Bernard Defrance :
une réflexion critique sur la loi
Flou dans les règles, confusion des niveaux de la loi, incohérence dans l'application des sanctions, non-respect, par les adultes, de principes fondamentaux : nous avons beaucoup à faire pour que l'école soit un lieu de droit. Bernard Defrance est professeur de philosophie dans un lycée technique en Seine-Saint-Denis. Sa réflexion nous aide à clarifier les concepts de loi et de liberté.
Sept niveaux de normes :
Le premier niveau de norme, c'est mon
caractère, mes manies. J'ai le droit d'être ce que je suis et les élèves ont le
droit d'être ce qu'ils sont. Et nul ne peut mettre en cause quelqu'un pour ce qu'il
est. J'ai mes tics, mes manies, mon caractère. Je ne supporte pas le spectacle
d'un troupeau de ruminants, et je peux demander aux élèves : « Quand vous
avez cours avec moi, je vous demande de ne pas manger de chewing-gum. »
Mais une demande, ce n'est pas un ordre. Et je ne peux pas punir, parce que
j'ai demandé aimablement... Et bien entendu l'autre peut demander à son tour,
aimablement : « Écoutez, Monsieur, vous parlez un peu vite. Il faudrait
parler plus lentement ; on n'arrive pas à vous suivre... » C'est mon
défaut dans le cours de philosophie.
Le deuxième niveau, ce sont les rituels
[sociaux], les coutumes, les cultures [...]. La politesse [en fait partie et
les] adultes ont appris fort hypocritement à injurier poliment et à utiliser la
politesse comme système...
Troisième niveau : les rituels culturels et religieux,
plus profondément enracinés. [...] C'est la prégnance en nous de l'hétéronomie[1].
[...] Les forces inconnues qui nous habitent dans le sommeil et dans le rêve -
la peur de la mort, du temps, de l'autre - induisent toute une série de
comportements qui se sont incarnés dans des rituels très archaïques auxquels
nous obéissons sans les comprendre.
Le quatrième niveau, c'est celui des règles de
fonctionnement social et des contraintes matérielles. Dès que je veux agir et
que mon action implique autrui, il y a une série de contraintes matérielles.
Si je ne mets pas d'essence dans ma voiture, je ne peux pas rouler avec :
je me prive moi-même de ma liberté d'action, si je n’utilise pas ces
contraintes matérielles pour pouvoir exercer ma liberté d'action. Et il y a des
règles de comportements sociaux : le code de la route [par exemple]. Ma
liberté de circuler n'est en aucune manière limitée, elle est infinie et
illimitée, rendue possible par le code de la route. Je roule à droite et
j'espère bien que les autres en feront autant. Ces contraintes matérielles et
sociales ne sont en aucune manière des limites à ma liberté. […] Sans ces
outils, elle n'est rien, et si d'ailleurs elle était limitée, elle ne serait
rien non plus.
Le cinquième niveau, ce sont les codes, en
particulier le code pénal. On ne discute pas le code pénal dans ma classe, mais
on apprend à le connaître. Il y a des tas de dispositions du code pénal avec
lesquelles je ne suis pas d'accord : je m'associe avec les autres citoyens
pour essayer de changer la loi quand les procédures de changement de la loi
existent. Si elles n'existent pas, alors là, oui, seulement là, je suis tenu à
la transgression instituante d'une nouvelle loi et on essaie, bien entendu,
d'être le plus nombreux possible à transgresser une loi. Il aurait mieux valu
que, dans les années 35, 36, il y ait un peu plus d'Allemands pour essayer de
transgresser ce qu'on leur avait imposé ou ce qu'ils ont accepté. La
transgression est ici nécessaire, fondatrice, instituante d'une nouvelle loi.
Simplement, la question est de savoir si elle est progressive ou régressive,
cette transgression. Donc la transgression n'est justifiée que si les procédures
de changement de la loi n'existent pas ou sont limitées ou se heurtent à une
impossibilité et l'organisation des libertés suppose en effet la désobéissance,
y compris la désobéissance civile.
Sixième niveau de
norme : c'est celui des morales, des valeurs, des religions. Là, c'est le sens que je donne à mon
existence et que je vais essayer de partager avec d'autres.
Et vous
voyez que du premier niveau au sixième (les caractères singuliers, les
habitudes, les rituels, les règles de fonctionnement, les codes, et les
valeurs), ces six niveaux-là se discutent. Heureusement !
Mais ils
ne peuvent se discuter que parce qu'il y a accord sur le septième niveau qui comporte les interdits
majeurs qui font que nous sommes des êtres humains : interdits
de l'inceste, de la violence, du parasitisme, de l'idolâtrie, de la confusion
sujet/objet, etc. Et c'est parce que ces interdits négatifs vont pouvoir
structurer la parole à l'intérieur des groupes humains, c'est parce qu'il y a la
loi, que nous pourrons alors écrire des
lois provisoires, révisables.
Ma liberté et celle de l'autre
Si ma
liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, nous sommes dans la guerre,
il y a des frictions aux frontières, forcément, et on entérine la violence en
assénant ce principe aux enfants constamment dans la vie quotidienne.
Le respect de la règle
Comment l'enfant pourrait-il apprendre que sa liberté
commence où commence celle de l'autre quand on met en opposition Droit et
Devoir ? « Oui, ils ont des Droits, mais
ils oublient qu'ils ont aussi des Devoirs ! ». Et ce « mais » est le signe
d'une contradiction logique tout à fait destructrice puisqu'il n'y a que des
Droits[2],
les Devoirs étant la conséquence en termes de contraintes matérielles, d'une
part, et d'obligation sociale, de l'autre, de l'exercice effectif dans une
situation collective de ces Droits. C'est parce que je veux exercer tel ou tel
Droit avec les autres que je respecte telle ou telle règle technique ou de
fonctionnement social. Il n’y a pas de respect en soi, flottant dans l'air, de
la Loi ou de la Règle.
Il s'agit pour le citoyen de passer au crible de la
critique - et donc aux enfants à l'école d'apprendre à passer au crible de la
critique - la validité, l'efficacité, la rationalité, la moralité de telle ou
telle règle, de telle ou telle loi particulière par rapport au principe général
de la Loi, c'est-à-dire qu'il y a de la Loi dès lors que mon action engage ou
implique autrui. Tant que mon action ne m'implique que moi-même, il n'y a ni
loi, ni règle et je ne peux pas être puni pour un comportement qui ne porte
tort qu'à moi. Nous avons décidé, depuis les Lumières, de ne plus punir le
suicide. On continue à punir le suicide ralenti en quoi consiste un certain
nombre de comportements mais précisément c'est là-dessus que le Droit est
encore en travail, inachevé, en construction.
La loi doit être fondée
Il n'y a
aucune raison de respecter la règle tant que cette règle n'est pas établie en
rationalité ou en moralité. Papon est condamné parce qu'il a obéi à la règle de
l'époque et Sophie Scholl est décapitée par les Nazis parce qu'elle a désobéi.
Donc il s'agit de savoir en quoi consiste cette règle. Et un des critères
essentiels, c'est de savoir si cette interdiction est simultanément, ou non,
autorisation. Toute interdiction qui n'est
pas simultanément autorisation n'a pas de sens, et elle s'impose
dans le régime de l'hétéronomie.
La Loi doit être cohérente
Qu'est-ce
qui me permet de dire que la règle est justifiée ou pas ? Et là aussi, j'ai
tendance, comme enseignant, à considérer que mes tics, mes manies - « Vous êtes
priés de cracher votre chewing-gum avant d'entrer en classe », « la marge à
trois carreaux » ... - enfin tout ce qui tient à mon caractère singulier, à mes
manies, à mes tics, je vais l'imposer comme des exigences absolues, ce qui est
évidemment une confusion et une inversion.
Un de
mes élèves me raconte cette histoire : il était au collège, il était dans
la cour de récréation en 5e et il crache par terre. Un pion le voit,
et cela se termine par deux heures de colle. Il est interdit de cracher par
terre. Alors je dis :
- Mais tu ne sais pas que c'est interdit de cracher par
terre ?
Il me dit :
- Non, je ne savais pas, et puis on était dehors. Et puis
ce n'est pas marqué dans le règlement intérieur qu'il est interdit de cracher
par terre.
Je dis:
- Il n'y a pas besoin qu'on le marque au règlement intérieur, c'est au règlement sanitaire départemental.
- Je ne
savais pas qu'il y avait un règlement sanitaire départemental.
On ne va
pas répéter dans le règlement intérieur tout ce qui est inscrit dans les lois
de niveau supérieur ou dans le Code pénal. Je n'ai pas le droit de tuer mon
professeur même s'il m'exaspère.
Mon
élève continue son histoire :
- Ça, ce
n'est pas grave. Mais la semaine suivante je me suis fait casser la gueule par
trois caïds de troisième, et je suis allé trouver le conseiller d'éducation qui
m'a envoyé balader en me disant : « On ne va pas s’emm... avec toutes
vos embrouilles. Tu n'as qu'à te défendre. »
Vous
connaissez les bagarres de maternelle : « Tu n'as qu'à te défendre...
» Et le souffre-douleur souffre.
Quels
sont les critères? Je me fais
casser la figure, il ne se passe rien. Je crache par terre, je suis puni. Alors
évidemment, en ce qui concerne la cohérence, il y a quelque chose qui ne tourne
pas rond. Interdit de cracher par terre, cela relève du quatrième niveau de
normes, les règles d'hygiène du fonctionnement social, des règles techniques,
et puis le cassage de gueule ça relève du septième, c'est-à-dire celui qui ne
se discute pas parce qu'il permet la discussion.
L'apprentissage de la loi
Tout ce
que je viens de décrire est valable pour la société civile dans son ensemble. À l'école, nous avons affaire à des enfants qui sont
en train d'apprendre. Attention à ne pas commettre des
courts-circuits qui imposent à l'enfant l'obligation de résultats, à travers le système, par exemple, de validation
des résultats scolaires, la notation. Or l'école a été créée pour soustraire
les enfants à l'obligation de résultats en vigueur dans la vie
extérieure : on les a enlevés du marché du travail et de la rue pour les
mettre provisoirement à l'abri des jungles extérieures de la cité, dans
lesquelles ils sont, d'ailleurs, déjà plongés. Je travaille en Seine Saint
Denis, je l'ai dit... L’obligation de résultats à l'école est momentanément
suspendue pour qu'on apprenne précisément à se confronter à ces exigences de
l'obligation de résultats auxquelles on sera soumis dans le travail professionnel.
Et cet apprentissage progressif fait que l'école n'est pas un espace de
démocratie, c'est un temps d'apprentissage de
la démocratie.
Et là
nous sommes tentés très souvent d'oublier que pour l'enfant, en tant que tel,
juridiquement, lorsqu'il commet une transgression quelconque, intervient à son
égard ce qu'on appelle l'excuse de minorité.
Qu'est-ce
qui se passe dans un collège quelconque lorsque je flanque une claque à un
élève ? Il y a des parents qui peuvent me traîner sur le banc d'infamie d'où
ils seront déboutés, bien entendu, neuf fois sur dix. Il y en a d'autres qui
viennent me trouver en disant : « Tapez plus fort, parce que nous, on n'y
peut plus rien. Je vous autorise à lui taper
dessus si ça ne va pas. » Il ne se passe donc rien quand je flanque une
claque à un élève, ou pas grand-chose. Si un élève me flanque une claque,
qu'est-ce qui se passe ? Dans l'heure qui suit, le collège est en grève,
les journalistes se précipitent : agression, violence à l'école, signalement
au parquet des mineurs, conseil de discipline, exclusion et tribunal pour
enfants ou tribunal correctionnel s'il est majeur. Six mois avec sursis pour un
élève majeur qui avait dit à la prof en sortant de cours : « Si je n'ai pas mon
examen, je reviens avec les potes de la cité et on vous fait la peau. »
Menace de mort. Injures à un professeur, injures à une personne investie de
l'autorité publique. Les signalements au parquet des mineurs se multiplient,
bien entendu. On va se débarrasser au judiciaire de ce qui relèverait du
réglementaire, de même que l'institution, dans un certain nombre
d'établissements scolaires, d’une commission de discipline, permet aux
professeurs de se débarrasser au profit du réglementaire de ce qui relève du
pédagogique. Les perturbateurs que je défère devant cette instance (voir les
derniers textes de juillet 2000[3]),
comment pourraient-ils expliquer que c'est ma manière de faire cours qui fait
qu'ils s'agitent ou s'endorment ?
L’enjeu
fondamental se révèle dans l’ambiguïté du mot même de discipline[4].
L’enjeu tient à l'articulation de la loi et des savoirs. Les génocides du
siècle sont commis par des gens instruits et cultivés, qui sont allés à l'école
tous les matins avec leçon de morale obligatoire, calligraphiée au tableau.
Les résistants aussi d'ailleurs, au cours de la dernière guerre, étaient passés
par la même école. Mais la leçon du siècle est que les plus hauts niveaux de
culture, de compétence n'empêchent pas la barbarie (les constructeurs des camps
de concentration sortent des meilleures écoles d'ingénieurs d’Allemagne). Nous
savons que le rêve de l'école libératrice, de l'instruction comme devant libérer
l'humanité de l'obscurantisme et de la violence, c'est un rêve qui s'est
écroulé. Nous n'avons plus de grand récit pour nous contenir et dans notre
action nous sommes un peu désemparés : nous ne sommes plus
« emparés » par des idéologies qui structuraient... Rabelais l’avait
déjà dit : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » et
aussi Montaigne : « Tête bien faite vaut mieux que tête bien
pleine » et ce n’est pas ici une opposition entre contenu et méthode, c'est
l'idée qu'un savant cultivé et immoral est beaucoup plus dangereux qu'un
ignorant. C'est le point fondamental : l'articulation du savoir et de la
loi. Le savoir sans la loi est immoral, meurtrier (Hiroshima, le Goulag,
Auschwitz sont créés par des gens instruits) et la loi sans les savoirs est
impuissante comme nous l'avons trop souvent éprouvé au cours de notre histoire.
Transcription de l'intervention de Bernard Defrance au congrès de Rennes, article
paru dans Second Degré Liaison
[1]
L’hétéronomie désigne une façon d'agir où le sujet reçoit de l'extérieur les
lois régissant sa conduite (ndlr).
[2] Il y a
même des personnes dans notre
société qui n'ont que des droits : les grabataires, les grands fous, les
enfants jusqu'à l'âge de raison, les vieillards, etc.
[3] Lesquels constituent bien une avancée décisive pour une application des principes du droit dans le fonctionnement de l’école, mais peuvent aussi donner prise à des dérives confortant des « pédagogies » magistrales, génératrices d’échec scolaire et de décrochage (Bernard Defrance, note ajoutée à la publication sur le site).
[4] Qui désigne à la fois les savoirs et l’ordre (ibid.).