Le projet de loi Sarkozy traduit le refus de voir une partie de la société en voie de marchandisation.
Extension du domaine de la pute

Par Emmanuel PONCET
Libération lundi 11 novembre 2002

Emmanuel Poncet est journaliste à Libération.


En proposant de réprimer le racolage passif sur la voie publique en matière de prostitution, le projet de loi Sarkozy éclaire paradoxalement une tendance : l'extension et l'encouragement du «racolage actif» à toutes les autres sphères de la société, affectives, sexuelles, économiques. Et à tous ses membres, de Star Academy aux caisses d'hypermarché, en passant par le bois de Boulogne.

 

Car ce n'est pas seulement la mauvaise conscience sexuelle de la société que l'inconscient sarkozien voudrait renvoyer loin de la sortie des écoles. Ce que la société ne veut littéralement plus «voir», c'est - en miroir - l'extension du racolage actif comme fonctionnement croissant et déréglé des rapports sociaux. Le projet Sarkozy veut interdire aux prostituées exactement ce que le modèle de société qu'il défend exige de tous les autres : savoir se vendre tout entier pour se faire une petite place sur le marché. « Le libéralisme, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société », écrivait l'indémodable Michel Houellebecq (1). Le titre de son roman, devenu une balise théorique des années 90, peut même être réactualisé ces dernières semaines en extension du domaine de la pute. C'est précisément parce que tout le monde doit se vendre outrageusement qu'il est intolérable visuellement et psychologiquement qu'une catégorie de population cumulant les stigmates sociaux (jeunes, femmes, homosexuels, immigrés...) affiche au grand jour, mais passivement, sa disponibilité sexuelle et commerciale. Il ne s'agit évidemment pas de banaliser la prostitution qui reste un « sale boulot » et implique des parties du corps que d'autres métiers n'exigent pas (quoique...). Mais quelle différence de nature existe-t-il avec l'esprit de corps réclamé par les grandes écoles ou les entreprises, la bonne présentation d'une hôtesse d'accueil au Salon de l'auto, un VRP qui fait du chiffre, un pigiste traînant dans les couloirs d'un journal, etc. ?

 

Le « nouvel esprit du capitalisme » exige l'extension de l'action commerciale à la sphère intime, psychologique ou physique. L'activité professionnelle excède de plus en plus le strict domaine de la prestation de service. Il faut vendre ses compétences, mais aussi ses qualités « relationnelles », son « sens du contact », et donc parfois son âme et son cul. « On ne demande plus aux gens de faire leur travail, analyse le sociologue Jean-Pierre Le Goff, mais d'être en permanence les VRP d'eux-mêmes. Il faut rire, exhiber ses émotions, afficher sa visibilité et sa tolérance et prendre un paquet de gens dans ses bras » (2). Le magazine Technikart a appelé cela « l'ego-buzz ». Autrement dit, créer une rumeur commerciale à partir de ses dispositions psychologiques réelles ou supposées. Y a-t-il vraiment une limite corporelle à ce processus ? Le mythe toujours vivace des « gagneurs » est devenu le strict envers de celui des « gagneuses », assortie d'une ironie paradoxale : on autorise et encourage chez les hommes dans les coulisses ce qu'on interdi(rai)t aux femmes sur le trottoir. D'un côté, la mise en scène de supposés attributs masculins, l'expression active d'une virilité à but lucratif tandis que, de l'autre, on réprimerait la mise en scène d'attributs supposés féminins, bref l'expression passive d'une féminité à but lucratif. L'historien américain Christopher Lasch a lucidement résumé la névrose de cette société libérale-narcissique où il faut se faire voir pour être vu, se vendre pour être acheté et être vendu pour ne pas crever. « Jadis, le self-made man s'enorgueillissait de son aptitude à évaluer le caractère et la probité d'autrui ; aujourd'hui, il scrute les visages, non pour prendre la mesure de la valeur de l'individu, mais pour deviner si celui-ci se laissera prendre à ses cajoleries. Il pratique l'art classique de la séduction et, sans se laisser troubler par des subtilités morales, espère gagner votre coeur pour mieux faire vos poches. La racoleuse sans complexe, la putain de haut vol, " the happy hooker " a pris la place d'Horacio Alger (auteur à succès mettant en scène de jeunes déshérités astucieux, ndlr) comme prototype de la réussite personnelle » (3). Ce sport social, vieux comme le monde mais plus ou moins populaire selon les cycles économiques, n'est d'ailleurs pas forcément un problème moral. Il peut même avoir des vertus thérapeutiques : sortir de soi, travailler sa séduction, ravaler sa fierté et cet idéal de pureté méritocratique un peu protestant et très handicapant. Les frontières symboliques entre le corps personnel et professionnel se sont largement brouillées, en effet. « Pour s'ajuster au monde connexionniste, expliquent les sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski (4), il faut se montrer suffisamment malléable pour passer dans des univers différents sans changer de propriétés. La logique de la location ou de l'emprunt temporaire peut être étendue des propriétés matérielles aux propriétés personnelles, aux attributs de la personne... » Analyse qui fait écho avec Claire Carthonnet, porte-parole des prostituées de Lyon : « Je fais de la vente de services sexuels, ce n'est pas la vente de mon corps. Je ne vends pas mon sexe, je ne vends aucun bout de moi. Sinon, je ne serais plus rien aujourd'hui, un trou noir » (5).

 

Face à des institutions, des réseaux, des entreprises tellement passifs ou verrouillés qu'il faut les séduire outrageusement pour s'y glisser, « faire la pute » reste une condition de survie non négligeable et difficilement pénalisable. Il faudra donc trancher cette hypocrisie sociale tragi-comique : soit on réprime le racolage passif sur les trottoirs, mais alors il faut aussi criminaliser le racolage actif dans les couloirs (il y a du travail). Soit, vision plus réaliste, il semble que nous ayons techniquement beaucoup à apprendre des putes.

 

 

(1) Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq, Maurice Nadeau, 1994.

(2) «Tous à vendre», Technikart, novembre 2002.
(3) La Culture du narcissisme, de Christopher Lasch, éditions Climats, 1979.
(4) Le Nouvel Esprit du capitalisme, d'Eve Chiapello et Luc Boltanski, Gallimard essais, 1999.
(5) Libération du 9 septembre 2002.

 

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