La treizième côte de l’odalisque... *
Lorsque,
dans la énième copie (au moins la trentième !), je tombe sur ce même
exemple de l’odalisque à laquelle Ingres a ajouté une treizième côte, pour
illustrer (!) le propos selon lequel l’art n’est pas l’imitation de la nature,
je me sens des poussées d’adrénaline tout à fait préjudiciables à la sérénité
qu’exige la correction de mes 187 copies de baccalauréat ! Seule
variation, qui permet à ma colère de se traduire utilement en fou-rire, cette
treizième côte est destinée à donner une langueur, soit romantique, soit érotique,
à l’odalisque en question... Sans doute, quelque “ bruit ” a perturbé
à ce moment l’audition respectueuse du cours, ou bien l’articulation du
professeur a connu quelque défaillance !
La correction des copies de philosophie au baccalauréat a tout
récemment défrayé la chronique suite à un “ 1 ” donné à une candidate qui avait obtenu par ailleurs un
deuxième prix au concours général... Mais le scandale dure depuis bien plus
longtemps ! Et depuis 22 ans que je participe régulièrement aux commisions
dites “ d’harmonisation ”, je constate tous les ans que les écarts de
notes mises sur une même copie peuvent aller jusqu’à dix points... Certes dans
la majorité des cas un accord s’établit, mais chacun de la quinzaine ou
trentaine de correcteurs a deux cents copies en moyenne, et, sur les trois
heures environ que durent chacune des deux réunions, il n’est évidemment pas
possible de consulter les collègues sur tous les cas embarrassants. De plus,
jusqu’à cette dernière session, les frais de déplacement n’étant pas
remboursés, la participation à ces réunions restait facultative ! En
réalité il est plutôt étonnant que des réclamations n’apparaissent pas au grand
jour plus souvent parce que cet arbitraire “ souverain ” de la
notation en philosophie n’a vraiment rien d’exceptionnel. Mais sans doute les
candidats (et leurs parents) y sont en quelque sorte résignés à l’avance, ils
savent que leurs protestations n’ont quasiment aucune chance d’aboutir et tout
le monde n’a pas l’entregent nécessaire pour ameuter les médias !
La difficulté de l’enseignement de la philosophie réside en ceci que
l’on ne demande pas seulement aux élèves de lire des textes de philosophes et
de les comprendre, d’entrer dans l’analyse des notions composant le programme,
de suivre le cours du professeur et le comprendre, mais également de produire
eux-mêmes, par l’exercice de la dissertation, une réflexion philosophique. Un
peu comme si, suite à l’enseignement musical, on ne se contentait pas d’exiger
quelques notions de solfège, de pratique instrumentale ou vocale et d’histoire
de la musique, mais aussi la composition
d’un morceau de musique original (et audible si possible...), et cela à
l’examen !
Or, qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas ici cette haute
exigence qui est démesurée. D’une certaine manière, on demande effectivement
aux élèves d’être philosophes !
Et, du même coup, aux professeurs ! Lesquels sont supposés en effet
“ composer ” librement leur cours dans le cadre des notions du
programme. Ce qui est démesuré, c’est de prétendre atteindre ce résultat en une
seule année de philosophie, même dans les séries où elle prédomine. La
démonstration que l’introduction du philosopher
dès les classes du collège est possible a déjà été faite par de multiples
expériences depuis longtemps. Il serait possible aussi que ce soit l’ensemble
des disciplines qui soient enseignées philosophiquement.
Ce qui supposerait alors que l’ensemble des professeurs se forment à la
philosophie de leur propre discipline.
Alors peut-être les “ dissertations du bac ”
pourraient-elles commencer à devenir lisibles, et la mascarade actuelle de la
notation s’en trouverait, peut-être, abolie... Et en attendant que cette
extension en amont de la terminale soit possible, il est urgent de reprendre
les propositions de la commission Bouveresse-Derrida pour les séries
technologiques et professionnelles. Elles auraient le mérite de limiter les
dégâts..., et mes poussées d’adrénaline seraient moins nuisibles à mon
entourage et aux candidats dans la dernière quinzaine de juin !
Bernard Defrance.