La construction de la loi à l’école
Bernard Defrance,
professeur de philosophie,
lycée Pierre de Coubertin, Meaux (F-77)
Conférence introductive au
“ Forum ÉCOLO ”
Université de Liège, 11 mars 1995 [1]
Je
partirai simplement de la question finale de votre document où vous
dites : “ Les défis à relever
sont d’établir le pont entre savoir sur la démocratie et pratique
démocratique ”, et j’aurai tendance à dire que les défis à relever ne
sont pas seulement entre les savoirs sur la démocratie et les pratiques
démocratiques mais aussi entre les savoirs eux-mêmes, la mathématique,
l’électronique, l’histoire, etc., bref tout ce qui est au programme, et les
pratiques démocratiques. Nous y reviendrons.
Lorsque dans les classes, nous abordons ces questions qui sont au
programme de philosophie, j’ai l’habitude de partir de l’expérience vécue des
élèves. Jusqu’à cette année, où je suis à mi-temps pris par la formation
continue des professeurs, j’avais entre six et dix classes de terminales et
donc entre deux à trois cents élèves de fabrication mécanique, électronique,
électrotechnique, commerce, comptabilité, gestion, etc., c’est-à-dire des
élèves pour lesquels les deux heures de philosophie sont un supplément dont ils
se passeraient volontiers dans un emploi du temps qui comporte entre
trente-cinq à quarante-trois heures de cours par semaine. J’ai donc l’habitude
de partir de ce qu’ils vivent et je leur demande souvent d’écrire ces récits et
expériences. Et je ne résiste pas à l’envie de vous lire un texte de Sébastien,
en introduction à cette journée consacrée à la question de la citoyenneté, de
la démocratie, texte qui a été écrit en octobre 1993, et qui, je crois, pose en
effet un certain nombre de problèmes qui sont au cœur de notre sujet :
« En CM2 (Cours Moyen 2ème année), lorsque j’étais enfant, la classe était partagée en plusieurs
groupuscules. Un élève, exclu par ces groupes, qui était assez rachitique et
issu d’une famille pauvre, ses deux parents étant au chômage, se trouvait
souvent seul. Il était donc
notre victime favorite. Les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient de
toutes parts. La masse d’élèves m’attirait. L’engrenage me
“ forçait ” à réagir comme les autres. » C’est moi qui
souligne le “ donc ” et Sébastien met le verbe forcer entre guillemets,
ce qui montre que, au moment où il écrit, plusieurs années plus tard, d’une
certaine manière, il s’interroge et il doute, il se dit que peut-être il aurait
pu essayer de ne pas se laisser entraîner. « Sa scolarité devait être un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il
était décédé au cours d’une crise d’asthme et après cet événement, j’ai
longtemps regretté d’avoir fait partie de cette majorité : “ la
majorité a toujours tort ”. »
Sébastien Plura,
terminale électrotechnique, 1993-94 [2].
Quand on se pose des questions sur la démocratie, je crois que ce
genre de texte, qui relate un événement vécu par un élève dans l’école primaire
et qui, des années plus tard le hante encore, peut nous aider à réfléchir sur
ce qu’il en est des enjeux de la formation à la citoyenneté et donc du
fonctionnement scolaire.
Je pense que c’est une des leçons du XXe siècle, tout au
moins de la première moitié du XXe siècle et de sa guerre de trente
ans (14-44…) et des totalitarismes qui ont provoqué les millions de victimes que
vous savez, que les savoirs et l’instruction ne nous garantissent pas de la
barbarie. Et, si j’avais le pouvoir de le faire, je rendrais volontiers
obligatoire pour tout enseignant la lecture d’un tout petit livre d’Alfred
Andersch, qui s’appelle Le père d’un
assassin (80 ou 100 pages, chez Gallimard), où Alfred Andersch raconte une
heure de cours de Grec lorsqu’il était en quatrième dans un lycée de Munich
dans les années vingt. Ces quelques quatre-vingts pages sont uniquement le
récit de cette heure de Grec au cours de laquelle le proviseur de
l’établissement vient inspecter son professeur de grec. Pourquoi ce
titre ? Parce que ce proviseur, fin grammairien, helléniste distingué,
humaniste convaincu, avait un fils, et qu’il s’appelait Himmler…
Les nazis appréciaient, tout autant que nous pouvons le faire,
Mozart. La culture ne nous garantit pas, ne garantit plus de la barbarie. Et je
prends souvent cet exemple en France : monsieur Bruno Mégret, n° 2 du
Front National, est sorti d’une des écoles les plus prestigieuses en France,
l’École Polytechnique. Et quand je parle de violence à l’école, il m’arrive de
dire que la violence qui règne dans un certain nombre de classes de quartiers
en difficultés, dans des ghettos urbains, ces classes où les gamins grimpent
sur les tables, se battent, pissent dans la corbeille à papier, où ils agissent
comme si l’enseignant n’était pas là (du coup d’ailleurs certains enseignants
se mettent à “ fonctionner ” comme si les élèves n’étaient pas
là !… et parlent pour deux ou trois au premier rang pendant que le reste
de la classe “ tape le carton ” [3],
lit le journal, fait ses maths pour l’heure d’après…) ; il m’arrive donc
de dire que la violence qui règne dans ces classes de zones dites
“ sensibles ” est infiniment moins inquiétante et moins grave que
celle qui règne dans un certain nombre de classes préparatoires aux grandes
écoles où on s’emploie à essayer d’obtenir par tous les moyens possibles, y
compris la “ pompe ” généralisée [4],
le diplôme qui permettra de s’inscrire de la manière la plus élevée possible
dans les hiérarchies sociales, ce qui permet ensuite d’imposer ses pouvoirs ou
“ sa ” loi aux autres. Je ne suis pas sûr que ce que nous considérons
comme la réussite scolaire soit tout à fait coïncident avec la construction de
la citoyenneté…
L’histoire que raconte Sébastien illustre tout à fait, à l’échelle de
sa classe, le propos que vous rappeliez d’Olivier Mongin : « L’histoire est inséparable du sort réservé
aux victimes » ; et ce qui s’est passé dans le CM2 de Sébastien
se passe à peu près dans toutes les classes, avec l’aveuglement de la plupart
des enseignants devant ce type de phénomènes : en vingt-quatre ans
d’enseignement maintenant, je n’ai rencontré qu’une seule classe où ne jouait
pas ce phénomène d’exclusion à l’égard des plus faibles, pris comme
“ têtes de turc ”, comme disent les élèves, comme victimes
émissaires ; et lorsque dans un conseil de classe, par exemple, j’entends
dire que telle classe est intéressante, dynamique, qu’il y a une bonne
“ ambiance ”, ça me met la puce à l’oreille et, généralement, je
trouve toujours, si ce n’était fait avant, celui ou ceux qui paient pour cette
bonne ambiance, cette apparente homogénéité ou cette “ activité ” des
élèves. On trouve toujours qui paie et quelquefois d’ailleurs c’est un
collègue : le collègue chahuté dont personne ne parle dans les salles de
professeurs et qui subit un sort assez souvent abominable.
Les questions de la démocratie et de la formation à la citoyenneté,
elles se posent d’abord dans le quotidien de l’école, dans la classe, dans la
cour de récréation, dans les abords de l’école, où se développe ce qu’on
pourrait appeler toute une éducation civique cachée, qui n’est jamais explicitée, et qui contredit les valeurs
essentielles qui semblent être les nôtres dans nos démocraties dites libérales…
Avant d’en venir à l’essentiel de mon propos, je voudrais faire trois
remarques préalables sur la question de la violence à l’école, puisque c’est
par cette question que je suis entré dans la réflexion sur l’accès à la
citoyenneté.
Premièrement,
lorsque nous sommes confrontés à la violence dans nos classes, dans nos
établissements scolaires, ou dans nos quartiers, c’est qu’il est déjà trop
tard, et nous sommes souvent complètement désarmés, et acculés à des attitudes
répressives qui nous semblent contredire notre mission d’éducateur. Comme me le
disait un instituteur qui n’arrivait pas à dominer le bavardage incessant de
ses élèves dans sa classe : « Mais
je ne me suis quand même pas engagé dans ce métier pour jouer les flics ! »
Et j’ai été amené à lui répondre qu’il n’y avait rien de déshonorant à être
flic et que peut-être, heureusement, il y a des flics qui croient en ce qu’ils
font et en la République et que le maintien de l’ordre est précisément une
mission extrêmement difficile et encore nécessaire dans un certain nombre
d’endroits et que si on se pose la question de la formation des enseignants, il
faut aussi se poser la question de la formation des policiers, et que cette
question concerne l’ensemble des citoyens. En distinguant les rôles, peut-être
leur permet-on alors de s’articuler. Dans la classe, si je dois faire taire le
bavard, c’est pour qu’il puisse parler : toute la pédagogie est dans ce
“ nœud ”.
Il en est de la violence comme de certaines maladies : parfois
cela couve pendant très longtemps silencieusement et quand les premiers
symptômes apparaissent c’est qu’il est déjà trop tard. Ce qui n’est pas une
raison, bien entendu, pour ne rien faire… On s’aperçoit, au moment où se
déclenchent les bagarres de récrés, où une gamine étrangle sa camarade dans les
toilettes de l’école, comme ça s’est passé tout récemment chez nous, ou quand
un lycéen règle ses comptes avec un pistolet à grenailles, de ce qu’il aurait
fallu faire en amont pour que la violence n’apparaisse pas, mais comme
précisément elle n’apparaissait pas, on ne le faisait pas et on continuait à
fonctionner dans un certain nombre de structures considérées comme ordinaires,
qui n’étaient jamais remises en question, et c’est précisément à la remise en
question de ces fonctionnements institutionnels ordinaires que je vais vous
inviter à essayer de réfléchir dans quelques instants.
C’est d’autant plus inquiétant et difficile cette question de la
violence à l’école que, deuxième remarque, c’est tout à fait nouveau dans
notre histoire. C’est depuis ce matin, à peine, à l’échelle historique, qu’on
se pose la question de savoir si on ne pourrait pas régler les conflits entre
nous autrement qu’en ayant recours à la violence. Toutes les représentations
d’école ou de situations éducatives, depuis l’aube des temps jusqu’au début de
notre siècle, montrent toujours le maître d’école avec le fouet, le bâton, la
férule ou les verges à la main, et, encore une fois ce n’est que depuis ce
matin que nous nous posons la question de savoir si on ne pourrait pas éduquer
les petits d’homme autrement qu’en leur infligeant des violences parfois
extrêmes. Il y a là quelque chose de tout à fait nouveau, et c’est d’autant
plus nouveau que pendant des millénaires, depuis les débuts de l’hominisation,
la violence est un moyen “ normal ” pour régler les conflits entre
nous : nous avons perdu l’inhibition biologique qui interdit aux
mammifères de s’entre-tuer à l’intérieur d’une même espèce ; nous sommes les
seuls mammifères à nous entre-tuer à l’intérieur de la même espèce. La perte de
cette inhibition biologique est peut-être le prix que nous payons pour accéder
à notre liberté, mais alors il nous faut régler la question de la violence, il
nous faut construire le droit. Et, pour compliquer encore un peu plus les
affaires, nous découvrons aujourd’hui, en cette fin de XXe siècle,
que nous ne pouvons plus, pour construire ce droit, nous en référer à des
transcendances, qu’elles viennent du ciel ou du sol, et que cette aventure commencée
avec Isaïe et Socrate, il faut la continuer, que nous sommes dans
l’incertitude, qu’il n’y a pas d’autres valeurs que celles que nous décidons de
construire ensemble. Les valeurs ne nous sont plus données.
Or, justement, l’école, l’éducation, fonctionnaient jusqu’à
aujourd’hui sur la transmission des valeurs et la question n’est plus la
transmission mais la création, l’invention des valeurs, et donc la question
est : comment créer les situations éducatives qui permettront aux enfants
d’apprendre à construire eux-mêmes les valeurs qu’ils décideront de se
donner ?
Enfin, troisième remarque, rapide, dans un certain nombre
de circonstances sociales, économiques, familiales, urbaines, j’ai tendance à
penser – et vous avez fait allusion, Jacques, tout à l’heure, aux engagements
que j’ai dans la vie associative de quartiers – que c’est plutôt l’absence de
violences qui m’étonne que les manifestations de violences : je tiens, par
exemple, depuis plus de quinze ans une permanence hebdomadaire de renseignements
juridiques dans le quartier des Bosquets à Montfermeil en Seine-St-Denis,
9 000 habitants, 50% de moins de vingt ans, et sur ces 4 500 jeunes,
il y en a peut-être, de temps en temps, dix, vingt, trente maximum qui font
parler d’eux, qui brûlent une voiture ou qui balancent des cailloux dans une
vitrine… Quand un jeune, né dans cette cité, qui a aujourd’hui 18 ans, voit
depuis sa naissance sa mère monter les huit étages quatre fois par jour avec
les courses parce que les ascenseurs ne marchent pas, et voit, dès qu’il sait
lire et compter et qu’il fait la traduction pour ses parents, tous les mois,
120 francs de charges d’ascenseur sur la quittance de loyer, ce garçon, arrivé
à la majorité civique, ne peut pas avoir le même rapport à la loi qu’un autre
élevé dans des conditions dites normales. Et donc, en effet, quand on connaît
de près les conditions faites à un certain nombre de familles dans ces
quartiers, ce n’est plus la violence qui peut étonner ou indigner mais plutôt
l’absence de violences…
Donc, pour résoudre la question de la violence, nous n’avons qu’un
seul recours, celui du droit. Et la
formation au droit devient un enjeu capital. Ce qu’on appelle la socialisation
n’est pas seulement une question psychologique mais aussi, et même d’abord,
juridique ; la formation de la citoyenneté devient un enjeu majeur pour
nos systèmes éducatifs, pour notre école.
Dès lors, il nous faut examiner de près ce qu’il en est d’un certain
nombre de principes élémentaires qui fondent notre droit, et essayer de voir
comment, à l’école, ces principes sont respectés, et s’ils ne le sont pas, voir
quelles modifications ou réformes institutionnelles sont nécessaires pour
qu’ils le soient. Il ne s’agit donc pas là seulement de transmettre des
“ savoirs sur la démocratie ”, mais de permettre des pratiques
démocratiques.
Je vais donc faire une sorte d’inventaire de ces principes
élémentaires, qui ne se discutent pas puisqu’ils sont ce qui permet qu’il y ait
du droit et donc de la discussion. Et chacun d’entre vous, en faisant appel à
ses souvenirs scolaires, pourra facilement trouver les illustrations
correspondantes… Encore une fois, il s’agit de choses évidentes, et pourtant…
Premier principe [5] :
la loi est la même pour tous. Évident :
si ce n’était pas le cas, il n’y aurait que des “ lois ” privées,
c’est-à-dire des privilèges, c’est-à-dire absence de loi. Or, qu’en est-il dans
le quotidien de l’école ? Qu’arrive-t-il à l’élève en retard au cours et
qu’arrive-t-il, dans les faits, au professeur en retard ? Quand je parlais
à l’instant d’éducation civique cachée, c’est à ce genre de minuscules et
apparemment dérisoires événements que je faisais allusion. Alors il ne s’agit
pas de faire des discours moralisants sur les nécessités d’arriver à l’heure,
mais il n’en reste pas moins que les adultes peuvent s’autoriser dans certaines
limites à arriver en retard, alors que l’élève doit toujours justifier (et pas
seulement expliquer…) son retard.
Deuxième principe : toute
infraction entraîne punition et réparation. C’est du droit pénal :
toute infraction mérite punition à l’égard de la société, et réparation à
l’égard de la victime ou des victimes. Cependant, le droit pénal établit des
distinctions entre les majeurs et les mineurs : un mineur sera condamné
moins lourdement pour une même infraction qu’un majeur. Or, là aussi,
expériences que me racontent souvent mes élèves, qu’en est-il lorsqu’un
professeur, perdant un peu son sang-froid, en vient à flanquer une claque à un
élève et qu’en est-il de l’élève qui, perdant son sang-froid lui aussi, frappe
son prof ? Quels sont, généralement, les résultats en termes de punition
et de réparation pour l’un et l’autre ?
Troisième principe : nul n’est censé ignorer la loi. Le problème est que précisément ce
principe n’est applicable qu’à partir de la majorité civique. Et donc, avant 18
ans, j’ai encore le droit d’être ignorant de la loi [6].
Dans son principe même, l’école est la première
société dans laquelle entrent les
enfants et, en même temps, la dernière
société, le dernier lieu social où ils ont encore le droit d’être ignorants
puisque, précisément, ils viennent à l’école pour combler leurs ignorances, pas
seulement des savoirs mais aussi de la loi. Nous avons un peu trop tendance,
dans notre pratique quotidienne d’enseignant, à supposer que les élèves
devraient déjà savoir ce que, précisément, ils viennent apprendre à l’école.
C’est vrai non seulement du point de vue de l’acquisition des savoirs, des disciplines, mais aussi de la discipline, c’est-à-dire de l’ordre,
de la loi. Nous sommes souvent surpris de ce que les élèves n’ont pas
intériorisé un certain nombre de normes de comportements que nous considérons
comme “ normales ” ou évidentes, et l’hétérogénéité des comportements
dans un même classe nous pose des problèmes tout à fait considérables, tout
autant que l’hétérogénéité culturelle ou de niveaux de connaissances. Nous
oublions tout simplement qu’à l’école l’ignorance est légitime, l’ignorance de
la loi également puisqu’on y vient précisément pour la combler.
Quatrième principe : principe qui, en
France, comporte une exception que je vais signaler au passage, nul ne peut être mis en cause pour un
comportement qui ne porte tort qu’à lui-même [7].
C’est un principe fondamental du droit. Seule exception, donc, en France,
l’injonction thérapeutique en cas de toxicomanie. Le juge peut dire à l’usager
de drogues : « Tu te fais
soigner, ou bien tu vas en prison ». Et c’est justement une exception
très problématique, qui pose des problèmes redoutables aux juges, aux
éducateurs et aux médecins, qui savent bien que le malade ne guérit que s’il
l’a décidé, qu’on ne peut pas guérir sur ordre, et cette exception donne lieu à
un débat considérable en France. Mais, dans notre droit positif, c’est la seule
exception [8]. Ainsi,
l’élève qui dort sur sa table et qui ne dérange personne pendant que je suis en
train de faire cours, ne porte tort qu’à lui-même et ne peut donc pas faire
l’objet de sanctions “ pénales ” de ce fait. Dans nos pratiques
pédagogiques nous confondons très souvent ce qu’on appelle en termes juridiques
le civil et le pénal : c’est, par exemple, deux heures de colle parce qu’on a
eu une mauvaise note à un devoir ou un zéro parce qu’on a fait du bruit. Voici
ce qu’écrit un autre Sébastien de mes élèves :
« Au collège, en cinquième, j’avais l’habitude d’être un élève plutôt bon
en histoire et géographie, presque toujours entre 11 et 18, et un jour, j’ai eu
5/20 en histoire. La sanction habituelle était 4 heures de colle le samedi
matin. Le lendemain la convocation arrive et je n’avais rien dit à mes parents.
Je décide de ne pas y aller et le lundi, je tombe sur ma prof qui me demande de
justifier mon absence. Je la baratine avec une histoire de décès dans la
famille, je me croyais tiré d’affaire. Mais, pas du tout, elle me demande un
papier de la famille, et là, ça se corse, elle me réclame ce papier tous les
jours, jusqu’au jeudi où je décide de ne pas aller au collège et où je fugue…
La police m’a retrouvé le dimanche soir. » Bien entendu, tous les
élèves qui ont une mauvaise note ou une colle ne fuguent pas… Mais entendons
bien la dernière phrase de Sébastien : « Je regrette d’avoir fugué parce qu’il y a constamment, encore
aujourd’hui, toujours quelqu’un pour me le rappeler, mais à l’époque je ne
voyais vraiment pas comment faire autrement. »
Sébastien Lecomte,
terminale électrotechnique, 1993-94 [9].
La classe est trop souvent le lieu de ces multiples confusions :
on utilise des sanctions du registre pénal pour des manquements aux savoirs, et
on utilise des outils d’évaluation, les notes (baisse de notes, zéros), pour
sanctionner des comportements jugés irréguliers, déviants. Il y a d’ailleurs,
en France, un arrêté, malheureusement qui n’est applicable qu’à l’école
élémentaire, qui interdit explicitement les punitions pour “ absence ou insuffisance de résultats ”.
Et je plaide pour que cet arrêté soit également applicable à l’enseignement
secondaire.
Cinquième principe du droit : nul ne peut se faire justice à lui-même.
C’est le principe qui interdit la vengeance et oblige à en passer par un tiers
non impliqué pour régler le litige ou punir l’infraction. Sauf, bien entendu,
s’il n’existe aucun autre recours possible (le cas de légitime défense d’une
part, et de l’épuisement de toutes les voies de droit, d’autre part). Ça, c’est
une chose que nous savons faire, rappeler au bagarreur de la cour de récréation
qui réagit par le coup de poing à l’insulte par exemple, qu’il n’a pas le droit
de se venger lui-même ! Qu’il doit avoir recours au surveillant, au
conseiller d’éducation, au professeur pour faire rétablir son droit s’il a été
lésé par un camarade. Mais, dans ma classe, lorsqu’un élève perturbe mon cours, m’injurie, ou se livre à une
autre activité que celle que j’ai prescrite, c’est moi qui punis, et même si ma
punition est objectivement juste, comme c’est le même qui a été atteint par le
désordre et qui punit, cette punition ne peut être ressentie par l’élève que
comme la vengeance de celui dont l’autorité a été momentanément bafouée. Ici
aussi, le fonctionnement ordinaire de l’école contredit un des principes
élémentaires du droit.
Sixième principe, qui consiste en une autre formulation que le
cinquième, et qui revient au même, et que je vais développer dans l’autre
dimension de l’évaluation des savoirs et pas seulement dans celle de la sanction
des comportements : nul ne peut être
juge et partie. Ce n’est pas le magistrat qui a été cambriolé qui peut
juger son cambrioleur, sinon le jugement est cassé. Or, dans ma classe, comme
je viens de le dire, si des élèves ont des comportements déviants, c’est moi
qui punis. Et surtout, au plan “ civil ” en quelque sorte, dans la
classe, c’est moi qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet
enseignement [10].
C’est moi qui, avec mes collègues qui ont aussi les mêmes élèves, à chaque
trimestre, décide si tel élève aura une bonne appréciation, chaque année,
décide s’il peut ou non passer dans la classe supérieure ou doit redoubler ou
encore “ être orienté ”. C’est moi qui met des avis sur les bulletins
et les livrets qui vont avoir des conséquences sur le destin scolaire, et donc
professionnel et social, de l’enfant, du jeune. Et c’est donc bien au cœur même
de ce qui constitue mon travail professionnel, à savoir l’enseignement de la
mathématique, de l’histoire, de tout autre discipline déterminée, que se joue
la construction de la citoyenneté, rendue impossible, ou au moins très
difficile par cette confusion des pouvoirs d’entraînement et
d’évaluation : dans ma classe, et ce sont les règles institutionnelles
elles-mêmes qui le prescrivent, je suis juge et partie. C’est ça le
fonctionnement ordinaire, dans sa fonction centrale, de l’école, et c’est
évidemment extrêmement grave…
Encore, lorsqu’il existe des examens anonymes, cette confusion des
pouvoirs se trouve-t-elle tempérée, comme pour le baccalauréat en France. Mais,
si le pire des cancres a encore une chance de pouvoir échapper à son étiquette,
il n’en reste pas moins que l’examen a ici le très grave inconvénient de
l’aléatoire et du ponctuel : il ne faut pas avoir une rage de dents ces
jours-là, ou que votre petit(e) ami(e) vous ai largué(e) la veille ! On
pense souvent à remplacer cet examen ponctuel par un contrôle continu :
or, dans ce système de confusion des pouvoirs, le contrôle continu se
transforme en chantage continu. Les élèves sont intelligents, ils savent très
bien deviner, surtout s’il y a des redoublants pour les renseigner, ce que tel
professeur particulier attend d’eux. Ce qui signifie alors que, dans l’acte
même d’appropriation des savoirs, la recherche de la vérité se trouve remplacée par la recherche de la conformité. Ainsi se fabrique le
“ bon élève ”, docile et conforme, futur décideur…
Cette confusion des pouvoirs ne pervertit donc pas seulement la
construction de la loi, mais pervertit aussi radicalement l’apprentissage des
savoirs, dans la mesure où ils ne seront alors finalisés que par l’ambition de
conquérir – au détriment des autres –, grâce aux diplômes acquis, les places
sociales qui permettront, après avoir appris, non pas à obéir à la loi, mais à se
soumettre à quelqu’un, de pouvoir soumettre à son tour les autres à sa
propre “ loi ”… Je pourrai alors faire subir aux autres la soumission
que j’ai moi-même subie.
Je crois qu’il y a là quelque chose de tout à fait central dans le fonctionnement de notre
système scolaire. Montesquieu définissait la démocratie comme le régime où on
peut alternativement commander et obéir à ses égaux, et où les pouvoirs sont à la fois distincts et articulés. La
confusion des pouvoirs, du double point de vue de la discipline et des
disciplines, ce qui est l’expérience ordinaire, quotidienne, pendant quinze ou
dix-huit ans, de nos élèves, interdit l’accès aux savoirs et à la citoyenneté [11].
Je peux faire tous les cours d’instruction civique, toutes les leçons
de morale que je veux, cela risque de glisser sur eux “ comme de l’eau sur
les plumes d’un canard ” [12] !
J’ai l’habitude de rappeler – et je me réfère là à ce que je disais au
début [13] – que les
auteurs de la rafle du Vél-d’Hiv. à
Paris, pendant l’occupation nazie, avaient fréquenté, comme tous les
“ bons français ”, l’école républicaine, où, tous les matins, il y
avait “ leçon de morale ”… [14]
Dans son fonctionnement institutionnel, l’école contredit les principes
élémentaires du droit.
Enfin, septième principe : le citoyen n’est pas seulement celui qui obéit à la loi, c’est aussi
lui qui la fait avec les autres citoyens. Je n’ai pas le temps de montrer
ici en quoi l’école réduit nos élèves à l’impuissance civique. Je sais
simplement, parce que j’ai eu la chance, pour mon premier poste de professeur,
de travailler dans une École Normale d’instituteurs, et que j’ai donc travaillé
longtemps dans des classes primaires, des classes coopératives, pédagogie
institutionnelle, que des enfants de 7, 8, 10 ans se révèlent capables
d’organiser progressivement le temps, l’espace, les activités, de se donner les
outils de l’accès aux savoirs et à la culture, de régler les conflits entre eux par la parole et non par la violence,
et que donc, dans ces classes, l’éducation à la citoyenneté passe non par des
“ cours ” de civisme ou de “ morale ”, mais par une
véritable mise en pratique de la loi, par une pratique [15]
quotidienne de la classe, par les méthodes mêmes d’appropriation des savoirs.
Voilà donc une première série de réflexions que je voulais vous
proposer pour vos travaux de cette journée. Deuxième série de réflexions
maintenant.
Je crois qu’il est tout à fait important de comprendre que nous avons
la possibilité d’introduire dans les fonctionnements institutionnels ordinaires
de l’école et de la classe des réformes tout à fait décisives quant à ces
fonctionnements institutionnels mêmes.
Comment introduire les procédures qui permettront aux enseignants de
jouer leur véritable rôle d’enseignant, procédures grâce auxquelles, pour
prendre la métaphore sportive, l’entraîneur n’est pas l’arbitre – sinon, il n’y
a pas de match ; l’entraîneur n’est pas l’arbitre, il n’est pas membre du
jury le jour des épreuves. Donc, je peux entraîner mes élèves, je leur permets
d’accéder aux plaisirs des savoirs et de la culture, mais ce n’est pas moi qui
jugerai des résultats. Il y a, pour cela, un certain nombre de dispositifs, qui
ne coûteraient pas un sou, à mettre en œuvre dans nos établissements
scolaires [16], pour la
validation des savoirs acquis.
Quant aux comportements, nous supposons trop souvent que les élèves
devraient, par l’éducation familiale par exemple, ou par une sorte d’évidence
“ naturelle ”, adhérer à un certain nombre de normes de comportement [17],
auxquelles ils n’adhèrent précisément plus du tout !
Là aussi, il est tout à fait possible à n’importe quel acteur du
système éducatif, et on peut aussi introduire cela dans les textes officiels
bien sûr, de distinguer, dans l’élaboration d’un règlement intérieur
d’établissement ou de classe, les différents niveaux de règles, ce qui se
discute et ce qui ne se discute pas encore ou pas du tout. Quels sont,
sommairement, ces différents niveaux de règles ?
Tout d’abord, le premier niveau : ce qu’on peut appeler
l’arbitraire personnel, les caractères individuels, les manières d’être. J’ai
le droit d’être ce que je suis, les élèves ont le droit d’être ce qu’ils sont.
La question étant alors d’articuler ces personnalités singulières et de
formuler les demandes réciproques qui nous permettront par
exemple de demander aux élèves : « Je ne supporte guère le spectacle d’un troupeau de ruminants en classe,
et donc je vous demande de ne pas
manger de chewing-gum quand vous avez cours avec moi » et, bien
entendu, les élèves peuvent eux aussi formuler leurs demandes à mon
égard : nous ajusterons nos manies réciproques !
Deuxième niveau : c’est celui, immense, des coutumes, de la
politesse, des rituels sociaux, tout ce qui dans l’existence ordinaire, le plus
simplement du monde, met de “ l’huile dans les rouages ” et qui
renvoie souvent à des origines très archaïques, qui remontent à la nuit des
temps. Pourquoi, par exemple, se serre-t-on la main pour se dire bonjour,
souvent tous les matins ? Eh bien, en tendant à l’autre la main droite ouverte, je lui montre :
« Regarde, je ne porte pas d’armes,
faisons la paix, au moins pour la journée » [18]
On peut aussi expliquer la casquette, par exemple ; la “ scène de la
casquette ” devient aujourd’hui en France un grand classique des motifs de
punition : « Deux heures de
colle : a refusé d’enlever sa casquette » ! La fourchette,
c’est une petite fourche, la trompette c’est une petite trompe, la casquette
c’est un petit casque, et on met un casque pour aller à la guerre… On peut
expliquer cela dans la classe, et le gamin qui garde sa casquette sur la tête peut
comprendre tout à coup, ou peut comprendre éventuellement, de quoi il s’agit.
Je peux aussi, si j’ai une fille voilée dans ma classe, expliquer ce qu’il en
est du voile pour les femmes autour du bassin méditerranéen [19],
voile qui n’a rien de spécifiquement islamique bien sûr, voir Saint Paul,
Épître aux Corinthiens, chapitre 11 : la femme doit être voilée parce
qu’elle est la gloire de l’homme, alors que l’homme, lui, est la gloire de
Dieu ! Et il y a en ce moment en France une publicité vantant les mérites
du vin de Porto (« Le pays où le
noir est couleur ») montrant une femme qui porte un véritable hidjeb. Seulement, si la fille qui porte
le voile, trois jours avant que j’ai prévu de donner ces explications, est
passée en conseil de discipline et a été exclue, elle n’a plus aucune chance de
les entendre ! Dans les mesures actuellement prises en France à propos du
voile, il y a quelque chose de parfaitement scandaleux, au regard du droit
strict, à savoir que des mineures
sont punies, personnellement, à cause du comportement de leurs parents ou de
leur communauté : régression très grave en deçà des principes fondateurs
de l’individualisme démocratique et donc de la laïcité, aveu aussi de ce que la
République se révèle incapable de fournir à certaines de ces jeunes filles la
protection nécessaire contre les pressions de leur communauté, ou ne leur
laisse plus d’autres moyens pour affirmer leur identité que ce moyen dérisoire.
C’est tout à fait fondamental, c’est la vieille histoire du loup et
de l’agneau : « Si ce n’est
toi, c’est donc ton frère – Je n’en ai point – C’est donc quelqu’un des
tiens » ! Eh bien non : je ne suis pas, depuis 1789,
responsable de ce que fait mon frère, je ne suis pas responsable de ce que
m’imposent mes parents, et si je m’impose moi-même cette contrainte, je suis,
tant que je suis à l’école, dans une
situation d’apprentissage, c’est-à-dire d’ignorance légitime de sa véritable
signification. Ces jeunes filles, exclues de l’école, actuellement en France,
subissent de plein fouet nos insuffisances en matière de formation à la
citoyenneté, jusqu’aux plus hauts niveaux des responsabilités républicaines.
Tous ces rituels sociaux, toutes ces coutumes, peuvent être
explicités à l’école. On pourrait prendre encore de multiples exemples, celui-ci
par exemple : commentaire en conseil de classe, “ c’est un élève sournois et hypocrite, il ne vous regarde jamais
en face ” ! Évidemment… c’est un élève d’origine asiatique, et
dans la culture asiatique, il est hors de question, absolument impossible, ce
serait d’une obscénité intolérable, de regarder, lorsqu’on est encore enfant,
un adulte dans les yeux, surtout s’il est en train de vous engueuler !
Nous aurions peut-être intérêt, nous éducateurs, à nous informer…
Troisième niveau : c’est le niveau des règles
techniques ; s’il y a un seul robinet pour se laver les mains après
l’atelier de peinture, il y a tout à fait intérêt à ce qu’il y ait une règle
précise pour se laver les mains ! Dans des classes maternelles et
primaires, c’est par ces questions apparemment dérisoires que passe l’éducation
à la liberté : les règles techniques me permettent d’accéder à des
pouvoirs réels, à l’efficacité de l’action, à la liberté. Si je veux faire du piano, parler tout simplement ! faire
n’importe quoi, alors je dois apprendre
à maîtriser les règles du solfège, de la technique pianistique, du langage
parlé, des fabrications, et alors je peux
m’exprimer par le piano, la parole ou la sculpture, en totale et infinie
liberté. Obéir à la règle, à la loi, rend libre.
Quatrième niveau : c’est celui des règles morales, des
“ valeurs ”, qui sont parfois difficiles à distinguer des règles de
simple politesse ou des principes du cinquième niveau ; on peut simplement
observer qu’elles se discutent et qu’elles évoluent. En France, il y a à peine
trente ans, une femme se faisant avorter était passible de la Cour d’Assises…
Et, pour prendre un exemple un peu plus humoristique, Madame le Censeur, dans
l’établissement où j’étais maître d’internat à vingt ans, pourchassait d’une
vindicte toute particulière les garçons et les filles qui s’embrassaient un peu
trop fougueusement à son goût dans la cour de récréation, et, bien entendu, il
y a déjà un certain temps qu’il s’agit là de scènes que nous ne remarquons même
plus ! Donc les règles morales elles-mêmes, nos codes, civil et pénal,
évoluent…
Dans ces quatre niveaux – sur tout cela je suis un peu rapide, mais
le temps passe ! – tout se discute, doit être discuté, les règles de ma
classe doivent être remises en chantier dès que de nouveaux élèves y entrent,
je dois toujours refaire ce travail d’explicitation, dans la pratique et pas
seulement les discours, et sans ce travail
il ne peut être question d’instruction et d’éducation.
Quant au cinquième niveau, il s’agit des principes éthiques, c’est-à-dire de ce qui ne se
discute pas, parce que ce sont ces principes qui permettent justement qu’il y
ait discussion. L’interdit de la violence ne se discute pas, démocratiquement
ou “ majoritairement ”, puisqu’il est précisément ce qui permet la
discussion. Vous comprenez maintenant le sens radical du texte de Sébastien que
je vous ai lu en début de propos : « La majorité a toujours tort » dit Sébastien ; en réalité
ce n’est pas la majorité démocratique qui a tort ici, c’est la
“ masse ” des élèves coagulés dans l’indifférenciation violente, dans
la victimisation du plus faible d’entre eux, masse où l’apparente “ bonne
ambiance ”, l’harmonie du groupe se construit sur l’exclusion du plus
faible [20]. Cette
histoire d’exclusion devient un lieu commun de nos débats politiques ! On
pourrait parodier Flaubert : « Exclusion :
lutter contre… » Peut-être vaudrait-il mieux se demander si les moyens
que nous mettons en œuvre pour lutter contre l’exclusion ne seraient pas
précisément ceux qui la provoquent… De même, peut-être que les moyens que nous
pensons mettre en œuvre pour permettre la formation à la citoyenneté et l’accès
aux savoirs sont-ils précisément ceux qui les empêchent, et le spectacle offert
aux jeunes aujourd’hui par certaines élites, composées d’anciens bons élèves,
n’est pas, me semble-t-il, spécialement fait pour améliorer le civisme…
Donc, à ce cinquième niveau, il s’agit bien de principes qui ne se
discutent pas. L’interdit de la violence puisqu’il permet la discussion ;
l’interdit de l’inceste parce qu’il permet la distance, la séparation de
l’autre qui, en interdisant la fusion-confusion,
autorise la constitution du sujet et donc la rencontre de l’autre ; de
même les interdits du cannibalisme et du parasitisme… Tous ces interdits
fondateurs sont formulés négativement, ils ne me disent pas ce qu’il faut que
je fasse, mais seulement ce que je n’ai jamais le droit de faire, si je veux
pouvoir faire, précisément.
Et lorsque, parce que je suis adulte imparfait, je me laisse aller à
transgresser la loi, je peux, précisément parce que je me sais inachevé [21]
et citoyen conscient, réparer, supporter le prix à payer pour le rétablissement
du droit, y compris bien sûr et d’abord devant mes propres élèves.
J’ai conscience d’aller trop vite sur ces questions et il faudrait
développer. Seulement un point pour finir, sur l’interdit du parasitisme :
un être vivant qui ne se développe qu’en recevant sa subsistance d’un autre
être vivant, c’est un parasite ; je me demande si nous ne formons pas des
parasites dans nos classes : le fonctionnement institutionnel ordinaire de
l’école ne place-t-il pas les enfants et les adolescents dans une situation où
ils ne peuvent que recevoir ? Le sens unique vertical de la
“ parole ”… C’est une analyse assez classique. Si l’école n’apprend
pas à entrer dans l’obligation à
l’échange, n’apprend pas aux enfants à donner
et pas seulement à recevoir, alors l’école n’est pas encore l’école.
Voilà donc ces quelques éléments de réflexion que je vous propose,
parce que c’est votre responsabilité comme mouvement politique de vous interroger sur le banal et le dérisoire quotidien
vécu par des millions d’enfants à l’école, de vous saisir des enjeux majeurs,
fondamentaux, universels, contenus dans les tristes et banales histoires vécues
par mes deux Sébastien.
Un dernier mot : on commence à savoir que nous n’avons plus
beaucoup de temps devant nous pour décider, tout simplement, de la survie de
l’espèce. C’est aussi simple que cela. Les paléontologues nous disent qu’une
espèce mammifère dure, à peu près, sept millions d’années. Nous en sommes, à
peu près semble-t-il, à trois millions et demi. La question est de savoir si
nous voulons continuer, et certains nous disent qu’il ne nous resterait, pour
en décider, que 40, 50 ou 60 ans. Cela veut dire que ce sont les enfants que
nous avons aujourd’hui dans nos classes qui auront cette décision à prendre.
Lorsque nous nous posons la question de la formation à la citoyenneté, à
l’universalité, aux savoirs, nous nous posons bien la question de savoir comment
permettre aux enfants d’acquérir les compétences qui leur permettront de
répondre à des questions auxquelles nous n’avons pas su encore répondre. C’est
dans la classe, quand je fais cours, que la question se pose, à chaque
instant [22]. Je vous
remercie.
Quelques principes du droit.
1. La loi est la même pour
tous.
2. Nul n’est censé ignorer
la loi : à partir de la majorité civique.
3. Nul ne peut être mis en
cause pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice.
4. Nul ne peut être mis en
cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-même.
5. Toute infraction
entraîne punition et réparation.
6. Un mineur est déjà
sujet de droit, mais pas encore citoyen.
7. Pour une même
infraction, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur.
8. Nul ne peut se faire
justice à soi-même.
9. Nul ne peut être juge et
partie.
10. Le citoyen obéit à la
loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens.
11. L’interdit de la
violence ne se discute pas démocratiquement puisqu’il permet la discussion démocratique.
12.
L’usage de la force n’est légitime que dans deux cas : l’urgence
c’est-à-dire la légitime défense ou l’assistance à personne en danger, et après
épuisement de toutes les voies de droit pour rétablir le droit.
Les sept niveaux de règles…
1. L’arbitraire personnel,
les caractères particuliers.
2. La politesse, les
coutumes, les habitudes.
3. Les rites culturels et
religieux.
4. Les règles techniques
de travail et de fonctionnement social.
5. Les
déontologies, les règles du droit, civil et pénal.
6. Les
règles morales, les valeurs.
7. Les
principes éthiques.
Les six
premiers niveaux peuvent se discuter,
démocratiquement.
Les interdits du septième niveau ne se discutent pas puisqu’ils sont
précisément ce qui permet qu’il y ait discussion : interdits de l’inceste,
de la violence, de l’idolâtrie et du parasitisme, qui ne sont pas seulement
conditions de la socialisation mais d’abord conditions de l’humanisation.
[1] Paru dans les Actes du Forum Enseignement,
“ École de la démocratie, démocratie dans l’école ”, Groupe Écolo au
Conseil de la Communauté française, rue de la Loi, 6, B - 1000 Bruxelles, sous
le titre : “ L’École : un lieu de non-droit ” ; également dans
le Journal du Droit des Jeunes, n°
147, septembre 1995, 16, passage Gatbois, 75012 Paris. Exceptées, dans les deux
publications, la fiche finale, utilisée dans les stages Mafpen de l’Académie de Créteil.
[2] Texte déjà publié dans “ Jouer et déjouer la
violence ”, Pratiques Corporelles,
n° 102, mars 1994.
[3] “ Taper le carton ” : jouer aux
cartes. Les présentes notes ont été ajoutées à la révision de l’enregistrement.
[4] La “ pompe ” : le fait de
tricher, recopier des corrigés vendus par exemple par des élèves de deuxième
année, et aussi en cherchant à éliminer les concurrents possibles…
[5] Ne pas être dupe de l’ordre de présentation
de ces principes : ils ont tous la même valeur, et l’un n’a pas de sens sans
les autres.
[6] Même si, bien sûr, la loi prévoit la
responsabilité pénale, en France, à partir de 13 ans pour certains actes, 16
ans pour d’autres, etc., il n’en reste pas moins qu’il y a progressivité dans l’accès à cette responsabilité.
[7] Le principe corollaire étant que nul ne peut être mis en cause pour un acte
dont il n’est ni l’auteur, ni le complice, ce qui interdit radicalement la
pratique fréquente à l’école des punitions collectives… Ces deux principes sont
au fondement de l’individualisme démocratique.
[8] On peut se demander pourquoi, par exemple,
si on ne punit plus la tentative de suicide, on continue à punir l’usage, et le
seul usage, de drogues…
[9] Texte déjà publié dans “ Conseils à un
professeur débutant… ”, Revue de
Psychologie de la Motivation, n° 18, 2ème semestre 1994.
[10] Et voilà pourquoi les profs culpabilisent !
Ils se jugent eux-mêmes en jugeant leurs propres élèves…
[11] Ou tout au moins le rend très
difficile : il n’y a pas non plus de fatalités négatives, et,
heureusement, beaucoup de “ bons élèves ” ne sont pas dupes ;
mais beaucoup souffrent… Sébastien Plura, par exemple, qui obtient son bac avec
mention et un 19 en philosophie.
[12] « Cause
toujours ! », voir “ Paix et harmonie ” dans Cahiers Pédagogiques, n ° 218-219,
novembre-décembre 1983, repris dans Le
plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992.
[13] Un des plus grands philosophes du siècle,
Heidegger, a eu sa carte au parti nazi jusqu’en 1945…
[14] Les résistants aussi d’ailleurs… Voir note
11.
[15] Plus exactement par une praxis, au sens de Francis Imbert ; cf. Francis Imbert, Pour une praxis pédagogique, Matrice
éd., 1985, et Médiations, institutions et
loi dans la classe, ESF éd., 1994.
[16] Essentiellement, mais je n’ai pas développé
ici suffisamment, un contrôle continu en effet, constitué par des épreuves
régulièrement espacées, mais anonymes et corrigées par d’autres professeurs que
ceux de la classe : pas plus de travail pour les professeurs et économies
considérables sur les sommes énormes englouties dans l’organisation des
examens, et notamment du baccalauréat en France.
[17] Les nôtres, bien sûr ! Que nous
considérons comme universellement valables…
[18] De l’importance extrême des rituels initiaux
et finaux de salutations dans les arts martiaux : ici nous jouons, ce n’est pas (plus) la guerre…
[19] Comment les nécessités de se protéger,
lorsqu’on a la peau blanche, des brûlures du soleil et du sable du désert se
transforment en signe de soumission bestiale des femelles aux mâles, soumission
qui d’ailleurs n’existe pas dans le règne animal où ce serait plutôt les mâles
qui seraient éliminés, leur fonction n’étant que très passagèrement utile à la
reproduction de l’espèce !
[20] C’est bien depuis Isaïe que nous savons en effet
que le faible est innocent, que le malade n’est pas “ puni ”…
Attention cependant à ne pas verser dans un simplisme moralisant : le vers
de La Fontaine qui suit ceux que j’ai cités ci-dessus dans Le Loup et l’Agneau, nous permet, par un extraordinaire
retournement de perspective, de comprendre la complexité de ces nœuds de
violence : « Car vous ne
m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens ! » D’où vient
la violence du loup ? Dissident solitaire, exclu, pourchassé depuis l’aube
des temps par la meute des “ bons bergers ” et des chiens… Le plus
faible est peut-être, parfois, le plus violent, dont il faudrait comme pédagogue (celui qui accompagne) prendre provisoirement le parti.
[21] Le philosophe
n’est pas sage…
[22] Et que nous essayons d’apporter des réponses
aussi, bien sûr ! J’ai notamment oublié, mais la table ronde du soir de ce
11 mars a permis de compléter, la proposition de création dans les
établissements d’une sorte de commission
de discipline qui aurait à instruire et juger l’ensemble des infractions
relevant du réglementaire (il peut y en avoir qui relèvent du judiciaire…),
ceci pour éviter les effets de “ vengeance ”, d’humiliations,
d’escalade des violences ou, pire encore, de résignations amères… Depuis cette
intervention, et à l’occasion d’un stage de la Mafpen de Créteil sur la gestion des conflits dans la classe,
j’ai été amené à affiner un peu la classification des “ principes du
droit ” et des “ niveaux de règles ” ; ces précisions
ci-dessous.