C’est ainsi qu’on tombe amoureux, en cherchant dans la personne aimée le point qu’elle n’a jamais révélé, qu’elle offre en don uniquement à celui qui interroge, qui écoute avec amour. On tombe amoureux de près, mais pas trop, on tombe amoureux à partir d’un angle aigu, un peu à l’écart, dans une pièce, à côté de toute une tablée, assis dans un jardin où les autres dansent au rythme d’un petit air fade et décisif... Brusquement je tombais amoureux sans espoir...

(...)

" Mais peut-on savoir pourquoi la guerre t’intéresse tant ? " Je n’avais aucune réponse brève, naturelle, comme celles qui lui venaient. Je dis seulement : " Parce que c’est votre histoire, la seule que nous apprenions par la voix et non par les livres. " J’aurais voulu ajouter que c’était la seule dont je pouvais demander compte, parce qu’il y avait encore des témoins, des victimes qui avaient survécu et des bourreaux en bonne santé. Et on risquait de les rencontrer sous l’habit de touristes venus peler au soleil de l’île ou sous le nom d’une jeune fille étrangère dont on tomberait amoureux, et aucun adulte ne vous apprenait à reconnaître ces passants, à savoir dans quel monde on marchait. Moi, je devais demander et demander à ceux qui ne voulaient plus répondre, et, pendant ce temps-là, l’histoire balayait sa poussière en même temps que celle des brûlés et les forêts grandissaient sur les fosses communes et toute la vie poussait devant et cachait derrière. Moi, je me butais comme un âne sans raison, car les ânes se rebellent à cause d’une charge excessive et moi en revanche je n’en avais pas. Et si je n’avais pas raison, quoi d’autre expliquait mon entêtement ? L’amour, oui, mais aussi un grognement de souffrance et une petite fureur encore tiède, écume de ma croissance rapide cet été-là.

Erri De Luca, Tu, Mio.