des
conditions de vie extérieure – c’est la troisième ligne de violence dont
je vais dire un mot – réussir à l’école devient extraordinairement
difficile.
Mais
il faut compléter en ce qui concerne la violence de l’école elle-même : ce
par quoi il faut passer, ce sur quoi il faut prendre, ce à quoi il faut
renoncer. Renoncer à tout ce qu’on pouvait ressentir en soi comme potentialités
de développement culturel, à toutes les étapes du cursus et des
« orientations », renoncement à toute dimension de culture technique
pour les élèves considérés comme bons ou moyens, de la dimension artistique
pour les futurs forçats des mathématiques et des classes préparatoires et
ignorance des connaissances scientifiques indispensables au citoyen
d’aujourd’hui pour les relégués « littéraires ». Sur ce dernier
point, comment en effet les citoyens d’aujourd’hui peuvent-ils dire leur mot
dans les débats qui agitent notre société : nucléaire ou pas
nucléaire ? OGM ou pas OGM ? etc.. La plupart des citoyens est
évidemment totalement larguée par rapport à ces débats, et donc ce sont les
« experts » qui décident… Quelles sont alors les conditions de la
décision démocratique ? Dans ce cursus scolaire où il faut sans cesse
faire preuve d’allégeance, être motivé ou en donner l’illusion et l’apparence,
il m’arrive de m’étonner non pas de l’absence de certains de mes élèves, mais
de la présence de la majorité d’entre eux.
On parlait de la
motivation ce matin : toutes les expériences qui nous ont été décrites par
Fabien[6]
montrent que l’école fonctionne rigoureusement à l’envers de ses propres
intentions, le contrôle, la surveillance, la notation, le temps limité, etc.,
autant de conditions institutionnelles du système scolaire qui produisent la
démotivation ou en tout cas diminue considérablement les motivations
intrinsèques. Et alors, qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? Et c’est
la litanie des conseils de classe : « Ils ne sont pas
motivés ! » Évidemment : de 8h à 9h ce sont les enjeux de la
bataille de Marignan, de 9h à 10h, la reproduction des oursins, de 10h à 11h,
les verbes irréguliers en anglais, de 11h à midi… Et l’après-midi, ça
recommence, « Untel au tableau ! » pour réciter un poème de
Rimbaud, etc.. Et dans ce gâchis, ce morcellement du temps, où à chaque heure
il faut être demandeur de ce qui est imposé, il y a quelque chose de tout à
fait miraculeux, à constater qu’une bonne majorité des élèves, finalement,
s’intéresse, qu’ils arrivent progressivement à grandir, à s’instruire. La
deuxième ligne de violence, celle de l’école, tient à ce morcellement du temps
et de l’espace, ce hachis des disciplines, ces rapports institutionnels de
pouvoir, ces orientations imposées et mutilantes.
Les cités, les
médias, le chômage.
La troisième ligne
de violence dont les élèves sont porteurs est plus visible, elle est souvent médiatisée,
c’est la vie dans les cités, dans les silos à main-d’œuvre construits en France
pendant les « trente glorieuses » pour stocker la main-d’œuvre au
moindre coût possible. Un habitat inhabitable, où tout ce qui est de l’ordre de
l’intimité personnelle et familiale est collectivisé de force (tout le monde
profite des scènes de ménage rituelles du jeune couple du 3ème
étage, du gamin qui met sa chaîne hi-fi à toute puissance, etc. ; comme le
disait un de mes élèves il y a trois ans : « Quand je suis dans ma
chambre le soir en train de faire mes devoirs, je peux savoir dans
l’appartement à côté si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser,
ça ne fait pas le même bruit. » !) ; et où tout ce qui pourrait
être occasions de rencontres choisies et de convivialité de voisinage est rendu
très difficile du fait des manques d’équipements collectifs et associatifs. Un
mode de logement où on ne peut pas « habiter » activement mais où on
est logé, passivement. Qui analysera un jour l’influence de l’épaisseur des
cloisons dans les HLM sur la réussite scolaire ? Ces conditions de vie,
familiale, sociale, urbaine vont peser considérablement. Plus, bien entendu,
l’exemple donné par les adultes de la résignation massive à ces conditions
d’existence. Plus le chômage, plus le poids des médias et la puissance des
marques…
J’évoquais Samir
dont la porte était fermée par le père le soir à 7 heures mais on pourrait
ainsi raconter une multitude d’anecdotes. J’ai tenu pendant vingt ans, un autre
de mes engagements, dans une association de défense des
droits des habitants au quotidien en matière de logement et de consommation,
une permanence juridique à la Cité des Bosquets à Montfermeil : quand
Ahmed, depuis sa naissance, voit sa mère monter chaque jour les six étages à
pied plusieurs fois par jour avec les courses, parce que l’ascenseur est en
panne, et quand il fait la traduction pour ses parents (parce qu’il a appris à
lire, écrire et compter grâce à l’école) de la quittance de loyer sur laquelle
il découvre qu’il y a tous les mois 60 ou 80 francs de charges d’ascenseur,
arrivé à 18 ans, bien entendu, il ne peut pas avoir le même rapport à la
loi que vous et moi ; on nous dit que dans telle cité il y a 40% de
chômage, ce qui veut dire que 60% de la population a un boulot, mais qu’est-ce
que c’est que ce boulot ? Intérims, emplois précaires, ménages, travail
posté, etc.. « Ah ! t’as bac +2 et maintenant tu livres des
pizzas ! » Plus les tentations,
l’emprise des médias et de la publicité, la séduction des marques tombées du
camion dont la possession et l’exhibition donnent le sentiment d’exister. Et
les rêves de « lofts » paradisiaques…
Nous réfléchissons
souvent en philosophie sur cette question des marques : qui est
marqué ? Le marquage des animaux, des esclaves, etc., et j’ai vu diminuer
considérablement l’exhibition des marques dans mes classes. Donc, il y a des
possibilités à l’école de parler mais aussi pour les enseignants de passer à
côté de ce que sont ces élèves, porteurs de ces trois lignes de violence, héritiers
par leur histoire, héritiers par l’école et du cursus qui a précédé et les
conditions d’existence extérieures qui ne sont pas évidemment favorables.
Alors, on nous dit très souvent que l’école n’a pas à se laisser envahir par
les violences extérieures, « je n’y peux rien, dit mon collègue, à
l’épaisseur des cloisons dans les HLM ». Il a tout à fait raison et quand
il me dit : « Je ne suis pas une assistante sociale, je ne suis pas
policier, magistrat,
médecin, je ne suis pas éducateur spécialisé ou animateur
socioculturel… », ce collègue a parfaitement raison. Tous ces métiers
correspondent à des compétences professionnelles et à des diplômes qui ne sont
pas les miens. Ne pas mélanger les genres et les fonctions : c’est bien
parce que je suis professeur de mathématiques, d’électronique, de tout ce qu’on
voudra, ou de philosophie !, que je pourrais être utile à ces élèves qui
sont porteurs de ces lignes de violence, à la condition, préalable et
impérative, que je sois aussi et d’abord, citoyen, tout au moins que j’essaye
de l’être.
Par rapport à cette
situation, il faut y ajouter un deuxième élément, si on veut que la description
de nos élèves soit à peu près complète, mais là je vais accélérer, ce sont tout
ce qu’on appelle actuellement les difficultés considérables de la
socialisation. La socialisation, c’est-à-dire le rapport au temps, à l’espace,
au travail, à l’argent, aux images, à la loi, à autrui[7].
Je ne vais pas développer chacun de ces
aspects, mais sur le poids de l’image, des médias, par exemple, juste une
citation :
Cinéma, radio, presse apportent le monde en images,
musique, phrases. Ils sont la pâture constante de la puissance imaginaire des
enfants. Comment peut-on s’étonner que ces derniers veuillent être tout de
suite de plain-pied, debout dans ce monde que, par une illusion d’optique
quotidiennement entretenue, ils voient à leur fenêtre ? Conseils, menaces,
contraintes et promesses sont d’un temps révolu. L’enfant d’aujourd’hui
« connaît » le monde, celui des solitudes glacées, des grands hôtels,
de l’Équateur et des bistrots louches. Il croit le connaître, il croit les
images. Il répugne aux livres. Il est dégoûté de la monotonie quotidienne et
tatillonne de la vie familiale. Les évasions viennent au-devant de lui.
Désastre ? Désastre collectif si l’adulte persiste à maintenir l’enfant
les mains derrière le dos. L’enfant se retourne et mord, saute par la fenêtre
et tombe car le monde mille fois vu qu’il croyait prêt à le recevoir n’est que
reflets et mirages. S’il existe, c’est beaucoup plus loin. On peut le rejoindre
un pas après l’autre.
Mais l’enfant de cinéma, de radio,
d’héliogravure ne sait pas marcher. Blessé, il retourne à l’obligatoire
existence. Blessé, il prépare le prochain saut de sa fenêtre au monde des
images, et puisqu’il faut de l’argent, il en « trouvera ». Ou bien il
renonce, dégoûté pour toujours de savoir qu’il y a sur terre deux mondes
voisins et pourtant aussi éloignés que la terre et la lune : celui où la
vie est atrocement quotidienne et celui des espaces pittoresques, des
rencontres imprévues où les gestes spontanés ne sont pas freinés par une
atmosphère épaisse de nécessités. Enfants prêts au crime, enfants ratatinés
d’avance…
Il serait peut-être temps de repenser l’éducation en
fonction de notre monde à plusieurs profondeurs.
Fernand
Deligny, Les Vagabonds efficaces,
1947[8].
J’insiste : 1947, c’était bien
avant la télévision et internet…
Les défaillances de
l’initiation.
Alors,
effectivement, si dans mon travail quotidien, je ne prends pas la mesure, je n’essaie
pas de deviner au moins l’ampleur des difficultés auxquelles les élèves font
face et vont avoir à faire face… J’aurais dû encore ajouter un troisième
élément dans cette description des élèves, c’est tout ce qu’on appelle les
comportements à risque, c’est-à-dire l’initiation défaillante chez les adultes.
Où sont les adultes avec lesquels un adolescent peut parler, effectivement
parler, de ses rages, de ses incertitudes, de ses peurs, de ses angoisses, de
ses joies, de ses plaisirs ? Où sont les adultes qui peuvent parler aux
adolescents et rendre compte de leurs propres engagements et colères ?
Dans les sociétés traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence comme vous le
savez, en tout cas c’est une période de l’existence extrêmement brève et les
enfants passent quasiment sans transition de l’état d’irresponsabilité
infantile complète et l’état de responsabilité adulte au sens complet du terme.
Mais si ces passages sont des passages initiatiques extrêmement douloureux, ils
sont organisés par les adultes, et constituent de vrais accès aux
responsabilités adultes. Il s’agit pour le jeune de lui faire toucher ses
limites du côté de l’extrême douleur aussi bien que de l’extrême jouissance
avec organisation de rituels très précis et contraignants : vous connaissez
peut-être le film de John Boorman, La
forêt d’émeraude, où on voit le garçon recevoir l’initiation
quelques jours avant que son père biologique réel, puisqu’il a été enlevé par
une tribu d’Indiens en Amazonie, ne le retrouve. Il subit l’épreuve des fourmis
et on lui administre ensuite une drogue qui le met en transe et lui permet de
rencontrer son animal-totem, l’aigle… Lorsque j’interroge mes élèves (à deux
autres reprises dans le film, il prend de la drogue) sur le fait de savoir s’il
est un drogué, la réponse est évidemment non… Or ces rituels initiatiques ont
complètement disparu de nos sociétés, peut-être à cause de deux mouvements
simultanés qui sont 1. la course des adultes après leur propre jeunesse, l’état
d’irresponsabilité prolongée de l’enfance et de l’adolescence interminable avec
le recul de l’entrée dans la vie, et 2. l’impossibilité pour nos institutions à
assumer, en effet, la peur dont je parlais au tout début, la peur que peut
provoquer le fait d’essayer de domestiquer, de structurer plutôt, le mot me
paraît meilleur, les énergies obscures, pulsionnelles qui sont à l’œuvre dans
la psyché humaine, dans la violence, dans la vie elle-même ; cette
structuration initiatique de la violence en chacun d’entre nous n’existe plus
dans nos sociétés et, du coup, puisque les adultes ont disparu, qu’ils ne sont
plus capables de donner l’initiation, les jeunes vont se la donner entre eux.
Mais quand on a traversé l’épreuve dans les sociétés traditionnelles, on est
devenu pleinement adulte. Certes, ce sont des sociétés fermées (même si c’est
un peu abusivement qu’on les dit « sans histoire »), où les cadres
restent fixes pendant des millénaires. Mais on est tout de même adulte au plein
sens du terme, alors que, dans nos sociétés, quand le gamin a traversé
l’épreuve du premier rapport sexuel, du premier « joint », etc., au
lendemain de l’épreuve il découvre qu’il n’a pas plus de pouvoir social, réel,
politique qu’avant et quand j’interroge mes élèves très banalement le jour même
de leur anniversaire ou le lendemain où ils ont acquis la majorité :
« Qu’est-ce que ça change d’avoir 18 ans ? – Rien, ça ne
change rien ». Et je me bats chaque année avec le conseiller d’éducation
de notre établissement et la proviseure qui s’obstinent à continuer à convoquer
les parents d’élèves majeurs. Il y a même eu quatre décisions de conseil de
discipline que j’ai fait annuler par le Recteur d’académie de Créteil devant la
commission rectorale d’appel, pour une part à cause du non-respect de la
majorité civique des élèves ; ça n’a pas fait plaisir à tout le monde dans
l’établissement, bien entendu[9].
Peut-être vous souvenez-vous du début du Discours
de la Méthode de Descartes : « Dès que l’âge me permit de
sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittais entièrement l’étude
des lettres et me résolvant à ne plus chercher d’autre science que celle qui se
pourrait trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j’employais
le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter
des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences,
à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et
partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que je
puisse en tirer quelque profit. »[10]
« M’éprouver
moi-même ». N’importe quel adolescent, arrivé à 15, 18 ou 20 ans n’a de
cesse que d’essayer de s’éprouver lui-même : « De quoi suis-je
capable ? Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? ». Et
quelquefois, un certain nombre d’entre eux, dans l’impossibilité où sont les
adultes de répondre à ces interrogations, interrogations parlées ou muettes,
d’entendre ce que disent ou ne disent plus les jeunes adultes, les adolescents,
effectivement, devant le silence des adultes, ils peuvent être tentés par un certain
nombre de comportements destructeurs et auto-destructeurs. Vous savez que le
suicide est devenu en France la première ou deuxième cause de mortalité dans la
tranche d’âge des 15-25 ans. Les suicides de mineurs (ce sont des calculs très
difficiles à faire, car bien souvent les familles cherchent à dissimuler ces
événements) sont évalués à environ 4 000 par an…
Comment
répondre ?
Donc, comment,
lorsque je suis enseignant, sortir de cette oscillation, de ce balancement
perpétuel qui nous fait passer de l’autoritarisme au laxisme, pour essayer de
répondre à cette peur, pour essayer de répondre à ces interrogations dont nous
devinons l’extraordinaire complexité, comment essayer de sortir de
l’oscillation entre la répression et la démission ? C’est ça au fond, le
plaisir d’enseigner, c’est lorsqu’on a commencé à entrevoir si peu que ce soit
la possibilité de sortir de ce jeu de balançoire, entre : ou bien
l’autorité ou bien le laxisme, ou bien la répression ou bien la démission. Ce
sont des débats sans fin : faut-il punir les enfants ? Faut-il être
plus ou moins autoritaire ? etc. C’est une maxime que nous infligeons très
souvent aux enfants et aux adolescents dès que la manifestation de leurs
énergies nous dérange : « Ta liberté s’arrête là où commence celle de
l’autre ». Nous avons tous dit ça. Est-ce que quelqu’un n’a jamais utilisé
ne fût-ce qu’une seule fois cette expression dans cette assemblée ? Par
cette expression, nous entérinons les rapports de violence dans les relations
inter-humaines. Si ma liberté s’arrête là où commence
celle de l’autre, ça veut dire qu’il va y avoir obligatoirement des frictions
aux frontières des territoires et comme un enfant ne peut grandir qu’à
accroître ses prises sur le monde, son rayon d’action, sa liberté, alors, effectivement,
il apprend, quand on lui inflige cette maxime, qu’il ne peut accroître sa
liberté qu’au détriment de celle d’autrui et donc nous sommes dans la guerre.
La liberté ne s’arrête pas (parce que la liberté ne saurait s’arrêter) là où
commence celle de l’autre (dans l’espace), elle
commence au
moment où (dans le temps) commence
celle de l’autre. Et, effectivement, la classe, l’école peut être (pourrait
être, devrait être) le lieu où les enfants vont découvrir que toutes les
activités inter-humaines qui nous font le plus plaisir supposent l’autre,
supposent autrui. Pour jouer au foot, il faut être 22 et l’adversaire n’est
plus l’ennemi qu’il faut tuer, l’adversaire est nécessaire au plaisir que je
viens chercher dans l’activité ; s’il était éliminé, purement et
simplement comme dans la guerre, il n’y aurait plus de jeu et je n’aurais plus
de plaisir. On découvre une deuxième chose en allant jouer au foot, c’est que
si, je parle des équipes de foot amateurs, je ne travaille pas au plaisir de
l’autre, c’est mon propre plaisir que je détruis ou que je risque de
détruire : si les arrières ne font pas leur boulot, ce que font les avants
n’a plus de sens. Donc, il y a une interaction ; dans un groupe de
musique, c’est la même chose. Donc, le plaisir que je vais retirer, que je vais
chercher dans ces activités se trouve d’autant plus accru que la liberté et le
plaisir de l’autre s’augmentent des miens et réciproquement.
Pédagogie institutionnelle.
Comment arriver à
comprendre, dans l’organisation institutionnelle de la classe, que ce n’est pas
en utilisant les armes du pouvoir sur la classe (comment les tenir) que je
pourrai me débarrasser de cette peur, mais au contraire en retrouvant le véritable sens
de mon autorité ? Mon autorité ? C’est-à-dire la capacité à être
auteur. Le premier sens d’autorité, c’est être
expert en un certain nombre de domaines – au sens où on dit que
quelqu’un « fait autorité ». Dans la classe, il faut que j’apprenne
ou que je réapprenne à exercer mon autorité dans un groupe et donc renoncer à
exercer mon pouvoir sur ce groupe, de sorte que, symétriquement, les élèves
puissent intérioriser les exigences de l’obéissance. L’obéissance, c’est le
contraire radical de la soumission. Il ne s’agit pas pour moi de soumettre les
élèves : vous savez bien ce que, pour l’inconscient, peut signifier se
soumettre, « se mettre dessous »[11]…
Effectivement, il y a là quelque chose d’extrêmement important à
comprendre : pour les élèves la soumission au maître interdit l’accès à la
culture et la construction des savoirs. Dans la soumission, il ne s’agit pour
moi que de deviner ce que le maître a derrière la tête (« Qu’est-ce qu’il
veut que je mette sur cette copie ? Qu’est-ce qui va faire bien et qui va
me permettre d’obtenir une bonne note ? »). Vous connaissez la
scène : le professeur qui parcourt du regard la salle de classe au début
de l’heure pour savoir qui il va interroger, tout le monde rentre la tête dans
les épaules, ou essaie d’avoir l’air le plus indifférent possible :
« Untel au tableau ! – Ouf !
C’est tombé sur le voisin, j’y échappe pour cette fois. »
L’interrogation devient interrogatoire. Et on prétend
évaluer les compétences et les performances d’un individu alors qu’on le place
dans la situation où il peut le moins, psychologiquement, faire preuve
d’initiative, de responsabilité, et de ses connaissances. Donc, il y a là
quelque chose de tout à fait important à comprendre, c’est que l’exercice de
l’autorité dans la classe est contradictoire avec l’exercice du pouvoir sur la
classe et donc, symétriquement, on peut espérer que les élèves, au lieu
d’apprendre à se soumettre aux volontés du maître, vont apprendre à obéir aux
exigences de la recherche et de la création, à entrer en effet dans
l’extraordinaire complexité de la construction des savoirs, de la recherche de
l’efficacité et l’habileté dans les techniques, de la recherche de la beauté
dans les arts, de la vérité dans les sciences, et le professeur de physique
peut commencer son cours en expliquant qu’il ne sait
toujours pas
de quoi il parle quand il parle de la
lumière, et le biologiste en disant : « Je ne sais toujours pas de
quoi je parle quand je parle de l’objet même de ma science, c’est-à-dire la
vie. C’est à vous de prendre la suite et toutes les questions qui sont pour
nous encore inconnues, incommensurablement inconnues, ce sera à vous d’essayer
d’en trouver les réponses, en entrant à votre tour dans cette histoire, de vous
approprier en effet les significations données au monde et à l’histoire par les
générations qui vous ont précédés, pour que vous puissiez à votre tour entrer
dans cette recherche et dans la création culturelle. Je vais vous passer le
témoin parce qu’il y a des tas de questions auxquelles nous n’avons pas su
encore répondre et, d’une certaine manière, ces questions sont en effet
incommensurables. » J’étais l’an dernier invité par des magistrats, des
avocats, des policiers, des éducateurs de la PJJ[12],
etc., et la question qu’ils m’avaient posée se rapprochait beaucoup de celle du
premier atelier d’aujourd’hui, sauf qu’aujourd’hui, vous avez intitulé votre
atelier « À quoi sert l’école ? », ce qui comporte une
contradiction, je l’ai dit dans le groupe, dans les termes même, puisque le
verbe « servir » renvoie à l’utilité. Or l’école, scholè en grec, signifie loisir. L’école ne
« sert » à rien, c’est sa définition.
Pourquoi aller à
l’école ?
La question qui
m’avait été posée était : « Pourquoi aller à l’école ? ».
Ce qui nous avait permis de réfléchir autour de ces trois défis qui sont tout à
fait nouveaux dans toute l’histoire des systèmes éducatifs :
Articuler les savoirs
et la loi.
Le premier défi, je
l’ai déjà évoqué : si les plus hauts degrés de savoir, de culture et de
compétences ont pu se mettre au service des pires formes de barbarie au cours
des totalitarismes du 20ème siècle, alors nous savons en effet que,
depuis le Goulag, Auschwitz et Hiroshima, il nous faut reprendre cette vieille
question des hommes de la Renaissance : « Science sans conscience
n’est que ruine de l’âme », c’est-à-dire que si le savoir n’est pas
structuré par une éthique, il devient meurtrier et toute éthique,
réciproquement, toute loi, qui n’est pas armée par un savoir demeure
impuissante. La loi sans le savoir reste impuissante, le savoir sans la loi est
meurtrier. Donc : comment articuler à l’école, dans le cours de maths,
l’atelier d’électronique, ou n’importe quelle discipline, dans ce qui fait le
cœur même des activités de l’apprendre, les apprentissages, comment articuler
cette instruction des savoirs, cette construction des logiques extrêmement
exigeantes et complexes des savoirs avec l’institution de la loi ? Je
parle ici d’institution et non pas d’imposition de la loi. Ce sont deux
processus, hormis le cas d’urgence, contradictoires l’un avec l’autre. Il
s’agit d’instituer, il ne s’agit pas d’imposer la loi dans le processus
éducatif, il s’agit de l’instituer pour permettre aux petits d’hommes d’accéder
à l’autonomie. Ça, c’est le premier défi.
Articuler
transmission et création.
Le deuxième défi est un peu difficilement
quantifiable : c’est une étude qui avait faite par l’Unesco je crois il y
a quelques années. Elle avait essayé de mesurer l’accélération des
connaissances humaines, de l’ensemble des savoirs, des savoir-faire de
l’humanité et est arrivée à la conclusion que l’ensemble des savoirs, des
savoir-faire de l’humanité double à peu près tous les quatre ans, c’est-à-dire
que ce que l’humanité sait dans sa totalité en 2004 est le double de ce qu’elle
savait en 2000, le quadruple de ce qu’elle savait en 1996, et que c’est la
première fois que cette extraordinaire accélération se produit dans l’histoire.
Les savoirs et les savoir-faire se renouvellent beaucoup plus rapidement que
les générations et alors du coup, la transmission, où il s’agit de répéter, de
recevoir et de restituer, ce rôle essentiel de transmission de l’école s’en
trouve complètement bouleversé. Et le deuxième défi, en effet, on peut le
formuler de cette manière : comment articuler la transmission critique des
héritages avec le développement chez les enfants de la capacité à faire face à
l’imprévisible ? Ils auront à résoudre les problèmes gigantesques posés
par le triple défi des croissances industrielles, urbaines et
démographiques ; on commence à en parler dans les médias, par exemple à
propos du prix du pétrole, mais on sait déjà que les futures famines, c’est
pour dans trois ans à peu près, lorsque la Chine ne se suffira pas du point de
vue alimentaire et importera massivement, comme elle le fait déjà pour le
pétrole, les céréales et donc, le prix du blé va monter et donc les pays
pauvres ne pourront plus se le payer. Les futures famines massives, c’est dans
deux, trois ans à peu près. Ce triple défi des croissances industrielles,
urbaines et démographiques qui met en péril l’existence même de l’espèce
humaine à l’horizon de leur propre existence, les élèves que j’ai dans mes
classes vont avoir à prendre, dans le laps de temps de leur existence même, des
décisions politiques fondamentales : à savoir si l’aventure de l’espèce humaine
va continuer ou pas. Mon premier fils, qui a 32 ans, se lance dans l’aventure,
avec sa compagne ils attendent un bébé pour le mois de mars prochain et quelle
sera l’existence de ce bébé ? Donc, il y a quelque chose d’extrêmement
important qui fait s’entrecroiser l’intime et le planétaire et qui fait que les
enjeux de ce qui se passe à l’école deviennent tout à fait nouveaux et que nous
sommes obligés de repenser complètement nos modes traditionnels de
transmission.
Articuler
droits-créances et droits-libertés.
Le
troisième défi, c’est l’aspiration à l’égalité. Vous savez que la Convention
internationale des droits de l’enfant reconnaît non seulement des
droits-protection, ce que faisaient déjà la déclaration de la Société des
Nations en 1923 et la déclaration des droits de l’enfant en 1979, mais qu’elle
a introduit en 1989 une nouveauté décisive. Il ne s’agit plus seulement de
reconnaître aux enfants des droits-protection, des droits-créances,
c’est-à-dire à une vie digne, l’habitat, l’éducation, la santé, mais également
des droits-libertés, c’est-à-dire l’exercice d’un certain nombre de droits. Les
droits-protection se traduisent en devoir des adultes à l’égard des enfants
alors que les droits-liberté peuvent désormais être exercés directement par les
enfants : droits d’association, d’exprimer leur opinion, de peser sur
toutes les décisions qui les concernent, selon leur degré de maturité. Ce qui a
des conséquences que nous ne mesurons pas encore vraiment dans nos pratiques
familiales, nos pratiques éducatives. À l’école notamment, nous l’avons vu,
nous devons nous rendre compte que ses fonctionnements ordinaires sont
constamment en contradiction avec ces exigences de la Convention internationale
des droits de l’enfant. Le troisième défi est : comment articuler la
nécessaire protection de l’enfant, la reconnaissance de son immaturité relative
avec la reconnaissance de sa maturité relative, comment articuler dans le
temps, et c’est là le défi de l’école, comment ne pas traiter l’enfant trop tôt
en citoyen, en lui imposant des obligations de résultats, en le soumettant trop
tôt à la sélection, à la notation, etc. ? Vous savez d’ailleurs que les
pays qui obtiennent les meilleures performances au point de vue scolaire sont
les pays où on a évacué toute notation, tout redoublement et toute évaluation
jusqu’à l’âge de 15-16 ans, au moins en Finlande notamment. Et donc, comment
concilier, comment articuler les exigences de la protection de l’enfant avec
l’exercice de ses libertés, comment ne pas infliger à l’enfant des
responsabilités beaucoup trop élevées, trop tôt, ne pas court-circuiter le
temps de la maturation et comment, en même temps, ne pas le retarder
excessivement : « Quand tu seras majeur, tu feras ce que tu voudras,
en attendant, c’est moi qui commande ! » Et donc, miraculeusement,
comme ça, on deviendrait citoyen à 18 ans… Cette question du temps est
absolument essentielle : et d’ailleurs, l’école n’est pas d’abord un lieu,
un espace, elle est un temps offert à l’enfant pour qu’il ait le
temps de vivre son enfance sans être soumis aux violences de la rue, du travail
(et parfois de la famille ! vous savez que la quasi-totalité des
maltraitances à enfant est commise en famille…), le temps d’apprendre à user de
sa liberté, des libertés que lui reconnaît aujourd’hui la Convention,
apprentissage des exigences de la démocratie et du vivre-ensemble.
Alors l’école peut répondre, c’est la grande
leçon des pédagogies coopératives : les élèves peuvent apprendre comment
répondre à ces violences vécues à l’extérieur, résister aux fascinations des
mages (caïds de quartier et prédateurs internationaux) et des images, des
marques et de la publicité, des engagements professionnels où l’on ne survit
qu’en se prostituant[13],
de la concurrence qui veut la mort de l’autre, des voiles[14]
et des viols… Ils peuvent aussi y apprendre comment travailler à transformer
les fonctionnements institutionnels même de l’école, comment utiliser dans le
travail de la culture ces violences qui nous habitent tous, dont nous sommes
les héritiers. L’école peut devenir le lieu où on apprend à transformer les
énergies qui sont à l’œuvre dans la violence en création culturelle.
Droit et culture.
Nordine raconte
qu’un jour, une jeune fille de son quartier a été violée par un jeune d’une
autre cité. Cette jeune fille va porter plainte au commissariat, avec
certificat médical, etc.. Et puis, les jours passent et il ne se passe rien
alors qu’elle a fourni tous les renseignements pour l’arrestation du violeur,
signalement, etc.. Le grand frère et ses amis, dont Nordine, sont de plus en
plus en colère ; ils décident de retrouver eux-mêmes le violeur, trouvent
son adresse, et un soir, à une dizaine, vont l’attendre au pied de son
immeuble ; vers une heure du matin, alors que Nordine les quitte
(« J’avais interro de maths le lendemain » nous dit-il, ce qui m’a
permis de lui répondre que c’était à cause de cette dérisoire interro de maths
qu’il n’avait pas de sang sur les mains…), ils finissent par entrer de force
dans l’appartement, enlève le violeur, l’emmène dans un terrain vague et le
tabasse à mort ; mais il n’en est pas mort, et porte plainte de son lit
d’hôpital… En moins de 48 heures, la police arrête le grand frère, et depuis ce
grand frère est en prison, sous les chefs d’inculpation d’enlèvement, tortures,
actes de barbarie, etc. Et donc, il risque la réclusion criminelle à
perpétuité. Cette histoire déchire le quartier de Nordine, le bouleverse, lui
et ses amis à la fois révoltés et résignés, parce que l’avocat que la famille
prend pour défendre le grand frère découvre que la plainte initiale de la jeune
fille n’était jamais sortie du commissariat de Stains, puisque le violeur
était le fils d’un ancien policier. Et il conclut son récit : « C’est à cause de tels faits et
de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est
ancrée dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant que
celle-ci disparaisse. »[15]
Que répondre à
Nordine ? Il y a deux niveaux de réponses : celui du droit, celui de
la culture. Le droit d’abord : n’importe quel citoyen (à partir de 18 ans
donc) doit pouvoir répondre à Nordine que dans ce genre de cas, il ne
suffit pas de porter plainte au commissariat. Il faut écrire au procureur de la
république. Et si la fille violée avait écrit au procureur de la république, il
n’aurait certainement pas classé l’affaire et ce serait revenu sous forme de
demande d’enquête auprès des policiers qui alors là, très probablement,
auraient tout de même fait leur travail. Cela relève de la connaissance des
procédures : je peux connaître mes droits mais si je ne connais pas les
procédures qui me permettent de les faire respecter, je suis toujours dans
l’impuissance. Le code pénal est accompagné du code de procédure pénale et le
code civil du code de procédure civile. Si, lorsque j’ai déménagé, le
propriétaire ne veut pas me rendre ma caution, je peux délivrer assignation et
le propriétaire sera condamné à me rendre la caution. Les procédures du droit,
c’est ce qui nous permet effectivement d’obliger celui qui ne veut pas entendre
à entendre. C’est très important, cette question des procédures, pour
l’apprentissage de la démocratie, dans les fonctionnements institutionnels de
l’école, et par exemple dans le traitement des problèmes de discipline, dans le
déroulement des conseils de discipline : s’il y a un règlement intérieur
mais qu’il n’y a pas le code de procédure qui va avec, ce règlement intérieur
ne sert à rien. Le règlement dit, par exemple : on n’a pas le droit de se
manquer de respect. Très bien. Mais où est le guichet, le formulaire à remplir,
à qui s’adresser, quand on m’a injurié ? Qui va « instruire »
l’affaire ? Un épisode cette année, auquel j’ai déjà fait allusion à
l’instant, dans mon propre établissement : une bagarre au cours de laquelle
trois élèves (dont deux des miens) sont quasiment lynchés par une quinzaine
d’autres… Madame la proviseure dit « qu’il ne doit pas y avoir de bagarre
dans le lycée ! » Le problème c’est qu’il y en a ! même très
rares… Si bien qu’elle décide de faire passer en conseil de discipline aussi
bien les agresseurs (du moins ceux qui ont pu être identifiés…) que les
agressés. Évidemment les victimes n’apprécient que fort peu d’être
« suspendus » en attendant la réunion du conseil de discipline :
trois semaines de cours en moins en classe terminale. Et le conseil décide
d’une exclusion définitive, avec sursis, pour tout le monde ! Recours au
recteur qui, évidemment, casse la décision pour les trois victimes…[16]
Et c’est alors du côté de l’administration du lycée qu’on apprécie peu… Il y a
là tout un travail sur le droit, sur les procédures, sur le règlement intérieur
qui est absolument nécessaire, non pas pour judiciariser, verser dans un
juridisme excessif, mais tout simplement pour qu’on comprenne que, dans une situation
sociale, où je n’ai pas choisi mes partenaires (je n’ai pas choisi mes
camarades de classe, les profs n’ont pas choisi leurs élèves, les élèves n’ont
pas choisi leurs profs), et où donc nous ne sommes tenus qu’à une attitude
d’indifférence polie les uns à l’égard des autres (comme dans un train, un
autobus, un immeuble, où je ne choisis pas mes voisins), nous devons vivre
ensemble, c’est-à-dire articuler négativement nos relations par les principes
du droit. C’est ma première réponse, à Nordine. Et cette réponse, celle du
droit, qui interdit la vengeance, ne relève pas de ma compétence de professeur,
mais d’abord de ma position de citoyen, et n’importe quel autre citoyen majeur
devrait pouvoir apporter la même réponse. Ce n’est pas parce que je suis professeur,
je ne suis pas non plus assistant social ou magistrat, c’est parce que je suis
citoyen avant d’être professeur que je peux apporter cette première réponse.
En revanche, la
deuxième réponse appartient bien à ma compétence, à mon expertise, à ma position
professionnelle. « Mon cher Nordine, cette histoire qui déchire ton
quartier, est une histoire millénaire ! » Est-ce qu’Hélène était
consentante, enlevée et violée par Paris ? Et de cet enlèvement et de ce
viol s’ensuit une guerre sauvage dont Homère écrit le poème, guerre qui a duré
dix ans… et quand Achille parcourt le champ de bataille, fou de colère après la
mort de Patrocle en tuant tout ce qui bouge devant lui, Lycaon, fils de
Priam, 16 ans, le supplie et Achille ne l’entend pas, il l’égorge… Vous savez
que décider, decidere en latin,
veut dire d’abord égorger, trancher. Toute la culture humaine est pétrie de
violences : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart,
Goya, Eisenstein, ils nous parlent des pires formes de violence qui nous
habitent, qui habitent chacun d’entre nous et qui vont se trouver par la magie
de la culture transformées en œuvres dans les plus hautes formes de la
culture. Et donc, c’est l’école qui permet ça, qui va nous permettre de
comprendre comment cette histoire sauvage, ces barbaries, guerres, viols,
tortures, incestes, vont pouvoir se transformer dans les plus hautes formes de
la culture. Don Giovanni de
Mozart commence par un viol et un meurtre. « Donc, à l’école, mon cher
Nordine, tu as la possibilité d’apprendre progressivement à transformer la
douleur en plaisir, les formes les plus profondes, les plus destructrices du
mal, de la violence, de la douleur peuvent se transformer en jouissances, en
plaisirs, dans les plus hautes formes de la culture. » Et c’est bien
l’énergie de la violence et des passions qui alimente toute notre culture, dans
les techniques, les arts et les sciences.
Donc, les deux
réponses à la violence sont bien la structuration des relations inter-humaines
par les principes du droit et l’utilisation de l’énergie qui s’y déploie dans
la culture. S’il s’agit bien de réprimer la violence, il ne s’agit pas d’en
réprimer l’énergie qui y est à l’œuvre, il s’agit de la structurer. Il ne
s’agit pas de l’encadrer ou la limiter. Si je pose un « cadre », je
pose du « hors-cadre », je fabrique de l’exclusion. Si je pose des
limites j’incite aussitôt aux jouissances de leur transgression, on ne peut
réprimer les désirs de dissidence (heureusement), d’aller voir ce qui se passe
de l’autre côté du mur ![17]
Donc, il ne s’agit pas ici d’encadrer, de limiter la violence, il s’agit de la
structurer, d’en transformer les énergies aveugles, destructrices,
provocatrices, de les transformer en occasions de création et de plaisirs
partagés. C’est d’une banalité évidente ce que je dis là, voyez le plaisir que
les gamins prennent dans les jeux vidéo les plus violents, les films d’horreur,
et, plus traditionnellement dans les contes de fées et de sorcières… Bien
entendu, si ce qui se passe dans le film ou l’opéra, dans l’image virtuelle ou
dans le conte, se passait dans la réalité, ce serait une autre paire de
manches ! Et quand ça se passe dans la réalité et qu’il n’y a pas de
recours, alors où peut-on en parler ?
Donner pour grandir.
Donc, de quoi est
fait le plaisir d’enseigner ? De l’obligation (à ne pas confondre avec son
contraire, la contrainte) de donner. Une histoire qui me semble révéler au plus
profond les exigences éthiques de l’école. Nous sommes, dans les années 70,
dans une classe[18]
coopérative, techniques Freinet, pédagogie institutionnelle, quartier nord de
Bondy : les groupes sont au travail, les ateliers
fonctionnent, l’institutrice, Catherine, est occupée avec un groupe, moi
j’étais avec un autre, Fernand Oury avec un troisième… Un gamin vient tirer
Catherine par sa blouse car il y a quelque chose qu’il ne sait pas faire.
Catherine le regarde : « Tu vois bien que je suis occupée… »,
elle a un regard circulaire et en voit deux au fond de la classe qui, ayant
terminé leur tâche, sont plongés dans des bouquins de bibliothèque. Elle
dit : « Tiens, va demander à Manuel, lui il sait faire, il va
t’aider. » Et alors Manuel, qui a entendu, répond : « Ah non,
Madame, il pue ! » Quelques ricanements, vite réprimés : il est
interdit de se moquer, loi fondamentale de la classe. Bon. Qu’est-ce qui se
passe le matin dans les familles, combien de gamins sont les seuls à se lever
le matin parce que les grands frères ont vaqué à leurs occupations nocturnes,
qu’on en est à la deuxième génération de chômage, etc. ? Nous avons un peu
sursauté, Fernand et moi, et je m’attendais à ce que Catherine ait la réponse,
que nous aurions eu sans doute : « Oh ! ce n’est pas gentil ce
que tu viens de dire là, oh le vilain garçon ! Il ne faut pas dire des choses
comme ça, tu sais bien que ce n’est pas de sa faute… » Et ne faut-il pas
en effet aider ceux qui sont dans la peine, dans la douleur, dans la
difficulté, ne faut-il pas « se pencher sur les exclus » ? Comme
aurait pu dire Flaubert, « Exclusion : lutter contre. »
Catherine n’a pas du tout cette réponse, « humanitaire ». Deuxième
sursaut chez Fernand et moi : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas
l’aider, si t’es pas content, tu le diras au conseil ! » Dans le
cours de l’action, la loi ne se discute pas, et si elle ne se discute pas c’est
parce qu’elle se discute, mais pas au même
moment. Le conseil, c’est le vendredi de 15h à 16h30, avec président
de séance, secrétaire, cahier des décisions, etc., on met tout sur la table, on
règle les comptes, les conflits, on organise le temps, l’espace, les activités,
on prend les décisions, etc.. On peut donc le reste de la semaine, différer les
conflits et les questions d’organisation du travail : « Si t’es pas
content, tu le diras au conseil. » L’apprentissage de la différence,
différer les pulsions, les frustrations pour pouvoir les parler, passions
calmées, avec le recul du temps. Alors, ces classes de pédagogie
institutionnelle, il en existe des centaines, des milliers, et ce qui est
intéressant pour mon propos, c’est que le vendredi suivant, Manuel n’a pas
ramené l’affaire au conseil ; il a aidé son camarade, il a expliqué le
truc, et il n’a pas ramené l’affaire au conseil : pourquoi ?
Peut-être parce que, en aidant son camarade, il a découvert ceci : qu’en
aidant son petit camarade, en lui expliquant ce qu’il savait lui-même, ce qu’il
croyait maîtriser, il le savait encore beaucoup mieux après l’avoir expliqué,
donné, qu’avant de l’avoir transmis. Il n’y a qu’à l’école que les enfants
peuvent découvrir cela : le savoir c’est ce qui s’augmente de se partager,
de se transmettre, de se donner. Quand je donne de l’argent, je n’en ai plus,
mais quand je donne une information, un savoir, quand je transmets une
compétence, ma propre compétence, mon propre savoir s’en trouve augmentés,
c’est-à-dire qu’on devrait ici à l’école faire l’expérience de la relation
humaine dans ce qu’elle a de plus profond : je deviens ce que je donne. Et
vous voyez comment ça vient heurter de plein fouet toutes les logiques
extérieures de la prédation, de la compétition, du « moi d’abord »,
de l’écrasement d’autrui, de la concurrence, de la violence, de la
« conquête » des marchés ou des territoires (encore une fois, à
l’échelle du quartier ou de la planète…), etc.. Et quand on voit, aujourd’hui
l’état de notre planète, ce qu’il peut s’y passer, on peut penser en effet
qu’il y a urgence, urgence vitale aujourd’hui à ce que tout notre
système éducatif se structure autour de cette exigence éthique fondatrice
de l’humain.
Je
disais : quand j’entre en classe, j’ai peur. Au théâtre, au cinéma, si la
pièce ou le film ne me plaisent pas, je peux sortir, on ne me punira pas, et
devant la télévision je ne me prive pas de zapper, ici même n’importe lequel
d’entre vous, considérant que je radote, peut sortir, il ne sera pas puni, on
ne lui demandera pas de comptes… Or, en classe, ils sont assignés et moi aussi,
et c’est cette situation d’obligations réciproques qui fonde la citoyenneté.
Pourquoi choisit-on ce métier finalement ? Parce que peut-être le plaisir
d’enseigner n’est pas autre chose que le plaisir de donner, de devenir, d’être
ce que l’on donne, et parfois pardonne. Et aussi ce plaisir d’enseigner
tient-il peut-être, dernier élément, à ce qu’ils et elles sont 25, 30… ce sont
des enfants, des adolescents, des filles toutes aussi belles les unes que les
autres, des garçons tous aussi beaux les uns que les autres, dans la fine fleur
de leur jeunesse, alors que moi, je commence à vieillir et effectivement,
donner, transmettre, c’est accepter de vieillir et donc de mourir. Le plaisir
d’enseigner est probablement fait de la transformation de la violence en soi en
plaisir, de cette acceptation du mourir, comme le disait le vieil Épicure.
Une dernière citation, si vous me le
permettez, justement sur cette question, Michel Serres[19] :
Je quitterai la vie comment je me suis levé
mille fois de table. J’aurai perçu un bruit, à la porte, il interrompra le
festin, je le reconnaîtrai. Je ne sais pas si une cloche sonne ou si une voix
retentit, je ne sais si un souffle de vent fera le signal. Je sais que je
comprendrai.
Il faudra que je me retourne, un moment.
Avant de suivre cet éclat, chercher des yeux mon hôte, et lui sourire, être
courtois, ne pas quitter les lieux sans avoir dit merci à qui m’a invité.
Ai-je été, à mon tour, un hôte
convenable ? Ai-je assez payé cette chance, d’être ici assis, dans le jour
et la nuit, par quelques paroles volantes, par des notes allègres, par des mots
ou des sons tenus ? Ai-je assez soutenu la conversation ? D’un coup,
maintenant, je peux tout rembourser, peut-être. Vite, un instant court, où la
voix vaut la vie.
Merci à qui ? Où êtes-vous mon
hôte ? Qui donc m’a invité ici ? Je ne vois que des étrangers, comme
moi, tout autour de la table, que des dîneurs qui vont, ce soir, rentrer chez
eux. Vide, absente est la place du maître de céans. À qui donnerai-je enfin
l’instant d’équivalence dense ?
Mon dernier détour de regard est fini. Jamais
plus, jamais plus je ne pourrai dire merci. Jamais je ne dirai assez merci.
Merci pour les hasards, merci pour ce miracle, pour la mer turbulente et
l’horizon flou, merci pour les nuages, pour le fleuve et pour le feu, merci
pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci pour les vents et les sons,
pour la plume et le violon, merci pour ce repas immense de langage, merci
d’amour et de souffrance, pour la douleur et la féminité… non, je n’ai pas
fini, je commence, je commence à me rappeler qui je dois remercier, je commence
à peine mon chant de réjouissance et mon tour de table est fini.
Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle,
ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci,
l’équivalent de grâce.
Je vous en prie, souffle le bruit, le vent,
le son, qui résonne derrière la porte. Je vous prie et je vous invite, soyez le
bienvenu.
D’où
vient le plaisir d’apprendre, aux deux sens du verbe : apprendre à…,
apprendre de… ?
Expérience
familière de ce que, comme l’amour, le savoir s’augmente de se partager :
j’en ai plus après l’avoir donné, transmis, qu’avant. Dans sa logique, l’école
heurte ainsi de plein fouet les logiques extérieures et intérieures du
parasitisme, de la prédation et de la violence.
Comment
créer les dispositifs d’une alliance maître-élève ? La violence se
traduit en culture, le vivre-ensemble se structure par le droit : ainsi
les libertés s’augmentent les unes des autres, par le double mouvement
d’instruction des savoirs et d’institution de la loi.
Comment,
dans la classe, l’élève peut-il s’élever à égalité, voire dépasser le
maître ? En donnant à son tour. Et vous avez pu entendre, ici, ce que mes
élèves me donnent.
Bernard Defrance.
[1] Francis Imbert,
« Lier, délier, allier », revue Pour,
n° 110-111 : http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=82
[2] C’est-à-dire
noté sévèrement.
[3] Gilles Deleuze,
Pourparlers, éd. de Minuit :
http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=80
[4] Philippe
Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail
scolaire, ESF éd.
[5] Il faudrait
s’interroger sur l’origine de ces expressions : « sécher » en
France, « brosser » en Belgique…
[6] Fabien Fenouillet,
maître de conférences, psychologie de la motivation : http://fabien.fenouillet.free.fr/
[7] Je renvoie sur
ces points à l’intervention au congrès 1996 de l’AGIEM (Association générale
des institutrices et instituteurs des écoles maternelles) : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=96
[8] Réédité avec Graines de crapules et autres textes chez
Dunod.
[9] Cf. ci-après.
[10] Les road-movies et la « route », ce
n’est pas nouveau ! Citation de mémoire : voir, http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=22
[11] Se soumettre,
c’est s’abaisser, ce qui est complètement contradictoire avec l’appel à
s’élever que nous adressons aux… élèves !
[12] Protection
Judiciaire de la Jeunesse (éducateurs chargés de l’exécution des jugements
prononcés ou des mesures de protection prises par les juges pour enfants).
[13] Ce qu’on
appelle « l’employabilité »…
[14] Sur le
« voile » : « Contre le voile et donc contre l’exclusion de l’école des jeunes filles qui
le portent » : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=156
[15] Nordine a écrit
cette histoire : voir http://www.bernard-defrance.net/eleve/index.php?texteeleve=8
; voir également commentaire dans le texte de la conférence du 11 juin 2001 en
Sorbonne, « Un enseignement philosophique est-il possible
aujourd’hui ? », http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=82
[16] Peut-être
est-il utile de préciser que c’est moi qui défendais devant le conseil de
discipline, puis devant la commission d’appel rectorale, les trois élèves en
question… Mais combien d’élèves victimes d’injustices semblables ont-ils la
possibilité d’être défendus par un de leurs professeurs, qui plus est
spécialiste de ces questions ?
[17] Berlin, 1989,
événement majeur de la fin du 20e siècle.
[18] CE2,
c’est-à-dire troisième année de l’école primaire, les enfants ont entre 7 et 8
ans.
[19] Le parasite, Grasset, 1985, p. 122-123.