Parler en classe ? Vraiment ?
par Bernard Defrance,
professeur de philosophie,
Lycée Pierre de Coubertin, Meaux .
Comment faire taire les “ bavards ” ? Je suis en train
de faire cours ou de donner des consignes pour une tâche quelconque, et deux ou
trois, généralement au fond de la classe, parlent entre eux, sans même prendre
l’élémentaire précaution de chuchoter. Et ça m’agace bien sûr ! Il est
probable que dans nos classes, la quasi-totalité des motifs de punitions porte
d’abord sur ce phénomène simple : ils bavardent ! Passe encore quand
il n’y en a que quelques-uns – toujours les mêmes bien sûr… – mais lorsque je
suis bien obligé de me rendre compte qu’il n’y en a que deux ou trois qui
m’écoutent, comment faire ? Se fâcher ? Punir ? Se résigner ?
Il est frappant de constater, notamment Ă l’occasion des rappels Ă
l’ordre, que les élèves bavards n’ont pas vraiment conscience d’exercer une
violence quelconque à l’égard du professeur alors qu’il ressent, lui, cette
situation comme une négation de lui-même, ce qui ne manque pas d’entraîner
souvent des violences verbales (plus rarement physiques) et des punitions. Et
je culpabilise bien sûr d’être obligé de sévir… parce que, si je dois faire
acte d’autorité, c’est que cette “ autorité ” a été mise en défaut,
n’a pas l’évidence “ naturelle ” à laquelle je rêve, que ma seule
parole ne suffit pas à maintenir “ l’ordre ”. Plus cruel encore, je
découvre souvent que, s’ils parlent entre eux, ce n’est pas qu’ils s’opposent à ce que je dis, mais qu’ils
y sont, tout simplement, indifférents.
Aucune trace d’agressivité à mon égard dans leurs comportements ! Pas plus
qu’à l’égard de la musique qu’ils écoutent en faisant autre chose ou de la télé
qui fonctionne en bruit ou image de fond, qu’ils regardent de temps en temps
distraitement… Si les élèves bavardent, c’est que je ne sais pas faire preuve
d’autorité (ancienne version) ou que je ne sais pas les “ motiver ”
(version moderne) ! Et il n’est pas sûr que cette culpabilisation facilite
la recherche de solutions autres que seulement répressives… ou
dépressives !
Mais dans la plupart des cas, heureusement peut-ĂŞtre, cette
“ répression ” du bavardage n’est pas très difficile : il suffit
de regarder le bavard et de lui donner la parole pour qu’il se taise !
Pourquoi ce paradoxe ? Parce que, tout simplement, la parole changerait
alors de nature, il faudrait s’exprimer devant toute la classe, répondre
Ă©ventuellement aux objections du professeur, subir parfois ses remarques plus
ou moins ironiques ou pire encore les éventuels ricanements des camarades…
Mais peut-être qu’avant de réprimer ou de culpabiliser (l’un
n’excluant pas l’autre…), les enseignants pourraient essayer de s’interroger
sur le sens même du bavardage. Je ne résiste pas au plaisir de citer :
« Dans sa critique de la
propagation des passions dans la foule inorganisée, Tarde constate que “ les
hommes incultes, entre Ă©gaux, sont portĂ©s Ă parler tous Ă la fois et Ă
s’interrompre sans cesse ”. Mais
cette “ mer agitée ”, bien
loin de porter seulement la violence, n’est-elle pas au contraire source d’une
fragmentation en myriades de sous-conversations d’autant plus
“ civiles ” qu’elles évitent une canalisation de leur énergie ?
La foule à l’état libre est en effet un émoussement de la puissance, un
recommencement du sens à partir des micro-interactions, séparées, coupées du
“ lien ” par une heureuse autonomie, pouvant à tout moment renouer
des réseaux, des séries conversationnelles, des rires ou des indignations plus
collectifs. C’est une autre façon de dire que les vices privés créent les
vertus publiques. Encore n’avons-nous aucune certitude sur ce que les gens
prétendent accomplir lorsqu’ils se séparent d’une entente de masse, pour se
consacrer Ă leurs affaires ponctuelles, dans le brouhaha le plus complet. Peut-ĂŞtre
chacun d’entre nous est-il conscient que la meilleure manière d’empêcher une
foule de devenir criminelle est de lutter contre la polarisation de celle-ci
par des images simples. Le bruit, ici, n’est pas fortuit, ni innocent, mais
délibéré, émis pour tamiser, affaiblir, compenser par une présence multiple le
“ grand parler ” du leader. Cela est particulièrement vrai en France,
où les discours officiels se déroulent généralement sur fond d’indescriptible
charivari, de préférence près des petits fours et du champagne. »
Voilà qui ne résout pas, certes, la question du bavardage, mais peut
aider en revanche Ă en comprendre le sens. Lorsque je me rends compte que je
parle dans le vide, ou seulement pour le premier rang, peut-ĂŞtre puis-je
modifier ma perception des attitudes “ dispersées ” des élèves :
peut-être s’agit-il, pour eux, d’une sorte de résistance (plus ou moins
consciente) au “ grand parler ” impositif, frontal, et non d’une
négation violente de ma parole ou de ma personne. Peut-être d’ailleurs ne
m’écoutent-ils pas parce que, précisément, je ne parle pas en faisant cours, mais que je récite, que c’est le programme officiel qui parle par moi. Et que,
donc, lorsque je leur donne la parole, ils se croient eux aussi obligés de réciter, tout au moins d’essayer de deviner ce qu’ils croient que je veux
qu’ils disent !
Il arrive parfois que certains Ă©lèves, Ă©tonnĂ©s par les rappels Ă
l’ordre et au silence, réagissent en signifiant, à peu de choses près :
« Mais on vous en prie, continuez (Ă
parler, Ă faire votre cours), vous ne
nous dérangez pas… » Ce serait donc la magistralité elle-même qui produirait le bavardage, les
micro-conversations rétablissant la “ civilité ”, c’est-à -dire la
réciprocité contre l’univocité, les sens multiples et marginaux contre le sens
unique et central. C’est bien le bavardage qui est le motif principal des
incidents, parfois violents, entre enseignants et élèves. Or, ce
“ brouhaha ”, voire ce charivari, est peut-être une des voies en effet de la résistance à la constitution d’un
“ Moi-tout ” totalitaire, à la fusion des identités particulières
dans la “ communion ” au Savoir.
Mais est-il vraiment acceptable, dans
la classe, de se résigner à la dispersion, à la déliaison ,
Ă la fragmentation ? Ou bien faut-il imposer de force (et pour leur
bien !), par le chantage aux notes et aux punitions, le seul déroulement
du “ grand parler ” magistral et de ses échos chez les élèves ? Est-il possible, en échappant à cette
alternative destructrice, à partir précisément de ces réseaux d’échanges
spontanés, d’instituer les
articulations et les réciprocités, de valider le bavardage ? Et permettre,
à partir de lui, la construction des savoirs et du sens ? Après tout,
l’organisation des conversations, les travaux de groupes, l’entraide entre
élèves, la différenciation pédagogique, nous savons faire aussi ! Ou nous
pouvons l’apprendre… Et nous savons aussi, parfois, partager “ petits fours et champagne ”, c’est-à -dire
toutes les saveurs des savoirs, avec nos élèves !
Dans la situation scolaire ordinaire, n’importe quel élève sait qu’il
est dangereux, tout simplement, de
parler : si tout ce qu’il dit peut
se retourner contre lui, on comprend bien qu’il lui faille, avant de
parler, tourner sept fois la langue dans
sa bouche !
Il est quasiment impossible à un élève, marqué par sa scolarité antérieure,
d’oublier que le professeur n’est pas seulement celui qui est chargé de lui
permettre d’accéder aux savoirs mais également celui qui va le juger, le noter,
ces “ jugements ” pouvant entraîner évidemment des conséquences
directes sur son avenir scolaire et donc professionnel et social. Quelles que
soient les qualités psychologiques du professeur, quelles que soient ses
habiletés pédagogiques, cette confusion institutionnelle
des rôles d’enseignant et d’évaluateur dans la même personne ne peut
qu’entraîner des attitudes de prudence
chez les élèves, et donc, pour ceux d’entre eux qui ont conscience des enjeux
pour leur propre avenir de ce qui se passe à l’école, soit le silence, tout
simplement, quand il est possible – ce qui n’est pas fréquent ! – en
réponse à l’interrogation du professeur, soit une réponse soumise, résultat de la devinette
(« Qu’est-ce qu’il veut me faire
dire ? »), ou bien encore la répétition
en Ă©cho de ce que dit le professeur (injonction, souvent agressive,
adressée à celui qui bavarde : « Répétez
ce que je viens de dire ! »). Comment parler dans ces conditions ?
C’est bien la confusion institutionnelle de deux rôles incompatibles
qui bloque à peu près complètement toute possibilité d’échanges vrais, de
paroles libres entre élèves et
professeurs. Cette confusion entre situations d’apprentissage et de contrôle,
cette obligation statutaire pour l’enseignant d’avoir à juger ses propres
élèves, peuvent certes se dissimuler derrière les manipulations de la
“ sympathie ” ou du “ charisme ”, ou des techniques de
“ conduite de groupes ” et des “ dispositifs didactiques ”,
mais alors l’habileté psychologique et pédagogique du professeur risque de
conforter l’apprentissage de la soumission : si, dans le quotidien de la
classe, quinze ans (au moins) durant, l’élève apprend à se soumettre à quelqu’un au lieu d’apprendre à obéir à la loi, ne pas s’étonner des résultats quant
au degré moyen de conscience civique du citoyen moyen ! Ne pas s’étonner
non plus de ce que le rapport actif au savoir
se transforme en rapport passif au savant,
cette soumission hiérarchique condamnant les dissidences créatrices et
enfermant dans la relation quasi-religieuse maître-disciple, laquelle ne peut
plus alors se briser que dans la douleur et parfois la violence, y compris dans
les disciplines scientifiques les plus pointues.
En effet, la soumission est incompatible avec l’obéissance :
quand je me soumets aux volontés d’un
autre, je renonce à l’humanité en moi-même. Heureusement cette soumission n’est
souvent que de façade, mais alors, dès que « le chat n’est pas là , les souris dansent »
et la “ sagesse ” n’est que l’effet de « la peur du gendarme ». Au contraire, quand j’obéis à un ordre quelconque, c’est que
je sais que celui qui le donne ne fait qu’exprimer une exigence rationnelle,
morale, voire éthique, à laquelle il est lui-même tenu, dont il n’est que le
porteur symbolique momentanément et par délégation. Bien plus, j’apprends – et
seule l’école peut permettre cet apprentissage qui la différencie radicalement
de la famille – à obéir à la loi parce que j’apprends aussi à la faire avec les autres. Dans la confusion
actuelle des rôles d’enseignant et d’évaluateur, l’école se trahit elle-même,
elle n’est pas encore l’école, elle
transgresse le principe du droit, fondateur et indiscutable, selon lequel “ nul ne peut être juge et partie ”. Ce qui aboutit, dans le domaine des savoirs, à substituer la
recherche de la conformité à celle de la vérité, et dans le domaine des
comportements, à substituer la soumission à quelqu’un à l’obéissance à la loi.
Mais comment faire, alors ? Et cela sans attendre les modifications institutionnelles qui
seraient nécessaires pour une véritable construction des savoirs et de la
loi ? Puisque, dans le quotidien de “ ma ” classe, ici et
maintenant, ils sont lĂ devant
et autour de moi, et que je ne peux pas attendre les “ lendemains ” radieux ou chantants… Je ne vais
évidemment pas dire ici “ ce qu’il faut faire ”, mais seulement
comment j’essaie de faire, dans les cours de philosophie dont je suis chargé
dans les séries de classes terminales techniques et professionnelles
Ils bavardent, donc. Ils “ rĂ©sistent ” Ă l’invitation Ă
entrer dans les voies du philosopher ! Quand je commence une phrase
par : « Je vous propose
de… », ils entendent : « Je vous impose de… ». Lent travail, évidemment toujours inachevé et
inachevable (ils ont deux heures de philosophie par semaine, ce qui fait
soixante ou soixante-dix heures dans une année scolaire… et dans la
vie !), que de se déprendre des attitudes instituées et intériorisées dans
les quinze années précédentes. Lent travail sur soi également pour le
professeur que je suis, pour apprivoiser la peur, accepter de recevoir des élèves, supporter les
fissures de la maîtrise et le renoncement aux pouvoirs de correction, courir les risques d’une rencontre qui peut brûler,
entrevoir enfin le sens du préfixe même du mot philosophie, c’est-à -dire se reconnaître en manque, désarmé, nu et ignorant…
Impossible de résumer ici plus
de vingt ans de tâtonnements, d’essais, d’erreurs et de réussites. Quelques
aperçus seulement, sur la question donc du “ bavardage ” et de la
parole.
Pour la première fois sans doute dans leur scolarité, ils vont
découvrir qu’ils ont le droit de ne
pas s’intéresser à ce qui se dit (à ce que je dis) en cours, ni même
d’écouter ! Comment s’intéresser vraiment sur commande ? À la
condition, absolument impérative, qu’ils n’empêchent pas quiconque de
s’intéresser et donc d’écouter. Dans n’importe quel groupe, n’importe qui peut,
à n’importe quel moment, avoir besoin ou envie d’échanger un mot avec son
voisin : nous avons alors tout simplement recours au chuchotement, pour ne
déranger personne d’autre, ou au message écrit si l’interlocuteur est trop
éloigné. Le problème est qu’ils ignorent le geste vocal même permettant de
chuchoter et non de parler, mĂŞme Ă voix basse ! Et que je dois le leur
apprendre… : séances assez amusantes, mais dont on se passerait quand même
volontiers et qui nous font perdre un temps précieux !
Je veux donc donner la parole. Et aussitôt, je découvre qu’ils
entendent ce “ don ” comme une nouvelle occasion pour moi de les
juger… sur leur “ taux ” de participation au cours par exemple :
le “ bon élève ” ne doit pas seulement être docile, il doit l’être activement ! Toute question est
d’abord perçue comme une interrogation,
Ă laquelle il faut apporter la bonne
réponse. Trois principes me guident donc, que j’énonce et rappelle à chaque
fois que cela me semble nécessaire :
1. Le droit de parler est aussi le droit de se taire ;
2. Je ne pose que des questions dont je ne connais pas la
réponse ;
3. Personne n’est obligé de répondre à une de ces questions.
Évidences que ces principes dans la vie ordinaire ! Mais pas
encore, semble-t-il, à l’école… Pourquoi ? Parce que le respect de ces
principes simples interdit du mĂŞme coup tout jugement, ne serait-ce que sur le
fait de parler ou non, et, de plus fort, sur le contenu des réponses. Il est
vrai que, puisque nous sommes en cours de philosophie, mes questions ne
commencent jamais par : « Qu’est-ce
que vous pensez de… ? » Ils devront découvrir, parfois avec
douleur et stupéfaction, que leurs “ opinions ” ne m’intéressent
absolument pas, que ce qu’ils croient penser n’est pas de l’ordre, le plus
souvent, de la pensée et que cela
peut se (dé)montrer, que le “ débat ” ne peut (ne doit) nous
intéresser qu’ordonné à la recherche de la vérité et aux exigences de cette
recherche . Peut-ĂŞtre
pourront-ils alors apprendre qu’aucune opinion n’est “ respectable ”
en elle-même, tant qu’elle ne se soumet pas au feu de la critique. En revanche, ce sont les récits de ce qu’ils vivent qui m’intéressent. Mais, là encore,
comment peuvent-ils raconter si les comportements révélés par ces récits
doivent eux aussi faire l’objet de jugement ?
Rien que son nom nous
permettait déjà de nous moquer de lui ! Tout était bon… L’humiliation
était quotidienne. On l’attrapait, on lui faisait une mise à l’air, on le
traînait à poil sur le joli gazon des HLM, là où les chiens venaient gentiment
délaisser leur trop-plein… Et pour finir on le savatait et il rentrait chez lui
en pleurant. Normal, non ? Pourtant, tous les jours, il revenait. Tant pis
on recommençait… Nous avions entre neuf et douze ans.
Christophe Frerson, 2 novembre 1993.
À l’occasion de tels récits, le jugement est bien sûr
inévitable : le “ normal,
non ? ” va nous occuper un bon moment… De même que l’analyse des
mécanismes pulsionnels à l’œuvre dans un groupe quelconque et ceux de la
victime Ă©missaire. Mais comment, dans la classe, distinguer entre jugement
scolaire et jugement moral ? Comment raconter ces histoires si le jugement
moral est entendu, non comme l’expression d’une condamnation de la violence,
ironiquement déniée à l’avance dans le “ normal, non ? ”, mais comme un jugement scolaire qui
pourrait (prudence !) se
traduire dans un bulletin de notes ? Je ne peux donc obtenir ces récits
que si les élèves savent clairement comment je “ neutralise ”, par
une ruse légale que je leur explique
dès le début de l’année, la notation et les appréciations que je porterai sur
leurs bulletins et livrets. J’ai expliqué ailleurs cette ruse :
il me semble que, débarrassés de la crainte du jugement scolaire, ils peuvent
alors entendre le jugement, qui n’est
pas vraiment moral ici, mais plutĂ´t
de l’ordre de l’éthique, c’est-à -dire
indiscutable… Seule cette neutralisation de la “ note ” permet
d’entrer dans le philosopher : « Un
philosophe qui donne une note n’est plus un philosophe. » (Yannick
Hervier, 1988 ).
Je constate aussi que, quand ils écrivent ces récits, spontanément ou à ma demande, ils révèlent des capacités
d’écriture insoupçonnées ,
en tout cas fort peu reconnues jusqu’alors dans leur cursus…
Cette séparation entre évaluation (réelle) dans la classe et jugements
portés sur les bulletins se révèle extraordinairement productive, dès lors que
les élèves – et certains mettent beaucoup de temps à se rendre compte de cette
liberté neuve – dépassent ses premiers effets. Mais il faut en passer par les
situations intermédiaires très variées et souvent éprouvantes du bavardage,
justement, ou de l’absence totale de “ travail ”, ou de l’absence
tout court… Je découvre souvent chez eux d’autres peurs que celle du jugement
scolaire : la peur d’entrer dans la classe vraiment, de parler avec les autres et le professeur, de se
dévoiler dans sa vérité, d’entrer dans un travail sur soi qui peut marquer, de se découvrir un parmi d’autres, délogé des fantasmes de
toute-puissance ou d’impuissance, dégagé des personnages que l’on peut se
croire obligé de jouer, délié mais
refusant encore l’alliance et l’échange, le risque de l’altération de soi que
comporte toute rencontre de l’autre. Je découvre aussi que ces peurs sont les
miennes. Ce n’est pas seulement l’intériorisation des normes entraînée par la
confusion des rôles d’éducateur et d’évaluateur qui peut provoquer le refus de parler : c’est aussi, tout
simplement, que toute rencontre peut être vécue comme dangereuse .
Danger sans doute aggravé par la situation scolaire, où, à l’inverse de la vie
courante, on ne choisit pas ses
interlocuteurs.
Toute la difficulté est que la situation de juxtaposition sérielle,
dans la classe, apparaît comme un obstacle à la rencontre, à la coopération,
alors qu’elle en est au contraire une des conditions. Parce qu’il s’agit bien
de l’enjeu aujourd’hui majeur de ce qui se passe à l’école : la socialisation, l’accès à la citoyenneté.
Parce qu’il ne s’agit pas d’en rester aux fluctuations des envies passagères,
des sympathies ou antipathies spontanées, aux flottements de l’indifférence ou
aux frottements de la violence. Il s’agit de parler. D’échanger avec l’autre inconnu. De faire la loi avec lui.
Seule l’école peut permettre cet apprentissage, qui conditionne
désormais tous les autres. Lorsque ces peurs commencent à être reconnues et
dépassées, alors nous pouvons effectivement nous parler : je ne
“ récite ” plus et eux non plus. Leurs récits s’organisent, peuvent
commencer à être partagés, réfléchis, écrits et publiés .
Nous pouvons alors entrer dans le philosopher, et, du coup, rencontrer, dans
leurs propres textes, les philosophes.
Dans la situation ordinaire, c’est bien parce que le professeur
bavarde que les élèves bavardent, c’est bien parce que le professeur récite que
les élèves récitent, et que personne ne se parle. Libérer la parole, dépasser
le bavardage ou la récitation, suppose alors que ma propre parole de professeur
soit une parmi les autres possibles,
et que j’ai moi-même dépassé le bavardage ou la récitation. Mais, évidemment,
dans un groupe institutionnel
d’individus rassemblés là par divers hasards et circonstances, les
“ vitesses de libération ” ne sont pas les mêmes pour chacun !
Ce travail du temps définit la
pĂ©dagogie : les jeunes sont dĂ©jĂ
sujets de droit mais pas encore
citoyens, et l’adulte sait qu’il n’est pas encore adulte. Et il n’est même pas
sûr que le professeur soit ici le plus rapide à se défaire de l’institué pour devenir enfin instituteur, et d’abord de sa propre
parole. Et nous découvrons alors que ce que nous vivons et pensons peut intéresser, que nous pouvons parler à …
S’il s’agit d’accéder à la parole commune, s’il s’agit de
philosopher, alors le philosophe peut apprendre à reconnaître le philosophe
déjà présent dans le “ barbare ” ,
de même qu’il apprend à reconnaître, assumer, travailler et, peut-être,
dépasser le “ barbare ” en lui-même. L’ordinaire de la vie, peurs et
joies, limites et dépassements, violences et amours, soumissions et
protestations, souffrances et plaisirs, ignorances et savoirs, peuvent alors
commencer à se raconter, se partager en ces quelques heures de scholè .
Objection ! Tout ceci est
bien beau, mais quand on doit enseigner une autre discipline que la
philosophie, comment faire ?
Réponse : je ne sais pas ! Trois éléments de réflexion,
seulement.
Il me semble, premièrement,
que, quelle que soit la discipline, on peut prévoir dans le temps même de la
classe, les moments de “ conseil ” au sens de la pédagogie
institutionnelle : en effet, c’est toujours à la fin du cours, dans les
interstices des changements de salle, alors qu’une autre classe m’attend et que
les élèves ont un autre cours, qu’ils viennent réclamer à propos d’une note
qu’ils estiment injuste ou demander des compléments d’explication, ou encore
des modifications dans l’emploi du temps ou plaider la cause d’un des leurs
puni pour un motif quelconque… On peut prendre l’habitude donc de renvoyer à ce
moment de régulation (hebdomadaire,
mensuel…), inscrit dans l’emploi du temps, la discussion sur tous ces points
et, en cas d’urgence, en ouvrir un, exceptionnel, au début du cours suivant, en
suspendant les décisions en attendant.
Deuxièmement, lĂ
aussi quelle que soit la discipline et le niveau, il me semble que la
séparation des fonctions d’enseignement (avec son évaluation interne) et de validation (externe, par exemple par contrôle
continu anonyme et corrigé par d’autres professeurs que ceux de la classe)
devrait permettre plus facilement l’expression par l’élève de ses erreurs ou
ignorances, ce qui devrait faciliter leurs rectifications et les acquisitions :
« On se moque souvent quand
quelqu’un fait une ou des fautes en classe, mais c’est en faisant des fautes
que l’on apprend » (Marc, 12 ans ,
c’est lui qui souligne). C’est sans doute ce travail sur soi, de reconnaissance
des ses ignorances, qui peut permettre une véritable construction des
savoirs ; travail de catharsis
des représentations spontanées, des erreurs familières, qui permet les
apprentissages.
Et puis, enfin, troisièmement,
rien n’empêche n’importe quel professeur, de n’importe quelle discipline, de se
comporter dans sa classe en citoyen, en
essayant d’y respecter les principes élémentaires du droit .
Il me semble qu’il s’agit là désormais d’un impératif catégorique…