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Social,
avril 1999.
« Rappel
à la loi » ? Danger…
Très à la mode en ce moment : le “ rappel à la loi ”. Le problème est que nous commettons sous cette expression de multiples confusions qui sont destructrices de la citoyenneté… et de la loi ! Dans nos établissements scolaires on punit tout et n’importe quoi : celui qui s’obstine à garder sa casquette sur la tête, celui qui n’a pas appris sa leçon, celui qui crache par terre, celui qui arrive en retard ou qui “ sèche ” (et on en rajoute en l’excluant !), celui qui dort sur sa table ou s’agite en classe ; et, bien entendu, la plupart du temps, ces punitions n’ont pratiquement aucun effet réel sur le comportement des quelques irréductibles visés, qu’on finira, après éventuellement conseil de discipline, par refiler au collège voisin en échange des siens. On confond tous les niveaux de normes, la simple politesse et les interdits majeurs, la loi et les lois, la loi et la règle, les exigences techniques propres à une activité quelconque et les manies de l’enseignant. On a même vu un élève exclu définitivement d’un collège parce qu’il s’obstinait à porter des baskets en dehors des cours d’éducation physique ! Et je connais des écoles primaires encore où celui qui, accidentellement, n’a pas pu “ se retenir ”, doit se promener devant tout le monde avec son slip souillé accroché à la poitrine…
Certes, on connaît aussi ces
écoles et classes sans lois où les adultes ont démissionné, ferment les yeux
(et les oreilles…), laissant libre cours à tous les déchaînements possibles
entre les enfants (« Tu n’as qu’à te
défendre ! ») : même très limitée et passée de mode, la
non-directivité mal comprise a fait quelques ravages. Mais devant le flot
montant des incivilités, la tendance aujourd’hui est plutôt au retour de bâton…
Et il y a fort à parier que les résultats seront évidemment l’inverse exact de
ce qui était visé : l’imposition de la loi empêche son institution,
provoque sa transgression.
Disons-le crûment : si
les enfants ont des comportements “ incivils ” ou carrément violents,
ils ne font en cela qu’imiter les adultes. Tout le monde connaît les
statistiques de la maltraitance : les violences que les adultes commettent
à l’égard des enfants et des adolescents sont sans commune mesure avec celles
que les enfants ou adolescents peuvent commettre eux-mêmes. Et ce qui peut
étonner, c’est plutôt l’infinie capacité de résignation dont font preuve les
élèves plutôt que leurs violences, somme toute assez marginales. Évidemment les
adultes peuvent être désemparés devant les manifestations de ces violences :
ce n’est pas immédiatement que telle jeune débutante en collège peut comprendre
que si elle subit des injures sexistes ou se fait cracher dessus, c’est l’effet
lointain de telle fessée déculottée infligée en CP, par exemple ! Il peut
m’être difficile de comprendre que si les élèves de telle classe “ tapent
la discute ” et s’agitent en se moquant éperdument de ce que je raconte,
profitant de mon refus d’avoir recours aux punitions pour rétablir l’ordre,
c’est parce que le collègue qui vient de les avoir l’heure d’avant fait régner
la terreur à coups d’interros à répétition et de punitions collectives. Dans
certaines classes, la quasi-totalité du temps se pulvérise à essayer d’établir
les conditions de la parole, pas seulement celle de l’enseignant bien sûr, mais
aussi celle des élèves qui n’imaginent plus qu’il puisse y avoir place pour
autre chose que la réponse à la devinette posée par le prof ou le bavardage (à
peine) clandestin. Et comment courir le risque de parler en classe sans passer
pour un fayot aux yeux des camarades ou de s’entendre renvoyé avec mépris à ses
ignorances par le professeur ? “ Rappel à la loi ” ? Quelle
loi ? Celle qui exigerait soumission, docilité, silence, évidemment
désormais en certains lieux impossibles à obtenir ? Et d’ailleurs, du
point de vue de la construction même des savoirs, ne serait-ce pas pire si on
les obtenait ? De quelle culture, de quels savoirs s’agirait-il
alors ? La régurgitation du programme, destiné à être oublié passés
l’interro ou l’examen ?
Dans cette situation
d’anomie destructrice, cours et discours, exhortations morales ou
multiplication des mesures disciplinaires pour les élèves, de même que les
incantations sur la nécessaire formation des enseignants à “ faire face
aux situations de violence ”, sont évidemment voués à l’échec. Qu’il
s’agisse de prévenir ou de réprimer, dans tous les cas la question institutionnelle est esquivée : la
racine même de la violence à l’école n’est pas atteinte, c’est-à-dire le
face-à-face duel auquel sont condamnés, dans la “ boîte noire ” de la
classe et dans “ l’heure de cours ”, le professeur et les élèves. La
logique mécanique des découpages du temps, de l’espace, des classes, des
tranches de programme, des disciplines et des temps de service, interdit toute
construction des savoirs et de la loi, c’est-à-dire l’apprentissage de
l’exercice de la raison articulé à celui de la liberté.
Pourtant on connaît une des
voies qui permettrait de casser ce face-à-face duel : faire réussir ses
élèves, leur permettre d’entrer à leur tour dans l’aventure infinie des
techniques, des arts et des sciences, leur permettre aussi de comprendre progressivement
les exigences de l’insertion citoyenne et professionnelle, oblige désormais le
professeur à renoncer au rôle de juge de ses propres élèves ; séparer
radicalement l’évaluation pédagogique interne au travail de la classe de la
validation externe des compétences acquises devient une nécessité
institutionnelle, qui pourrait enfin permettre l’expression des manques et des
ignorances par les élèves sans risques, puisqu’aucun désir d’apprendre ne peut
mobiliser l’élève sans cette prise de conscience initiale de l’ignorance ou du
préjugé. Bien sûr, cette application du principe selon lequel nul ne peut être juge et partie ne
saurait suffire à elle seule à régler les problèmes actuels : plus qu’une
solution, elle constitue au contraire l’ouverture vers de nouvelles questions,
celles des équipes pédagogiques, du temps scolaire lui-même, des critères de
validation des savoirs acquis, des cursus scolaires et des orientations…
Toujours est-il que, si le fonctionnement ordinaire de l’école contredit les
principes élémentaires du droit, alors ce “ rappel à la loi ” ne peut
aboutir qu’à la soumission des élèves, qui est l’exact contraire de l’obéissance,
de même que je suis alors contraint d’assurer mon pouvoir sur la classe
– et je n’y parviens plus évidemment – au lieu d’y exercer mon
autorité. Il est clair qu’on ne peut pas “ rappeler ” une loi qui n’a
jamais été instituée, ce qui nous renvoie à l’immense chantier ouvert par les
praticiens de la pédagogie
institutionnelle depuis maintenant… plus de cinquante ans !
Bernard
Defrance