les
projets actuels de décentralisation
Tous
les plaidoyers pour la décentralisation, notamment dans les perspectives de
développement de la démocratie locale qu’elle pourrait dessiner, négligent
quatre obstacles majeurs qui obligent pour l’instant à refuser
– radicalement et sans « négociation » possible – les
projets actuels, y compris dans l’Éducation nationale : la non séparation
des pouvoirs au niveau des collectivités locales, les injustices de la
fiscalité locale, les difficultés de constitution des équipes pédagogiques, les
inégalités géographiques de l’offre d’éducation. Chacune d’entre ces raisons
suffirait à elle seule à motiver notre refus des réformes envisagées. Ni pour
des raisons corporatistes, ni pour le retour à un passé idéalisé qui n’a jamais
existé quant à l’unité de la République, mais justement à cause d’exigences
républicaines et citoyennes (et européennes, mais ce n’est pas le point
développé ici), sur lesquelles il ne saurait être question de transiger.
La
première raison est d’ordre institutionnel : l’actuelle confusion des
pouvoirs locaux, départementaux et régionaux aboutit à ce qu’un maire, un
président de conseil général ou régional vote pour ses propres propositions,
exactement comme si, au niveau national, le chef du gouvernement était en même
temps président de l’Assemblée nationale. Dans bon nombre de pays, il y a des
assemblées locales, et des exécutifs distincts responsables devant ces
assemblées. La situation actuelle en France aboutit dans les faits à la
(re)constitution de pouvoirs féodaux de sujétion, quasi-maffieux dans certains
cas, avec le développement de liens de clientélisme et de corruptions : combien
de votes locaux ou d’adhésions à un parti sont-ils « acquis » en
échange d’un logement ou d’un emploi (pour ne citer que cet exemple dérisoire
et banal) ? Et même au niveau national, l’élection du président de la
République au suffrage universel constitue une survivance archaïque du
monarchisme aboutissant à une double légitimité élective du législatif et de
l’exécutif, dont on a pu constater les effets pervers lors des
« cohabitations » et du premier tour de l’élection présidentielle de
2002 : le président actuel dispose de tous les pouvoirs en représentant
19% des suffrages exprimés. L’exigence républicaine de distinction des
pouvoirs, au sens de Montesquieu, appelle donc une réforme institutionnelle
préalable à toute répartition des compétences entre l’État et les collectivités
locales. Les projets actuels de décentralisation persistent, comme précédemment
(depuis les premières lois « Deferre »), à mettre « la charrue
avant les bœufs ».
La
deuxième raison du refus est d’ordre fiscal et réside dans l’actuelle
inégalité des citoyens quant à ce qu’il en est de leurs capacités
contributives : l’égalité devant l’impôt est une exigence non-négociable,
constitutive de la citoyenneté, inscrite dans la Déclaration universelle des
Droits de l’Homme. Or, les impôts locaux ne sont toujours pas calculés d’après
les revenus des citoyens. Malgré quelques correctifs à la marge par abattements
ou dégrèvements, les injustices de la fiscalité locale ont été maintes fois
analysées, qui voient par exemple des taxes d’habitation en zones suburbaines
pauvres largement supérieures à celles des quartiers riches. Déjà au niveau des
ressources de l’État, la disproportion entre les produits respectifs des impôts
« aveugles » (essentiellement la TVA) et des impôts sur le revenu
fait de notre système fiscal un des plus archaïques de tous les pays
développés, injustices reconnues par le système lui-même qui permet aux
salariés de déduire des abattements de leurs revenus en pseudo-compensation de
l’impossibilité où ils se trouvent de frauder sur leurs déclarations, comme le
font les professions libérales, les artisans, les commerçants et les
agriculteurs. Tant que la fiscalité locale ne tiendra pas compte des revenus,
tout transfert de compétences de l’État aux collectivités locales ne pourra
qu’aggraver cette inégalité des citoyens devant l’impôt. On attend toujours, à
chaque vote de la loi de finances par le Parlement, qu’un recours devant le
Conseil constitutionnel aboutisse à la
censure générale de ladite loi eu égard à cette entorse majeure et répétée
chaque année au principe constitutionnel d’égalité devant la loi.
Dans
l’Éducation nationale, la troisième raison du refus des transferts de
compétences envisagés tient à l’aggravation des conditions de cohérence des
équipes éducatives dans les établissements scolaires et bassins de formation.
Déjà, aujourd’hui, on sait quelles sont les difficultés de constitution de ces
équipes avec les séparations instituées entre les tâches d’instruction et
d’éducation et les tâches domestiques. C’est dès l’école maternelle que
s’intériorise chez tous les enfants, futurs citoyens, la violence des divisions
sociales du travail entre tâches nobles et ignobles : les fonctions
économiques et domestiques ne sont toujours pas considérées comme partie intégrante
de l’action pédagogique. Introduire une double (comme c’est déjà le cas à
l’école primaire aujourd’hui) voire triple ou quadruple hiérarchie de
responsabilités dans un même établissement, avec la dépendance de personnels
selon leurs statuts et fonctions entre l’État, la région, le département et la
commune, ne peut qu’aboutir à l’aggravation des difficultés, voire à
l’impossibilité totale de constitution de l’équipe éducative : ce qui
marquera encore plus profondément les enfants en inscrivant de manière encore
plus indélébile qu’aujourd’hui la fatalité des hiérarchies sociales.
La
quatrième raison enfin est bien connue elle aussi : les actuelles
inégalités géographiques, financières et culturelles de l’offre d’éducation
persistent ; combien de places (et de quelles filières) par exemple, par
rapport à la population, sont ouvertes en lycée, en ville et en banlieue ?
Combien coûtent respectivement (dans la même région…) un lycéen de La Courneuve
(93) et un lycéen d’Henri IV (à Paris) ? Quel sociologue nous superposera
un jour les cartes du prix du terrain, de l’habitat dégradé, du chômage, de la
délinquance et de l’offre éducative ? Compenser ces inégalités,
constitutives de zones de concentration d’échecs scolaires et de ségrégations
sociales, supposerait des péréquations fiscales (voir ci-dessus) aux effets
sans doute dévastateurs électoralement parlant, étant donné l’état de
sous-développement de la conscience civique du citoyen moyen et des
« élites » de ce pays.
Les
« dessous » des projets actuels sont fort simples : la peur
devant les défis de la démocratie locale. Les logiques binaires perverses
jouent, ici comme en d’autres domaines, à fond : ou bien l’État, ou bien
les collectivités locales. Personne ne semble s’aviser de ce qu’une véritable
décentralisation des pouvoirs suppose l’établissement de cahiers des charges
contrôlables garantissant l’égalité des citoyens par l’impôt, par la
péréquation financière dans les investissements et pour l’égalité d’accès aux
services publics, notamment d’éducation : plus on décentralise, plus il
faut se donner les moyens de garantir centralement l’égalité.
Bernard
Defrance,
professeur
de philosophie,
lycée
Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis.