Rencontres
Citoyennes de Romans
avril
1997
Bernard
Defrance,
professeur
de philosophie. [1]
Pardonnez-moi
mais je trouve qu’on ruisselle de bons sentiments, et ça me laisse un peu sur
ma faim. D’un côté ou de l’autre : société mondiale de coopération, le
bien commun, “ Liberté, Égalité, Fraternité ”, s’écouter les uns les
autres, accéder à l’autonomie, à la citoyenneté, tout ça est très bien mais
j’ai envie, en parodiant Philippe Meirieu [2]
dans le titre d’un de ses premiers livres, de dire : oui, Liberté,
Égalité, Fraternité, très bien mais comment ?
Parce que, tant que nos analyses et nos prescriptions ne débouchent
pas sur des moyens d’action concrets qu’on puisse mettre en œuvre effectivement
dans nos quartiers ou dans nos écoles, je crois que toutes nos analyses sont
vouées à une certaine forme de répétitivité et j’ai l’impression,
pardonnez-moi, d’entendre des choses qu’on entendait déjà, s’agissant de
l’école par exemple, lors du colloque d’Amiens en 1967, ce qui n’est peut-être
pas si vieux, après tout… En février 68, j’étais responsable avec d’autres d’un
mouvement de jeunesse, nous avions réuni 400 lycéens à Charenton, uniquement
des lycéens de la région parisienne, et les questions étaient : les
relations avec les professeurs, la violence à l’école ou au lycée, la
compétition, les notes, l’élimination des plus faibles ou des plus
“ mauvais ” (si dans une classe il y a un premier, il y a forcément
un dernier…). Les lycéens, ce sont des questions de ce genre qu’ils se posaient
déjà. Les documents de l’époque n’ont pas pris une ride.
Les bonnes intentions : très bien. Mais ce que j’aimerais, c’est
qu’on commence à décortiquer un peu les moyens et je remercie Zarina Khan parce
que, quelles que soient les critiques qu’on peut apporter à son travail, il ne
s’agit pas ici “ d’intentions ” mais de travail fait
“ avec ”.
Alors en ce qui me concerne, je travaille avec des élèves de classes
terminales, techniques industrielles notamment (enfin je travaillais jusqu’à ce
qu’un incident récent m’amène à être suspendu provisoirement… [3]),
et je travaille également avec des jeunes de banlieue, dans la vraie
banlieue : la cité des Bosquets à Montfermeil, entre autres lieux, où
j’interviens toutes les semaines depuis plus de vingt ans.
Les jeunes, quel avenir construire ? Je leur pose parfois cette
question, comment vous voyez-vous dans 10 ou 20 ans ? Réponse de Philippe,
un de mes élèves : « Dans 20
ans, je ne me vois pas, je me vois mort ». Réponse d’Hervé, écrite
cette fois : « Je crois qu’il
sera de plus en plus difficile de faire des enfants à notre époque et dans
l’avenir, si ça continue comme ça. Faire un enfant me demandera beaucoup de
réflexion : savoir si lui-même pourra assurer son avenir, ne pas en faire
un enfant, un adulte étant obligé de voler, mendier ou même de vivre à ma
charge jusqu’à l’âge de 40 ans et pire, peut-être qu’un jour il me dira en tête
à tête : “ Papa, pourquoi vous m’avez conçu toi et maman si c’est
pour vivre dans un monde aussi pourri, où le seul moyen actuel pour les jeunes de reculer la date fatidique du
chômage est de faire des études longues (sous entendu, de vivre en
parasite) ? ” Mais je crois que
ce sera pire, ce sera une nouvelle guerre puisque c’est pour les gouvernements
le seul moyen de régler les grandes crises : il n’y a qu’à regarder le
passé, notre histoire. Alors, faire un enfant qui risque de naître dans ces
conditions, je dis : non. » [4]
Quand on pose la question aux jeunes : comment voyez-vous
l’avenir ? Eh bien, ils ne le voient pas. Et notre responsabilité d’éducateur
ça va être, non pas de leur dire : « Mais si, tout n’est pas tout noir », à celui qui est au bord
du suicide [5], lui
dire : « Ne te suicide pas tout
de suite, il va y avoir des choses intéressantes à vivre dans l’existence ».
Si nous nous contentons de ce type de discours, ça leur rentre par une oreille
et ça ressort par l’autre : « Cause
toujours... »
Quelle est donc la situation ? Quel avenir construire quand on
est jeune ?
La première question, c’est en effet celle que pose Hervé :
comment allons-nous éviter la guerre, pas seulement la guerre entre les
nations, entre les peuples qui n’a pas cessé depuis le début du siècle ?
Mais aussi comment éviter la violence dans les cours de récréation, dans les
classes, dans les écoles, dans les entreprises, dans la ville, les quartiers,
dans la rue ?
Une petite citation littéraire, parce qu’on n’a pas beaucoup de temps
et que les poètes, les romanciers ont cette qualité de nous faire comprendre en
peu de mots un certain nombre de choses que les sociologues, les psychologues,
voire les philosophes mettent beaucoup de temps à déplier. De Claude Simon,
dans La route des Flandres [6],
le héros, Georges, parle avec son père : « …Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce
comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux
moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce,
et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui
paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après
avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second
c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais
plus confortable, et qu’au demeurant
tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient
chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en
société anonyme de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et
commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité
et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim
et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en
réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme
les gamins qui sifflent et chantent fort pour se donner du courage en
traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur
faisait partit au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir
du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence… »
Les jeunes que nous avons aujourd’hui dans nos classes, devant nous,
dans les quartiers, dans les cités, sont des jeunes qui viennent de la guerre
et qu’ils n’ont pas connue. J’appartiens à cette première génération née en 1945,
trop tard pour avoir participé à la guerre d’Algérie, qui n’aura pas, pour la
première fois dans notre histoire, probablement depuis avant Vercingétorix,
connu de guerre dans sa propre existence [7].
Et cette situation est tout à fait nouvelle, mais c’est uniquement sur cette
minuscule portion de la planète que constitue la pointe occidentale de
l’Europe : à une heure d’avion de chez nous, les guerres continuent à
déchirer les peuples. Et les enfants de ces guerres sont dans nos classes.
Donc, quel avenir construire dans la mondialisation ?
Je crois qu’il nous faut repartir véritablement de zéro.
Quand on dit qu’il n'y a plus de repères, plus de morale, qu’on a
perdu les références, qu’il n’y a plus de grandes espérances, que les grands
récits se sont effondrés, que les grandes explications du monde sont désormais
vides de sens, on a l’habitude en effet de déplorer cette situation. Eh bien,
ce que peut dire, par exemple un professeur de philosophie dans une classe
terminale ordinaire de lycée aujourd’hui en banlieue dans les séries de
technologies industrielles, ce qu’il peut dire, c’est que cette perte radicale
est une chance. Les “ repères ” sont perdus ? Tant mieux. Parce
qu’alors il va falloir reconstruire, y compris l’école, l’école républicaine.
Les auteurs de la rafle du Vél.-d’Hiv. avaient bénéficié, dans cette école
républicaine, de “ leçons de morale ” tous les matins… Les résistants
aussi, d’ailleurs, ce qui nous permet d’éviter la simplification. Cette école
républicaine a été contemporaine de deux guerres mondiales (une guerre de
trente ans plus exactement) qui ont probablement fait plus de victimes que
toutes les guerres qui avaient précédé jusque là dans toute l’histoire de
l’humanité.
Donc, comment reconstruire ? Comment construire ? Comment
instruire ? Comment instituer dans l’école, dans l’espace de la classe,
dans l’espace du quartier, de la ville, dans nos institutions, dans nos
associations, comment construire ce qui n’a probablement, chez un certain
nombre de jeunes dont nous avons la responsabilité, jamais été construit ?
Qu’est-ce qui est détruit aujourd’hui, ou qui n’est pas construit ou dont la
construction est rendue extrêmement difficile ? Ce sont ces repères [8]
fondamentaux, ces catégories fondamentales qui structurent le sujet lui-même
dans son rapport aux autres : le temps, l'espace, la loi.
La première destruction est celle du rapport au temps :
Je n’ai pas le temps de creuser cette question du rapport au temps,
sur le morcellement imposé par l’école, la famille et la ville. Et vous venez
d’entendre le texte d’Hervé qui dit la peur de faire des enfants dans les
conditions historiques actuelles, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir.
La destruction du rapport à l’espace :
Là aussi je n’ai pas le temps de déployer la question. David, un
autre de mes élèves, m’explique que le soir, quand il travaille dans sa
chambre, dans son HLM à Coulommiers (ça n’est pas une cité particulièrement en
déréliction !), il peut savoir si, dans l’appartement d’à côté, c’est un
homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le même
bruit ! Ça fait 12 ans que ça dure… Écrasement des espaces, où tout ce qui
devrait relever de l’intimité la plus personnelle se trouve collectivisé de
force et où tout ce qui pourrait donner lieu à activités associatives choisies
ne peut pas l’être faute de structures, y compris matérielles, qui
permettraient la rencontre de l’autre, une rencontre choisie et non imposée par
des architectes, par exemple, qui ont construit cette cité en un jour et deux
nuits grâce aux machines à tracer [9]
parce que, bien sûr, il fallait enlever le marché, et qui vont conditionner
pendant 50 ou 100 ans l’existence de dizaines de milliers d’habitants [10].
Écrasement du temps, écrasement de l’espace, destruction du rapport à
la loi : depuis sa naissance, né à la cité des Bosquets,
Ahmed voit sa mère monter tous les jours, quatre fois par jour, les escaliers
parce que les ascenseurs sont en panne. Il a aujourd’hui 18 ans. Et dès qu’il a
appris à lire, à compter, à écrire, il a commencé à faire la traduction pour
ses parents de ce qu’il y avait sur la quittance de loyer : et il voit
tous les mois 60 à 120 F. de charges d’ascenseurs. Arrivé à 18 ans, bien
entendu, il ne peut pas avoir le même rapport à la loi que vous et moi. C’est
aussi simple que cela. Quand des gamins balancent des cailloux dans une vitrine
pour la piller ou brûlent trois voitures, les conséquences financières, les
coûts sociaux de leur excitation, de leur colère ou de leur violence n’ont
aucune espèce de commune mesure avec les coûts entraînés par la fabrication de
ces ghettos de banlieue par des auteurs et gestionnaires, identifiables et
identifiés, par exemple, pour la cité des Bosquets à Montfermeil, le cabinet
Letellier, 176 rue de Rivoli à Paris..., syndic qui gère la cité depuis trente
ans et dont personne n’a jamais sérieusement contrôlé les comptes [11].
Destruction du rapport au temps, à l’espace, à la loi, puisque la
“ loi ” des petits caïds de
banlieue, des petits dealers, des petits trafiquants dans les bizness est en effet la même que celle
de ces 200 cabinets financiers internationaux qui règlent l’économie de la
planète : simplement, si leur “ morale ” est la même, leur rayon
d’action n’est pas le même.
Destruction du rapport à l’argent :
Quand on nous dit que, dans telle cité, il y a 40 % de la population
au chômage, il faut voir que, dans les 60 % qui restent, celui qui a décroché
un job se fait “ foutre de sa gueule ” par les autres : « Tu as Bac + 2 et maintenant tu livres des
pizzas... » Un de mes amis, qui travaille dans un des dispositifs
d’insertion-jeunes, trouve un job pour un jeune qui lui demande : « C’est payé combien ? » et
l’animateur répond : « C’est 5
ou 6 000 F. » Et l’autre, très sérieusement : « Par jour ? » Dès l’âge de 12 ou 13
ans, on peut commencer à dire aux parents : « Arrêtez de faire “ chier ” sinon je sèche l’école, on vous
sucre les allocs et comment vous payez le loyer ? »
Et, du coup, destruction du rapport au travail :
On ne voit pas d’adultes travailler, y compris à l’école puisque les
enseignants ne travaillent pas, ils font travailler. Si, il y a une deuxième
catégorie d’adultes qu’on voit travailler à l’école, ce sont les femmes de
ménage qui passent la serpillière dans les couloirs ou qui décollent les
chewing-gums sous les tables. Et là, dans un certain nombre de lieux éducatifs
bien intentionnés, on donne des “ punitions éducatives ”, par exemple
des travaux d’intérêt général, comme dans le lycée de mon fils, lycée
parfaitement bourgeois et paisible, où lorsqu’on est puni, on balaye la cour.
Ce qui signifie que balayer la cour est une punition et que donc celui qui fait
cela toute sa vie, le “ technicien de surface ”, par une fatalité
sociale inexplicable, est puni toute sa vie : un peu de difficultés dans
l’identification à l’adulte travailleur dans ces conditions… [12]
La destruction du rapport aux images :
La sidération [13],
je n’insiste pas là-dessus, il y a une commission sur la communication,
c’est-à-dire la communication qui n’est pas une communication précisément, mais
une entreprise de sidération. Et peut-être que la construction du désir, c’est justement le contraire de
la sidération, la désidération.
Enfin, destruction du rapport à l’autre :
on pourrait épiloguer, mais je n’ai pas le temps. Destruction du rapport à l’autre
et donc à soi-même, à sa propre liberté : « En CM2 lorsque j’étais enfant la classe était séparée en plusieurs
groupuscules et un élève exclu par ces groupes, qui était assez rachitique et
issu d’une famille pauvre, ses deux parents étant au chômage, se trouvait
souvent seul. Il était donc notre victime favorite : les moqueries, les
blagues cuisantes l’assaillaient, la masse d’élèves m’attirait, l’engrenage me
forçait à réagir comme les autres, sa scolarité devait être un enfer. Il y a
deux ans, j’ai appris qu’il était décédé d’une crise d’asthme, et après cet
événement, j’ai longtemps regretté d’avoir fait partie de cette majorité :
“ La majorité a toujours tort ” » [14]
Sébastien, excellent élève en terminale électrotechnique. [15]
Alors, dans cette situation de
disparition des repères fondateurs de l’existence, quelles propositions ?
Quel est notre travail dans les écoles et les quartiers ? À
l'école, c’est permettre l’articulation de la loi et des savoirs : comment
l’institution école, qui n’est pas une association, la société école, qui n’est
pas une communauté (les gens dans une association, dans une communauté, se
choisissent les uns les autres, alors qu’à l’école je suis amené à travailler
avec des gens que je n’ai pas choisis : je n’ai pas choisi mes élèves, ils
ne m’ont pas choisi, ils ne se sont pas choisis entre eux et c’est précisément
cette situation de juxtaposition qui est formatrice de la
citoyenneté – il ne faut pas confondre les logiques associatives et
les logiques institutionnelles), dans cette logique de société et
d’institution, comment va-t-on pouvoir articuler la construction des savoirs et
celle de la loi ? Et, d’une certaine manière, dans une cage d’escalier
d’HLM, c’est exactement la même chose : on n’a pas choisi ses voisins, il
faut cependant apprendre à coexister, et peut-être à coopérer et se défendre
ensemble, par exemple pour faire cesser les abus en matière de calculs de
charges ou obtenir une insonorisation efficace [16].
Ce qui va régler les rapports entre les individus est de l’ordre du droit. Nous ne savons plus ce que sont
les valeurs, les repères, ce que c’est que la morale [17],
mais nous savons au moins qu’il y a un certain nombre de principes qui, eux, sont
indiscutables puisqu’ils sont précisément ce qui permet qu’il y ait discussion.
Simplement, l’inconvénient est que ces principes, qui sont de l’ordre de
l’éthique et non pas de l’ordre de la morale, sont des principes purement
négatifs qui me disent ce que je n’ai jamais le droit de faire pour que
précisément je puisse “ faire ”, mais qui ne me disent pas ce qu'il
faut que je fasse. Principes qui correspondent à des interdits fondateurs qui
rendent possible la parole, l'humanité, tout ce que je ne peux pas discuter
puisque c’est précisément ce qui permet qu’il y ait discussion.
Ce sont ces principes qui fondent notre droit positif, et les
rapports entre les enfants depuis la classe maternelle sont fondés [18]
sur ces principes élémentaires du droit. Mais vous voyez alors que ça devient
très compliqué, parce qu’il faut examiner nos institutions et nous apercevoir
qu’elles fonctionnent encore selon des modèles, au sens anthropologique du
terme, religieux, où tous les pouvoirs sont concentrés en une seule main. On
est encore, à l’école, sous le régime de l’Un,
de l’unique, du maître à bord, seul après Dieu dans sa classe ou sur le navire,
et donc il y a là à introduire dans le fonctionnement institutionnel, un
certain nombre de modifications qui sont tout à fait possibles aujourd’hui et
qui ne coûteraient d’ailleurs pas un sou au budget de l’Éducation Nationale.
Il y a des principes élémentaires indiscutables. L’école est la
première société dans laquelle on met les enfants sans leur demander leur avis
dès l’âge de 3 ans et la dernière société dans laquelle ils ont le droit d’être
ignorants. J’ai le droit à l’école d’être ignorant parce que précisément je
viens y apprendre, pas seulement les savoirs, mais aussi la loi. En dessous de
18 ans, il y a l’excuse de minorité. J’ai légitimement le droit d’ignorer la
loi, jusqu’à l’âge de 13 ans, et, entre 13 ans et 16 ans, 16 et 18, il y a une
progressivité prévue par le code pénal. J’ai le droit d’être ignorant et donc
les fautes, les peines, les délits, les crimes que je peux commettre seront
moins lourdement punis que si j’étais majeur : ce n’est qu’à partir de 18
ans que nul n’est censé ignorer la loi.
Est-ce que les règlements intérieurs dans les lycées prévoient par
exemple des peines plus lourdes pour un majeur que pour un mineur ? Si ça
n’est pas le cas, le règlement intérieur ne tient pas compte de notre loi
républicaine et il faut le modifier en conséquence. Ce sont là des choses très
simples. Dès demain, lorsque vous serez retournés dans votre établissement
scolaire, vous pouvez inscrire cette nécessaire progressivité dans votre règlement
intérieur, puisqu’on parle d’éducation à la citoyenneté. Autre exemple :
qu’est-ce qui se passe lorsque je perds mon sang froid et que je flanque une
paire de claques à un gamin – ça n’arrive jamais, bien sûr…[19] ?
Il ne se passe rien. Il y a même des parents qui viennent me trouver en me
disant de frapper plus fort car eux ne peuvent plus rien faire… Et que se
passe-t-il si un élève me flanque une claque ? Conseil de discipline et
exclusion [20]. Quand nous
entendons parler de violence à l’école, quand des collègues se mettent en
grève, 9 fois sur 10 c’est parce qu’un des leurs a été agressé d’une manière ou
d’une autre : quand, dans un collège, un élève sera-t-il plus sévèrement
puni pour avoir attaqué un plus petit que lui que pour avoir attaqué un professeur ?
Il est plus grave que tu t’amuses à suspendre les petits de sixièmes au
portemanteau que de m’injurier, moi, ou de me cracher dessus : moi, j’ai
tous les moyens qu’il faut pour rétablir mon droit, ce qui n'est pas le cas du
plus faible que toi… Si tu t’attaques à plus petit que toi, tu seras plus
lourdement puni. Ce n’est pas moi qui dis ça, c’est le code pénal : je demande qu’on applique la loi à l’école.
Autres principes : nul ne
peut être juge et partie, nul ne peut
se faire justice à lui-même. Je ne peux donc pas punir moi-même un élève
qui m’aurait injurié, sinon, nous sommes dans l'ordre de la vengeance et non de
la punition. Même si ma punition est objectivement mesurée, juste,
proportionnée à l’acte pour celui qui l’a méritée, étant donné que c’est le
même qui a été atteint par l’injure ou par le désordre et qui punit, nous
sommes dans l’ordre de la vengeance, nous oublions ce principe indiscutable du
droit et nous favorisons des régressions à des stades antérieurs même à
l’invention de la loi dite du “ talion ” qui obligeait au moins à
l’égalité dans les torts réciproques subis, progrès capital par rapport à
l’ordre de la vengeance. Parce qu’on sait le dire aux bagarreurs dans la cour
de récréation ; soit un élève qui a cassé la gueule à un autre : « Mais pourquoi tu lui a tapé
dessus ? – Parce qu’il m’a traité – Tu n’a pas le droit de te
faire justice à toi-même – Très bien, mais le prof quand je le
traite, c’est lui qui me punit… » [21].
Il faut donc que les éducateurs se comportent en citoyens. Introduire
dans les établissements, ça ne coûte pas un sou, une commission de discipline,
un tribunal hebdomadaire, une instance :
c'était la proposition 124 du Nouveau
Contrat pour l’École de François Bayrou. Instance de médiation, qui aurait
dû être mise en place dans tous les établissements – c’est ce que
prévoyait le texte – à la rentrée 94 ! Et cette instance de
médiation, il faut qu’elle soit, quand la médiation a échoué, une instance de
jugement : pour régler la violence, nous avons décidé, dans notre
histoire, après les stades de la vengeance et du talion, d’avoir recours à un
tiers non impliqué dans le litige ou l’infraction, pour décider des punitions
et des réparations.
Nul ne peut être juge et partie :
je ne peux donc pas juger des résultats de mon propre enseignement. Si je juge
les élèves auxquels j’ai moi-même enseigné, eh bien les élèves intelligents
vont deviner ce que j’ai derrière la tête et se conformer à ce qu’ils croient
que j’attends d’eux et donc la recherche de la vérité, qui définit l’école dans
sa fonction d'instruction, se transforme en recherche de la conformité.
Jusqu’aux plus hauts niveaux de la science, n’importe quel thésard rajoute à sa
bibliographie des bouquins qu’il considère comme parfaitement nuls, mais dont
l’auteur est le petit copain de celui qui siège au jury… Ainsi avance la
science… [22] Les effets
de conformité, de soumission au lieu
d’obéissance, les effets de pouvoir au lieu d’autorité, sont effectivement destructeurs de l’éducation à la
citoyenneté dans l’école.
Alors, j’achève. Les propositions, vous les avez déjà
entendues : que la validation des savoirs et des compétences acquises
soient conférée par d’autres que ceux qui enseignent aux élèves, qu’il y ait
une instance de jugement et de médiation dans les établissements scolaires. Ça
ne résoudra pas les problèmes économiques, ça ne résoudra pas le chômage, la
déréliction de nos sociétés, mais au moins, si l’école n’est pas responsable et
si nous les enseignants ne sommes pas responsables du chômage, nous sommes en
partie responsables de la manière dont les enfants dont nous avons la
responsabilité vont se retrouver au chômage, c’est-à-dire se laisser détruire
par cette situation ou au contraire, s’efforcer, avec les autres, de rester
debout, citoyens. Il y a urgence.
Je conclus à nouveau sur une citation, du romancier américain Russell
Banks, qui, dans son livre De beaux
lendemains [23],
relate l’histoire d’une petite bourgade du nord-est des États-Unis, où un
autocar de ramassage scolaire s’est englouti à la suite d’un accident dans une
fondrière et les trois-quarts des enfants sont morts. Il fait parler les
différents protagonistes : ici, c’est l’avocat qui est venu proposer ses
services aux familles, non pas par esprit de lucre, mais par révolte
personnelle. Cet avocat dit : « D’ailleurs,
les gens de Sam Dent (c'est le nom du village) ne sont pas uniques. Nous avons tous perdus nos enfants. Pour nous,
c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts. Regardez-les, bon
Dieu – violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux,
hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il s’est passé
quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la
guerre du Viêt-Nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie (les
pédophiles ne sont pas seulement là où nous les désigne la rubrique des faits
divers des journaux, ils sont sur les murs publicitaires tous les jours), ou la drogue, ou la télé, ou le divorce,
ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les
effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors, essayer de
les protéger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. » Et
notre travail, précisément, dans l'école et dans la ville, consiste en
l'organisation de cet exercice complexe
de refus. Je vous remercie.
[1] Notes ajoutées à la correction de
l’enregistrement, paru dans La
mondialisation, un défi pour les citoyens, Troisièmes rencontres citoyennes
de Romans, Ligue de l'Enseignement, Bruno Leprince éditeur, 1998.
[2] Apprendre,
oui, mais comment ?, ESF éditeur.
[3] Voir la réédition chez Syros, septembre 1997,
avec une préface de Jean-Toussaint Desanti
et une lettre à mes élèves de mai 1997, du livre paru en 1992, chez Quai
Voltaire, Le plaisir d’enseigner.
[4] Hervé Klékot,
texte publié dans La planète lycéenne,
Syros, 1996, p. 51.
[5] Deuxième ou première, on ne sait pas très bien,
cause de mortalité chez les 15-25 ans : voir Marie Choquet et Sylvie Ledoux,
Adolescents, INSERM 1995.
[6] Éditions de Minuit, 1960, p. 33.
[7] Mais je n’ai que 52 ans…
[8] Au sens quasiment mathématique !
[9] Cf. Paul Virilio,
“ La charrette des condamnés à vivre ”, dans Alternatives non-violentes, n° 38, septembre 1980, cité dans
Bernard Defrance, La violence à l’école, Syros, 1988, p.
31-33, rééd. 1997, p.38-40.
[10] Silos à main d’œuvre, où des millions
d’existences sont quotidiennement, silencieusement (ce n’est pas la violence
qui est étonnante c’est l’absence de violence…), talées, comme on le dit de fruits entassés…
[11] Et qui n’a qu’une très faible probabilité de se
faire contrôler l’identité dans la rue… Que fait la police ?
[12] Sans parler des conséquences sur la famille si le
père ou la mère sont balayeur ou femme de ménage…
[13] Cf. Francis Imbert,
“ La question du sujet, enjeu d’une éducation à la citoyenneté ”,
notamment le paragraphe “ L’emprise de l’image ”, dans l’ouvrage
collectif Éducation à la citoyenneté,
colloque en Seine-Saint-Denis, éditions Magnard, 1996, p. 35-48.
[14] Comment s’assurer que majorité et vérité
coïncident dans une démocratie ? Qui décide : le citoyen ou
l’expert ?
[15] Sébastien Plura,
texte publié dans La planète lycéenne,
Syros, 1996, p. 146.
[16] Au lieu de décharger les stress subis dans les
comportements agressifs entre voisins, les querelles de voisinage :
combien de jeunes tués chaque année au pied des tours parce qu’ils discutent
entre copains ?
[17] Et même la simple “ politesse ” !
Voir le développement de ce qu’on appelle les “ incivilités ”.
[18] Devraient être fondés…
[19] Voir Bernard Defrance,
Sanctions et discipline à l’école,
Syros, 1993.
[20] Et, de plus en plus, signalement au Procureur de
la République…
[21] Dialogue imaginaire bien sûr : la
quasi-totalité des élèves (et des parents) n’imaginent même pas que le
professeur puisse être dans son tort en punissant lui-même un tort dont il
aurait été victime lui-même.
[22] Michel Serres : « Le maître peut donc exercer sa maîtrise sur les objets de son art ou de
son expertise, jamais sur les autres hommes, élèves ou autres : sinon rien
ne le distingue d’un gangster. » Atlas,
Julliard, 1994.
[23] Éditions Actes-Sud.