Cinquantenaire des CEMÉA

Bernard Defrance

intervention du 2 octobre 1996, résumé de l’enregistrement revu par l’auteur, notes ajoutées à la révision,

publié dans le n° 477-478 de Vers l’Éducation Nouvelle, décembre 1996.

 


 

 

 

Un “ contrat social ” possible à l’école ?

 

 

Comment, dans la classe, créer les bases d’une “ alliance ” avec les élèves ? Comment sortir du rapport des forces qui naît du face à face entre l’enseignant et 25 élèves, autres personnes qu’on n’a pas choisies, qui ne vous ont pas choisi et qui ne se sont pas choisies entre elles, et qui ne voient pas toujours quel peut être le sens de leur présence à l’école ?

Pour aborder la question de l’éducation à la citoyenneté à l’école, je partirai d’un texte écrit par David en cours de philosophie [1], en 1993, bien après Mai 68, dans cette école dont certains prétendent qu’elle est devenue “ laxiste ”… :

 

Je me souviens d’une punition que j’ai eue au CM2. Un jour l’instituteur nous posa une question qui était : « Qu’est-ce qu’un attribut du sujet ? » Il interrogea quatre élèves, dont moi, qui n’ont pas su répondre. Les quatre élèves qui n’ont pas su répondre avaient à copier trois cents fois la définition de l’attribut du sujet. Le lendemain, l’instituteur demanda les punitions. Tous l’avaient faite, sauf moi car je n’avais pas envie de la faire… Alors l’instituteur me redonna la punition à faire, mais multipliée par dix ! C’est-à-dire que j’avais cette définition à copier trois mille fois pour le lundi suivant. Donc j’avais le week-end pour faire la punition. Le soir, je vais voir ma mère pour lui expliquer cette punition que j’avais eue en espérant qu’elle me dise de ne pas la faire car c’était un peu exagéré. Mais non, elle me dit que c’était bien fait et que je n’avais qu’à apprendre ma leçon, enfin le discours habituel… Donc j’ai passé mon week-end entier à écrire trois mille fois la définition de l’attribut du sujet. Le lundi matin, j’ai donné ma punition à l’instituteur. Et là, j’ai fait une crise de colère intérieure : l’instituteur a déchiré toutes les feuilles sans les lire. J’ai craqué et je me suis mis à pleurer, le plus discrètement possible…

 

Nous discutons, en cours de philo, de ce texte de David : il trouvait la punition “ exagérée ”, disproportionnée à l’acte… La punition, aujourd’hui, doit être “ éducative ”, et il s’agit de pensums d’un autre âge ! Ce que David découvre, ce n’est pas seulement l’exagération de la punition, mais aussi que, dans ce cas précis, l’instituteur n’avait pas le droit de le punir, et ceci pour un motif qui se décline dans les trois registres, réglementaire, juridique et éthique. Il y a d’abord infraction à l’arrêté du 26 janvier 1978 qui interdit les punitions, à l’école maternelle et primaire, pour “ absence ou insuffisance de résultats ” (et je plaide pour que cet arrêté soit également applicable au collège et au lycée) ; ensuite, du point de vue juridique, l’instituteur commet ici une confusion entre le civil et le pénal. Si on applique cette distinction élémentaire, on ne peut plus utiliser les notes (moyen parmi d’autres pour évaluer le degré de savoirs acquis) comme moyen de punition pour des comportements jugés déviants, et on ne peut pas, réciproquement, utiliser des punitions du registre “ pénal ” [2] pour sanctionner des manquements dans l’acquisition des savoirs. Enfin, dans l’ordre éthique, la punition ici nie l’école dans son essence même : première société dans laquelle entre l’enfant et aussi dernière société où il reste protégé de l’obligation de résultats en vigueur dans la vie professionnelle [3]. J’ai accumulé plusieurs milliers de textes qui racontent de petits faits tout aussi dérisoires : ainsi se développe à l’école toute une contre-éducation civique cachée qui contredit nos discours moralisants, nos leçons d’éducation civique et c’est bien ce que les jeunes nous disent aujourd’hui, y compris à travers des comportements parfois violents : « Vous ne faites pas ce que vous dites ».

 

L’éducation des enfants se joue dans la famille, l’institution (école) et l’association (au sens le plus large du mot) : et donc, pour dire les choses de manière un peu rapide et pour préciser les conditions de la distinction et de l’articulation des fonctions entre ces trois lieux de socialisation :

- dans la famille, l’enfant découvre un interdit (négatif) et une valeur (positive) : l’interdit de l’inceste qui ouvre les voies de la liberté du sujet ;

- dans l’institution, où on le place sans lui demander son avis, il découvre un interdit (négatif) et une valeur (positive) : l’interdit de la violence qui ouvre les voies de l’égalité des sujets (dans la double genèse de la raison et de la loi) ;

- enfin, dans l’association, l’enfant peut découvrir l’interdit du parasitisme qui ouvre les voies de la fraternité, de quelque chose en tout cas qu’on peut appeler comme ça…

Il ne peut y avoir articulation entre ces trois pôles de socialisation qu’à la condition que leurs rôles soient le plus clairement possible distincts. Dans la famille, l’enfant voit ses parents s’aimer et se donner mutuellement les plus hauts plaisirs possibles de notre existence, et il découvrira progressivement la nécessité d’en sortir pour connaître à son tour ces mêmes plaisirs avec le partenaire qu’il choisira et qui le choisira. Dans l’école, il découvrira la capacité d’entrer à son tour, avec des égaux qu’il n’a pas choisis, dans la construction des champs immenses de la culture (techniques, arts et sciences), dans des structures institutionnelles de coopération. Dans les associations, il découvrira qu’il ne peut pas vivre les plaisirs qu’il vient y chercher s’il n’y agit pas également pour le plaisir des autres, et donc que sa liberté ne s’arrête pas du tout là où commence celle des autres, mais au contraire qu’elle commence là où commence celle des autres. Tout ceci mériterait de plus amples développements : c’est évidemment beaucoup plus complexe que ce que je dis là trop vite.

 

S’agissant de l’école, il faut alors repréciser l’articulation de ses trois fonctions essentielles.

L’instruction vise à produire des individus aussi savants et cultivés que possible, mais il s’agit là d’une tâche infinie, inachevable (la totalité des savoirs et savoir-faire double – à peu près ! – tous les quatre ans…) et il s’agit donc moins de transmettre les contenus de savoirs eux-mêmes que de créer les conditions pédagogiques pour que les enfants puissent à leur tour s’affronter à l’inconnu, entrer à leur tour dans la construction des savoirs et la création culturelle. De plus, la réalisation de cette première mission n’est pas nécessaire, au sens juridique de l’adjectif : j’ai le droit d’être ignorant ou incompétent, sous réserves, dans la vie professionnelle, des effets de cette ignorance dans ma fonction. Mais à l’école j’ai le droit de ne pas savoir puisque j’y viens précisément pour apprendre !

Dans la deuxième fonction de l’école, la formation aux exigences de l’insertion professionnelle, l’élève apprend progressivement à entrer précisément dans les contraintes de l’obligation de résultats, mais, là aussi, il s’agit d’une tâche inachevable et non nécessaire juridiquement. De même que je ne vais pas en prison parce que je suis analphabète, je ne vais pas en prison parce que je suis chômeur !

En revanche, la réalisation de la troisième mission de l’école, l’éducation à la citoyenneté, n’est plus du tout facultative : la capacité de vivre ensemble sans violence grâce à l’institution de la loi est nécessaire au sens où celui qui prétendrait ignorer la loi se verrait très rapidement privé de tout ou partie de sa liberté. Ce que l’éducation à la citoyenneté permet à l’enfant de découvrir est que l’autre, avec toutes ses différences, est un autre moi-même. Mais si la tâche n’est pas facultative, elle n’en reste pas moins inachevable, elle aussi…

Tel est bien l’enjeu de l’éducation à la citoyenneté à l’école : à partir de 18 ans, nul n’est censé ignorer la loi.

 

Et donc, si l’école est une institution et non une famille ou une association, si elle est une société et non une “ communauté ”, ses fonctionnements internes sont réglés par le droit, et il importe donc que les principes élémentaires du droit, indiscutables puisque ce sont ces principes qui permettent la discussion, y soient respectés, compte tenu de ce paradoxe qui caractérise l’école par rapport à toutes les autres institutions, à savoir que, si les enfants y sont déjà sujets de droit, ils n’y sont pas encore citoyens, au sens plein : l’école n’est pas un espace de démocratie, c’est un temps d’apprentissage de la démocratie.

 

La question est donc de savoir comment les principes du droit peuvent être mis en pratique à l’école. Trois exemples seulement ici :

la loi est la même pour tous : quand j’arrive en retard, il y a toujours un élève pour faire de l’humour en me demandant si j’ai “ un billet de retard ”… L’expérience quotidienne à l’école de ce que, dans les faits, la loi n’est pas la même pour tous risque de devenir destructrice s’il n’existe pas de moments de paroles où nous aurons la possibilité de nous dire les uns les autres nos insuffisances, nos manques, et de décider des réparations nécessaires ou des améliorations à apporter dans ce fonctionnement quotidien ;

nul ne peut se faire justice à lui-même : nous savons bien l’expliquer au bagarreur de la cour de récréation, qu’il n’a pas le droit de répondre par le coup de poing à l’injure, qu’il doit avoir recours à un tiers non impliqué pour régler le conflit, le conseiller d’éducation par exemple ; mais, dans la classe, quand l’élève m’injurie ou me désobéit, c’est moi qui punis ; les éducateurs sont les seuls à pouvoir transgresser ce principe fondateur du droit…

nul ne peut être juge et partie : dans ce qui fait l’essentiel de ma fonction, le travail pédagogique d’organisation de la construction des savoirs, c’est moi qui enseigne et c’est moi qui juge ensuite des résultats de cet enseignement ; dès lors les “ bons ” élèves comprennent vite comment se comporter, devinent ce qu’il faut mettre sur la copie “ qui va faire bien ” et permettra d’obtenir une bonne note, si l’essentiel est d’obtenir le diplôme qui, non seulement permettra d’échapper au chômage mais permettra, en s’inscrivant de la manière la plus élevée possible dans les hiérarchies sociales d’imposer à son tour son pouvoir aux autres… Même aux plus hauts niveaux de la science, la recherche de la conformité remplace ainsi les exigences de la recherche de la vérité ; cette confusion des pouvoirs d’enseignement et de validation des résultats de cet enseignement touche ainsi l’école en son cœur même.

 

Du côté de l’élève, on apprend à se soumettre à quelqu’un au lieu d’apprendre à obéir à la loi, et du côté du maître, on “ assure ” son pouvoir sur un groupe, au lieu d’exercer son autorité dans un groupe. Pour la construction de la loi et des savoirs, soumission et obéissance sont incompatibles, de même pouvoir et autorité sont contradictoires : soumettre quelqu’un ou se soumettre à quelqu’un, c’est renoncer à l’humanité en soi-même.

 

Comment donc mettre en pratique, dans la classe, dans l’établissement, ces principes élémentaires et indiscutables du droit ? Ce sont des pistes de travail qui s’ouvrent désormais pour que l’école de la République aille plus avant dans son propre projet. Il y a déjà longtemps que les pédagogies coopératives, la pédagogie institutionnelle, montrent dans les faits que cette distinction des pouvoirs – au sens de Montesquieu – est possible : ces classes où j’ai eu la chance de pouvoir travailler, où les enfants apprennent, jour après jour, non seulement à lire, écrire et compter, mais aussi à organiser progressivement le temps, l’espace, décider des activités, gérer leur budget, régler les conflits entre eux par la parole et non par les coups.

 

Vous voyez ici que, pour répondre à ce défi de l’éducation à la citoyenneté, il ne s’agit pas seulement pour l’enseignant – même s’il faut le faire aussi bien sûr ! – de développer les aptitudes psychologiques à la relation, à l’écoute, à la gestion des groupes, les habiletés didactiques et pédagogiques, mais aussi (et même d’abord parce qu’il n’est pas question d’attendre que nous soyons tous parfaits pour que l’école puisse fonctionner), d’introduire dans le fonction-nement institutionnel même de la classe et de l’établissement ces principes juridiques par la séparation des pouvoirs d’enseignement et d’évaluation des résultats de cet enseignement, et par l’institution d’une instance tierce qui aura à juger des litiges et infractions au règlement.

 

Il est fréquent que les enseignants se défendent, surtout dans les secteurs touchés par les phénomènes de violence, d’être “ éduca-teurs ” : nous ne voulons pas jouer des rôles (animateur, assistante sociale, éducateur spécialisé, “ psy ” divers, etc.) qui ne sont pas les nôtres, et nous avons raison bien sûr. Mais l’exigence n’est pas d’assumer des fonctions pour lesquels nous ne sommes pas formés, mais de se comporter, dans ce qui fait notre fonction même, en citoyens.

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie.



[1] David Cohen, texte publié dans La planète lycéenne, Syros, 1996, p. 153.

[2] Dans ce cas précis, il s’agit de “ travaux forcés ” ; les “ retenues ”, elles, peuvent s’assimiler à la prison, c’est-à-dire la privation momentanée de liberté.

[3] Le rapport Fauroux ayant remis à l’ordre du jour la discussion sur cette question, il importe de dénoncer ici des confusions juridiques graves : de toutes les professions, seules trois échappent, nécessairement, par leur nature même, à l’obligation de résultats : celles de médecin, d’avocat et d’éducateur, qui ne sont soumises qu’à l’obligation, impérative, de moyens.