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Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 270 et 272, janvier et mars 1989.

 Conversation avec Jacques Derrida (1).

" L’école a Ă©tĂ© un enfer pour moi... "

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Jacques Derrida parle d’une voix un peu sourde, hĂ©sitante, mais d’un ton Ă©gal, serein. Parfois quelques cassures, brèves, dans cette voix retenue, rĂ©vèlent des blessures secrètes. Lui aussi, comme Michel Serres (1) et de manière diffĂ©rente, a vĂ©cu quelques " guerres ", aux sens propre et figurĂ©, qui ont laissĂ© des traces et ne sont pas encore Ă©teintes, peut-ĂŞtre (mais que les non-spĂ©cialistes se rassurent : nous ne parlerons pas d’Heidegger...).

Dans ce premier entretien, nous parlons de souvenirs scolaires. Ensuite, nous Ă©voquerons l’enseignement philosophique et l’histoire du Greph (2).

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Bernard Defrance : Jacques Derrida, une question qui va peut-ĂŞtre vous paraĂ®tre un peu dĂ©risoire : quels sont vos souvenirs d’école, d’école primaire en particulier ?

Jacques Derrida : Cela dĂ©pend de ce que vous voulez filtrer dans cette question... Je pourrais vous rĂ©pondre au plan de mon expĂ©rience quasiment affective de la chose ou au plan de ce qui concernerait la pĂ©dagogie ou le souvenir que j’ai de ce qui s’enseignait, des modèles d’autoritĂ©... Ce sont des choses très diffĂ©rentes : alors, si on a deux pages dans les Cahiers, vous comprenez ! Je pourrais vous rĂ©pondre par cent pages.

B.D. : Faisons comme si !

J.D. : Bon, alors on commence par l’affectif : j’étais un enfant, un petit Ă©lève très malheureux, c’est-Ă -dire que je souffrais beaucoup Ă  l’école... Il faut dire que c’était en AlgĂ©rie. Je suis entrĂ© en maternelle en 34-35 et très vite, c’était la guerre. Une Ă©cole oĂą les problèmes raciaux Ă©taient dĂ©jĂ  très sensibles : il y avait beaucoup de brutalitĂ©s entre les Ă©lèves dĂ©jĂ , des bagarres entre les petits arabes et les petits français... donc une expĂ©rience de violence. Je me sentais enfant très exposĂ© qui avait plutĂ´t envie de rentrer chez lui et se protĂ©ger contre un univers qui paraissait extrĂŞmement violent. J’étais Ă  l’école primaire ce qu’on appelle un très bon Ă©lève, avec un rapport très apeurĂ© devant la machine et dans le milieu des Ă©lèves que je sentais comme extrĂŞmement violents. Et très vite, ça s’associe en moi, dans ma mĂ©moire, Ă  la guerre. Le rĂ©gime vichyste Ă©tait très marquĂ© en AlgĂ©rie ; il n’y avait pas d’allemands mais le pĂ©tainisme Ă©tait très pesant, très sensible. Le souvenir des lettres qu’on devait envoyer au marĂ©chal PĂ©tain, et l’antisĂ©mitisme... Je suis juif. Et la violence prenait la forme non seulement des bagarres entre Ă©lèves, des propos antisĂ©mites, mais aussi de ceci : le pĂ©tainisme partout, les photos du marĂ©chal partout... Une anecdote est restĂ©e gravĂ©e dans mon esprit : j’étais le premier de la classe. Cela accordait quelques privilèges. Tous les matins, il y avait une levĂ©e du drapeau avec le MarĂ©chal, nous voilĂ  ! Et je me suis aperçu un jour que, bien que premier, parce que juif, on ne me faisait pas lever le drapeau ! Alors que c’était les premiers de la classe qui devaient hisser le drapeau. Et d’un coup, je comprends... sans comprendre ! pourquoi on ne me laissait pas lever le drapeau... Donc bon Ă©lève... mais Ă©criture impossible. J’avais une graphie illisible, et qui l’est restĂ©e depuis, toujours. Et dĂ©jĂ  Ă  ce moment-lĂ , il y avait cette image que je sentais que je donnais de moi Ă  ces bons maĂ®tres : garçon douĂ© mais dont l’écriture est impossible. J’avais un instituteur qui Ă©tait dĂ©jĂ  un ancien prisonnier de guerre libĂ©rĂ©, ce devait donc ĂŞtre en 40, et qui Ă©tait en mĂŞme temps le chef des scouts de la petite ville de banlieue d’Alger oĂą j’habitais. J’étais louveteau ; il pratiquait le scoutisme dans la classe et la classe Ă©tait divisĂ©e en trois Ă©quipes : les hirondelles, les fourmis et les abeilles, et ça, c’était des Ă©quipes de scouts ! Avec des compĂ©titions, les notes, dans cette atmosphère, cette idĂ©ologie pĂ©tainiste, ces Ă©quipes structuraient la classe ! Et moi j’étais, en tant que bon Ă©lève, le chef des abeilles. Et j’ai très mal supportĂ©, pour les mĂŞmes raisons de difficultĂ©s Ă  me socialiser, mon expĂ©rience scoute. Je suis restĂ© six mois scout et j’ai Ă©tĂ© très malheureux ; j’ai donc abandonnĂ©. Cet univers me paraissait très oppressif et j’y sentais l’idĂ©ologie pĂ©tainiste, l’antisĂ©mitisme. Je me souviens, pour en revenir Ă  mon Ă©criture, que ce mĂŞme instituteur, pendant les rĂ©crĂ©ations, me disait : " Toi, tu remontes dans la classe me refaire ton exercice ", qui Ă©tait trop mal Ă©crit.

B.D. : C’était un subterfuge pour vous protĂ©ger ?

J.D. : Non, non, pas du tout ! Il trouvait qu’un bon Ă©lève devait bien Ă©crire, tout simplement. Il fallait rĂ©Ă©crire... Il y avait de l’estime chez lui pour le bon Ă©lève, mais un bon Ă©lève Ă  l’égard duquel on doit se montrer exigeant. Il m’a dit un jour, et ça, je crois que c’est intĂ©ressant : " Quand tu seras au lycĂ©e, tu pourras te permettre d’écrire mal, mais ici, ce n’est pas encore possible ! Donc tu remontes dans la classe et tu recopies "...

B.D. : Oui, mon hypothèse Ă©tait plutĂ´t optimiste pour lui, je pensais que c’était un moyen dĂ©tournĂ© pour vous permettre d’échapper un peu Ă  la violence de la cour...

J.D. : Ah non ! N’exagĂ©rons pas ! On ne me lynchait pas ! C’était plutĂ´t une atmosphère, des bagarres... C’était aussi probablement mon idiosyncrasie un peu craintive qui expliquait ça. Il y avait de la violence raciste, raciale, qui se dĂ©veloppait tous azimuts, racisme anti-arabe, antisĂ©mite, anti-italien, anti-espagnol... Il y avait tout ! Tous les racismes se croisaient... VoilĂ  quelques petits signes de l’atmosphère de l’école primaire, qui, nĂ©anmoins, s’est bien dĂ©roulĂ©e pour moi, dans la mesure oĂą ça marchait bien du point de vue scolaire.

Ensuite , je passe l’examen d’entrĂ©e en sixième et j’entre au lycĂ©e. Et l’annĂ©e suivante, on me fout Ă  la porte du lycĂ©e ! La première annĂ©e, l’application des lois raciales, le numerus clausus, n’avait pas encore commencĂ©, c’était en 1940-41... En fait je ne me souviens pas très bien de ce qui s’est passĂ©. Mon frère et ma sĹ“ur ont Ă©tĂ© chassĂ©s, elle de l’école, lui du lycĂ©e, avant moi, je ne sais pas pourquoi. Et moi, c’est Ă  la rentrĂ©e, Ă  l’automne 42, que le surveillant gĂ©nĂ©ral m’appelle dans son bureau et me dit : " Tu vas rentrer chez toi, tes parents t’expliqueront ". Et ce qu’on m’a expliquĂ© – mes parents ne comprenaient pas très bien non plus – c’est que j’étais un enfant juif, qu’il fallait quitter l’école. Les AlliĂ©s ont dĂ©barquĂ© en novembre 1942 et, nĂ©anmoins, Ă©pisode politique tout Ă  fait singulier et intĂ©ressant, les lois antisĂ©mites sont restĂ©es en vigueur pendant six mois, sous le gouvernement bicĂ©phale De Gaulle – Giraud. En fait, Giraud Ă©tait vichyste, pĂ©tainiste d’esprit. Les lois raciales sont restĂ©es en vigueur jusqu’en avril 1943, l’AlgĂ©rie Ă©tant libĂ©rĂ©e, en guerre contre l’Allemagne. C’est seulement en avril que j’ai pu rĂ©intĂ©grer le lycĂ©e, en cinquième donc. Alors lĂ , c’était un grand dĂ©sordre ; le lycĂ©e Ă©tait occupĂ© par les anglais qui l’avaient transformĂ© en hĂ´pital, et nous avions nos cours dans des espèces de baraques, des installations très prĂ©caires, avec des professeurs qui Ă©taient soit des femmes, soit des hommes Ă  la retraite : tous les valides Ă©taient au front. Donc des Ă©tudes très perturbĂ©es jusqu’à la fin de la guerre ; on pensait plus au football ou Ă  la guerre qu’à travailler.

B.D. : Et les rapports avec les maĂ®tres, les professeurs ?

J.D. : C’était l’époque des instituteurs autoritaires, avec des coups de règles sur les doigts, qui tiraient les oreilles... Beaucoup d’orthographe, naturellement, beaucoup de dictĂ©es et – très propre Ă  l’AlgĂ©rie – alors qu’à l’école primaire, il y avait beaucoup de petits algĂ©riens, plus on avançait, et plus ils se rarĂ©fiaient ; au lycĂ©e, il n’y en avait pratiquement plus.

B.D. : Mais c’est encore pareil aujourd’hui en France avec les enfants de l’immigration. Dans les classes terminales de lycĂ©e, il n’y en a pas beaucoup.

J.D. : Eh oui ! Au lycĂ©e, j’ai le souvenir de un ou deux, trois maximum, enfants algĂ©riens par classe ; ils venaient en gĂ©nĂ©ral de familles bourgeoises, et pratiquement, au niveau du bac, il n’y en avait plus. Et pas du tout d’enseignants algĂ©riens. Il y avait des algĂ©riens " pions ", des Ă©tudiants-surveillants ; et il pouvait y avoir un algĂ©rien professeur d’arabe. L’arabe ne s’apprenait que comme une langue archi-Ă©trangère ; on apprenait l’anglais, l’allemand. Très rares Ă©taient, en dehors de deux ou trois Ă©lèves arabes, ceux qui apprenaient l’arabe. C’était un choix assez singulier ; il fallait vraiment le vouloir, ou ĂŞtre dans une situation sociale particulière pour dĂ©cider d’apprendre l’arabe comme une langue Ă©trangère. Quelque fois des petits français de l’intĂ©rieur, fils de fermiers qui sentaient qu’ils avaient besoin de l’arabe pour leur travail. C’est une phase dans l’histoire de la colonisation, de la colonialitĂ© plutĂ´t, d’effacement violent de la culture arabe ; tout se francisait Ă  outrance, vraiment. C’est un de mes regrets de ne pas avoir appris l’arabe, ni dans mon milieu familial-social, oĂą on ne le parlait pas du tout, ni Ă  l’école. Ce n’était pas interdit, j’aurais pu en principe l’apprendre, mais la pression Ă©tait telle que c’était en fait interdit. Donc j’ai fait des Ă©tudes au lycĂ©e extrĂŞmement fragiles, et j’en ai payĂ© le prix ensuite ; dans certaines disciplines comme les maths ou le latin, j’étais très faible, et je m’en suis aperçu plus tard, quand j’ai commencĂ© des Ă©tudes supĂ©rieures en khâgne. Les maths, je n’en ai plus eu besoin ensuite ; ma culture mathĂ©matique est très faible. Mes bases en latin, en langues, Ă©taient très faibles, et il a fallu que je travaille très dur pour retrouver un niveau moyen en version ou en thème latin. Il m’a fallu beaucoup ramer au niveau de la terminale, et après le bac, pour rattraper tous ces retards.

B.D. : Cela tenait Ă  la guerre ?

J.D. : En partie oui. Et du point de vue pĂ©dagogique, il faut aussi dire que les normes, notamment dans le rapport Ă  la langue et Ă  la culture, Ă©taient françaises mĂ©tropolitaines, c’est-Ă -dire que la culture qui Ă©tait dispensĂ©e Ă©tait marquĂ©e de cette francitĂ© non-algĂ©rienne ; les professeurs, pour la plupart, venaient de mĂ©tropole. La distinction dans le maniement de la langue Ă©tait ressentie comme venant de la mĂ©tropole. On avait un rapport, un peu comme des colonisĂ©s, Ă  la fois intimidĂ© et un peu ironique aussi, c’est-Ă -dire que dans la mentalitĂ© pied-noir classique, ce qui venait de la mĂ©tropole Ă©tait Ă  la fois marquĂ© de la maĂ®trise – les maĂ®tres sont lĂ -bas – et de la naĂŻvetĂ© – les maĂ®tres sont des naĂŻfs, des Ă©trangers naĂŻfs. Il y avait donc une espèce d’ironie Ă  l’égard de cette culture qu’on nous enseignait, qu’on nous inculquait, avec toutes les valeurs associĂ©es Ă  ces messages culturels. Il fallait apprendre la distinction sociale qui Ă©tait celle de la mĂ©tropole, c’était une question d’accent, de rhĂ©torique, de correction. La distinction Ă©tait mĂ©tropolitaine.

B.D. : Vous disiez que vous Ă©tiez bon Ă©lève…

J.D. : Ă€ l’école primaire ! Ensuite, au lycĂ©e, c’était beaucoup plus compliquĂ©. Au lycĂ©e, j’étais " moyen dans l’ensemble " ; ça allait bien en français, Ă  partir d’un certain moment, mais avec beaucoup d’inquiĂ©tudes et de fragilitĂ©s ailleurs. C’était très inĂ©gal…

B.D. : Oui, si je reviens lĂ -dessus, c’est parce que j’ai souvent envie de poser la question : qu’est-ce que c’est un " bon Ă©lève " ?

J.D. : Au lycĂ©e, c’était très inĂ©gal, je me sentais toujours en faute, pas sĂ»r, sauf Ă  partir du moment oĂą la rĂ©daction, la dissertation devenant un peu littĂ©raire, j’ai commencĂ© Ă  aimer ça. Je lisais de mon cĂ´tĂ©, je faisais de bonnes copies. Je me suis distinguĂ© en français Ă  partir de la troisième, de la seconde. Mais ailleurs, en maths, en histoire, c’était très juste, très inĂ©gal. Ce qu’on appelait un " bon Ă©lève ", c’était un Ă©lève rĂ©gulier, quelqu’un qui Ă©tait sĂ»r partout, qui travaillait bien chez lui, l’élève qui arrive avec un savoir et un savoir-faire sur lesquels on peut compter. Ce n’était pas du tout mon cas, en dehors du français, puis de la philo en terminale. Il y avait une zone oĂą j’étais ce qu’on appelle un bon Ă©lève, mais pour les autres disciplines, c’était bizarre, irrĂ©gulier, avec des Ă©checs. J’ai connu les Ă©checs, Ă  l’École Normale, Ă  l’agrĂ©gation. C’était toujours : " Celui-lĂ , il a quelque chose, mais… "

B.D. : Il y avait toujours une faille quelque part ?

J.D. : Ce n’était pas sĂ»r.

B.D. : Est-ce que ce n’est pas Ă  partir de cette " faille ", de cette incertitude, que les capacitĂ©s de crĂ©ation ont pu se rĂ©vĂ©ler ? Derrida, quoi qu’on puisse en dire, ce n’est pas rien, aujourd’hui, dans l’histoire de la pensĂ©e… Ce que je me demande, c’est si la conformitĂ©, la rĂ©gularitĂ© sans faille du " bon Ă©lève " n’est pas un peu inquiĂ©tante.

J.D. : Dans certains cas, oui.

B.D. : Je sais, comme professeur, qu’il y a certains bons Ă©lèves qui m’inquiètent souvent…

J.D. : Oui, j’ai connu de très bons Ă©lèves de ce modèle, rĂ©guliers, homogènes, et qui, en effet… sont restĂ©s de " bons Ă©lèves " ! Mais lĂ  je ne vais pas… on entre dans une zone où… je ne veux pas m’autoĂ©valuer, mais, oui, sans doute, du point de vue des types, de la gĂ©nĂ©ralitĂ© typique, vous avez raison. Et finalement, pour en finir avec l’affectif, je peux dire que l’école a Ă©tĂ© un enfer pour moi. C’était vraiment traumatisant. J’ai pleurĂ© Ă  toutes les rentrĂ©es scolaires jusqu’à l’âge de 13 ou 14 ans… Et encore, quand je me suis enfermĂ© en khâgne, interne pour la première fois, Ă  Louis-le-Grand, j’étais arrivĂ© la veille mĂŞme d’AlgĂ©rie : cet enfermement, l’angoisse, les larmes… J’ai un rapport absolument nĂ©vrotique Ă  l’institution que j’ai pourtant habitĂ©e toute ma vie ; et, encore aujourd’hui, quand j’entre dans des bâtiments comme celui-ci (3), ça me prend aux tripes, vraiment, et ce sont des choses – il faudrait analyser – qui remontent Ă  la maternelle…

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Conversation avec Jacques Derrida (2) (4).

  

 " LibĂ©rer la curiositĂ©, susciter du dĂ©sir... "

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Deuxième partie de notre entretien avec Jacques Derrida : les origines du Greph, l’enseignement philosophique, des rĂ©flexions qui viennent en continuitĂ© de notre dossier du mois de janvier dernier, dans lequel on trouvera la première partie de cette conversation.

Jacques Derrida a été nommé, avec Jacques Bouveresse, responsable de la commission chargée de la refonte des programmes, contenus et méthodes en philosophie. Ce qu’il disait donc le 11 mai 1988 en prend d’autant plus d’intérêt.

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B.D. : Imaginons, Jacques Derrida, si vous Ă©tiez professeur en lycĂ©e, par exemple, dans le technique, avec cinq ou six classes, deux heures hebdomadaires chacune, qu’est-ce que vous feriez avec vos Ă©lèves ?

J.D. : Ce serait très difficile… J’ai Ă©tĂ© prof de lycĂ©e, au Mans, en 59, pendant un an, avec une terminale A, ça s’appelait " Philo ", et une hypokhâgne. J’ai beaucoup aimĂ© ça, ça m’a Ă©puisĂ©, c’était ma première annĂ©e d’enseignement et donc je me suis donnĂ© Ă  fond et j’ai terminĂ© l’annĂ©e sur les genoux, et je ne sais pas si j’aurais tenu le coup longtemps Ă  ce rĂ©gime-lĂ  ! Ou alors il aurait fallu que j’apprenne Ă  ralentir, Ă  Ă©conomiser… Alors, pour essayer de rĂ©pondre Ă  votre question, si j’avais plusieurs classes deux heures chacune… je n’ai aucune idĂ©e, en improvisant comme ça, de ce que je pourrais faire ! Je pense, Ă  partir de ce que je sais de moi maintenant, que j’aurais beaucoup de mal, psychologiquement, Ă  supporter la chose. Et que donc j’essaierais de me protĂ©ger, probablement en mĂ©canisant… Parce que, s’engager Ă  fond dans son discours, dans sa relation aux Ă©lèves, dans cinq ou six classes…

B.D. : Certains collègues en ont jusqu’à huit… J’en ai six.

J.D. : Huit ! Ça doit ĂŞtre très difficile. Et le rapport aux Ă©lèves ne peut pas ĂŞtre ce qu’il est quand on a une ou deux classes Ă  raison de huit heures chacune. En plus, pour moi, au Mans, les classes n’étaient pas trop nombreuses. Alors j’imagine que si je surmontais la fatigue et le dĂ©couragement, je cĂ©derais Ă  une espèce d’automatisation, de mĂ©canisation, certainement… Ou bien, j’essaie d’imaginer, je n’ai jamais rĂ©flĂ©chi sĂ©rieusement Ă  ce problème avant votre question, je serais amenĂ© Ă  rĂ©pĂ©ter un cours mis au point comme ça, en dispensant un contenu utile, de façon un peu impersonnelle, ou bien alors je n’enseignerais pas, au sens de la transmission du savoir, mais j’essaierais chaque fois de discuter, de faire quelque chose de vivant sans me soucier du contenu de ce je transmets. C’est-Ă -dire arriver en classe pratiquement les mains dans les poches, en essayant de discuter…

B.D. : Les mains dans les poches ?

J.D. : Non, enfin… Les mains dans les poches, c’est-Ă -dire sans un cours dĂ©jĂ  charpentĂ© qu’on leur…

B.D. : Il est vrai que neuf fois sur dix, quand je rentre en classe, je ne sais pas Ă  l’avance ce qui va se passer…

J.D. : VoilĂ , rester disponible aux questions des Ă©lèves…

B.D. : Oui, mais alors ce n’est plus du tout " les mains dans les poches " ! Il faut avoir une armoire pleine de textes, si on veut dĂ©passer le stade de la conversation, et comme on ne peut pas prĂ©voir ce qui va se passer, il faut avoir tout sous la main, au cas oĂą on en aurait besoin !

J.D. : Et puis, il y a une autre difficultĂ© dans cette situation, c’est que le rapport entre ce que l’on est amenĂ© Ă  enseigner et puis ce qui nous intĂ©resse d’autre part, ce qu’on est en train de ruminer, est beaucoup plus difficile, je suppose, Ă  Ă©tablir. Quand j’ai commencĂ© Ă  enseigner, malgrĂ© tout, j’essayais de communiquer Ă  ces Ă©lèves, la rĂ©flexion qui me tenait Ă  ce moment-lĂ , c’était moi qui leur parlais ! Je leur disais : voilĂ  ce que je…

B.D. : … cherche en ce moment.

J.D. : C’est ça. C’était quand mĂŞme très personnel. Alors si j’avais cinq classes ! Je ne sais pas si ce serait possible… Ou alors, encore une fois, ce serait sur le mode de la discussion interpersonnelle et pas du tout de l’enseignement comme transmission d’un contenu, d’un savoir.

B.D. : La difficultĂ© est que, je le vois bien en rencontrant un certain nombre de collègues, d’une part, le cours, disons magistral, prend dans cette situation – 200 Ă©lèves ou plus ! – un aspect mĂ©canique, rĂ©pĂ©titif, il ne peut pas ĂŞtre cette pensĂ©e Ă  voix haute de quelqu’un qui cherche, pour lui-mĂŞme d’abord, et qui communique cette recherche Ă  ceux que ça intĂ©resse, et que, d’autre part, la discussion tourne souvent Ă  une sorte de bavardage, de conversation de salon ou de bistro un peu creuse, qui perd vite toute substance, tout intĂ©rĂŞt, oĂą on se met Ă  ferrailler au plan de l’opinion et oĂą les Ă©lèves finissent par ressentir que… " c’est pas la peine de continuer Ă  discuter avec lui, de toute façon il aura toujours le dernier mot ! " Alors j’essaie, personnellement, depuis dix ans maintenant, autre chose. Je cherche Ă  Ă©chapper Ă  cette oscillation que je constate chez les collègues entre le magistral et le bavardage ou les pseudo-dĂ©bats. Beaucoup de collègues, se rendant compte qu’ils parlent dans le vide, ou pour le premier rang, essaient de faire parler les Ă©lèves, mais très rapidement ils bouclent le dĂ©bat, devant le vide oĂą ils se retrouvent et se remettent Ă  faire cours, et ainsi de suite… Et d’autres encore " technicisent " du cĂ´tĂ© de la prĂ©paration Ă  la dissertation ou du commentaire de textes : autre moyen d’éviter le problème, de dĂ©personnaliser, qui aboutit bien sĂ»r au dĂ©sinvestissement, au dĂ©sintĂ©rĂŞt des Ă©lèves… Alors j’ai essayĂ© une autre mĂ©thode qui, si elle ne va pas non plus sans difficultĂ©s, me paraĂ®t quand mĂŞme plus efficace, en tout cas du point de vue de l’investissement des Ă©lèves sinon des rĂ©sultats au bac – qui ne sont de toute façon pas pire qu’ailleurs et mĂŞme plutĂ´t meilleurs – ; ça consiste Ă  essayer de " faire parler " les Ă©lèves en effet, mais surtout pas en faisant appel Ă  leurs " pensĂ©es ", leurs opinions. Je leur demande surtout de raconter : ils ont des expĂ©riences sociales très diverses, il leur arrive des choses dans leur existence ! Des conflits, des joies, des amours, des expĂ©riences de travail, de violence… Je ne leur demande jamais : " Qu’est-ce que vous pensez de… " telle ou telle question – je les provoque mĂŞme souvent en leur disant que ce qu’ils pensent ou croient penser, on s’en moque ! Que ce qui nous intĂ©resse n’est pas l’opinion d’un tel ou d’un tel, mais la vĂ©rité… – En revanche, ce qu’ils racontent, alors lĂ , c’est incroyable, c’est souvent… extraordinaire, parfois dramatique, alors que ça leur paraĂ®t Ă  leurs propres yeux, banal, sans intĂ©rĂŞt, indigne d’être racontĂ© Ă  l’école ! Et encore plus en cours de philo ! Et ce qu’ils racontent, ça m’intĂ©resse, et ils peuvent y dĂ©couvrir, parfois, des sens insoupçonnĂ©s… Et il y a cela aussi : ce ne sont pas d’abord ou seulement ceux qui " savent causer " dĂ©jĂ  qui parlent, n’importe qui, qui se croit lui-mĂŞme incapable de manier les " idĂ©es ", peut raconter ce qu’il vit, ce qui lui arrive…

J.D. : Oui, il y a ceux qui ont envie de raconter, qui ont la pulsion de raconter, oui…

B.D. : Et ce ne sont pas forcĂ©ment les " bons Ă©lèves " ! D’ailleurs finalement, Ă  peu près tous parlent. Et pour moi la difficultĂ© n’est pas avant les cours, la prĂ©paration, mais après, se souvenir de ce qui a Ă©tĂ© dit, y compris dans les failles, les interstices, les " hors-sujets " rĂ©vĂ©lateurs : le travail est de noter tout ça, de proposer ensuite les structurations, les concepts, les analyses, les textes qui permettent de commencer Ă  comprendre ce qui se joue lĂ  d’imperceptible ordinairement si l’on " sature " avec le cours prĂ©parĂ© Ă  l’avance et dĂ©bitĂ© magistralement… Mais je m’aperçois que c’est moi qui parle là…

J.D. : Mais oui, pourquoi ? C’est tout Ă  fait…

B.D. : Bon ! Reprenons les questions ! Qu’est-ce qui a Ă©tĂ© Ă  l’origine du Greph ? Qu’est-ce qui a Ă©tĂ© dĂ©terminant dans l’élaboration des propositions du Greph ? On a un peu l’impression aujourd’hui d’un consensus, mĂŞme relatif ou confus, sur la nĂ©cessaire progressivitĂ© de l’enseignement philosophique et donc sur son extension en amont de la terminale… MĂŞme s’il y a Ă©videmment des rĂ©sistances considĂ©rables, du cĂ´tĂ© de l’inspection et de son reflet, l’association (5). Mais rien ne dĂ©bouche dans les faits, hormis l’extension Ă  l’ensemble des sections techniques qui est d’ailleurs rĂ©vĂ©latrice de toute une sĂ©rie de difficultĂ©s qui ne sont pas propres Ă  ces sections…

J.D. : Vous savez, l’histoire du Greph, j’aimerais bien que quelqu’un l’écrive sĂ©rieusement, et pas seulement depuis sa crĂ©ation, mais l’histoire des prĂ©misses du Greph (6). Sur la crĂ©ation du Greph, je peux vous indiquer des faits objectifs qui sont dans ses archives. Mais comment ai-je Ă©tĂ© conduit Ă  un moment donnĂ© Ă  faire cette proposition, les prĂ©misses de la chose sont assez obscures. Il me faudrait pas mal de temps pour les reconstituer, et je vais lĂ  raconter les choses de mon point de vue, bien que le Greph ne soit pas moi et je n’aurais rien pu faire seul bien sĂ»r. Le Greph est quand mĂŞme quelque chose de post-68 : il faut donc suivre une onde de choc qui part de 68.

En 68, j’étais Ă  l’École Normale. C’est l’époque oĂą j’ai renoncĂ© Ă  faire une carrière, disons prĂ©parer une thèse, ce qui aurait Ă©tĂ© le trajet normal dans l’École Normale… J’avais dĂ©posĂ© un sujet de thèse avec Hyppolite. CoĂŻncidence, Hyppolite meurt en 68. Et dĂ©jĂ  j’avais commencĂ© Ă  publier des choses qui Ă©taient en rupture avec le modèle de discours acadĂ©mique, dans Tel Quel, sur Freud, sur Arthaud, qui faisaient que les profs de Sorbonne, Canguilhem, etc. qui, au dĂ©but, me considĂ©raient comme un futur prof de Sorbonne, enfin en tout cas comme quelqu’un qui marchait bien dans la voie… trouvaient que je dĂ©lirais un peu, que je m’égarais un peu, alors ils avaient une certaine indulgence : bon, alors Derrida fait des choses sĂ©rieuses d’un cĂ´tĂ©, sur Husserl, et de l’autre il publie des choses sur Arthaud, Bataille, bon, c’est son problème…

B.D. : " Bon Ă©lève, Ă©criture impossible " !

J.D. : Eh oui ! Et puis en 68 donc Hyppolite meurt, et, plus ou moins spontanĂ©ment, sans que ça fasse l’objet d’une dĂ©libĂ©ration, j’abandonne l’idĂ©e de thèse. Je continue Ă  Ă©crire des choses qui m’intĂ©ressaient, Ă  publier beaucoup, sur un mode de moins en moins acadĂ©mique. Et je me sens donc dans une espèce de marge, bien que j’enseigne dans cette forteresse dorĂ©e qu’est l’École Normale… Et je me sentais de moins en moins Ă  mon aise dans le milieu universitaire. Pourtant au dĂ©part j’étais en plein dedans, j’avais Ă©tĂ© assistant Ă  la Sorbonne, j’enseignais Ă  l’École Normale, des lieux institutionnels très… solides !

B.D. : Centraux.

J.D. : Et je me sentais de plus en plus mal lĂ -dedans et puis je commence Ă  assister Ă  cette espèce de reprise en main, après 68, du pouvoir le plus conservateur – je ne parle pas de conservatisme directement politique, il y a eu ça aussi – mais le conservatisme philosophique, c’est-Ă -dire la reprise en main de l’appareil par des gens… comment dire ?

B.D. : MĂ©diocres ?

J.D. : MĂ©diocres oui, c’est ça. Mais, bon, on ne va pas Ă©crire " mĂ©diocres " dans votre article ! (7) Disons que, avant 68, le pouvoir d’évaluation, de sanction, Ă©tait quand mĂŞme entre les mains, par exemple Ă  l’agrĂ©gation, de gens qui avaient une certaine distinction malgrĂ© tout, c’était un vrai pouvoir, de contrĂ´le bien sĂ»r, mais disons " Ă©clairĂ© " : des gens comme Hyppolite, Canguilhem, etc. au jury d’agrĂ©gation, ce n’était pas n’importe qui ! Et puis Hyppolite meurt, Canguilhem part, et le pouvoir est pris, pour l’agrĂ©gation par exemple, par Dagognet, etc. Et je sens que la cassure est de plus en plus marquĂ©e, avec des effets proprement rĂ©pressifs, des effets qui durent des premières annĂ©es après 68 jusqu’en 72-74. Et en 74, il y a eu cet Ă©vĂ©nement dĂ©clencheur qui a Ă©tĂ© le fait qu’Althusser, qui avait soutenu sa thèse, a Ă©tĂ© barrĂ© par le comitĂ© consultatif : on ne lui a pas donnĂ© de chaire. Et je me rappelle avoir Ă©crit une lettre de protestation contre ce comitĂ© ; ce qui fait qu’on a commencĂ© Ă  me voir comme un ennemi dans ces milieux-lĂ . Il y a eu d’autre part un certain rapport de Capes (je ne me rappelle plus le dĂ©tail, c’est loin !) qui Ă©tait absolument insensĂ©, rĂ©digĂ© par Muglioni, que j’ai commentĂ© dans mon sĂ©minaire, et on a Ă©crit Ă  nouveau des lettres de protestation. C’était en 74, et donc, de tous les cĂ´tĂ©s, on sentait que la guerre commençait. J’ai proposĂ© alors, et ce fut l’avant-projet du Greph, de crĂ©er un groupe qui, d’une part, analyserait les structures institutionnelles et les pratiques de l’enseignement de la philosophie et, d’autre part, ferait des propositions transformatrices. Nous avons crĂ©Ă© le Greph au dĂ©but de l’annĂ©e 74-75, et j’ai consacrĂ© un sĂ©minaire au problème de l’enseignement philosophique, depuis les idĂ©ologues français du XVIIIe–XIXe siècles, en rapport avec l’histoire de l’institution philosophique française. Et ce fut aussi le moment de la rĂ©forme Haby, qui a donnĂ© beaucoup d’existence au Greph ! Naturellement notre projet ne se limitait pas Ă  la guerre contre Haby, mais ça nous a beaucoup mobilisĂ©s et nous a donnĂ© plus de visibilitĂ©.

B.D. : Et a contribuĂ© au succès des " Ă‰tats-GĂ©nĂ©raux de la philosophie ".

J.D. : Tout Ă  fait. Mais tout ça s’est prĂ©parĂ© entre 68 et 74. Alors ici je dĂ©cris les choses de mon point de vue bien sĂ»r…

B.D. : Oui, en 71-72, j’étais en stage CPR dans la classe de Roland Brunet Ă  Voltaire et on parlait dĂ©jĂ  d’un certain nombre de problèmes…

J.D. : Naturellement, si j’avais Ă©tĂ© seul, ça n’aurait pas marchĂ© ! Il y avait beaucoup d’étudiants, de professeurs du secondaire, de jeunes profs… et il faut dire que, dans le Greph, il n’y a jamais eu un seul prof du supĂ©rieur !

B.D. : Alors Ă  quoi attribuer un certain succès des thèses du Greph ? Tous les ans, j’ai des Ă©lèves qui, ignorant tout de cette histoire bien sĂ»r, me disent : mais pourquoi on n’a pas commencĂ© plus tĂ´t, en seconde par exemple ? Dans le lycĂ©e technique oĂą je suis, avec des sections industrielles, tous les ans j’y ai droit… Alors comment expliquer ce consensus, au moins apparent, et le blocage institutionnel, en dehors mĂŞme des questions d’ordre financier en terme de postes Ă  crĂ©er ?

J.D. : C’est l’idĂ©e essentielle du Greph : la progressivitĂ©. Mais lorsqu’en avril 74 j’avais Ă©crit l’avant-projet, l’idĂ©e ne m’était pas apparue, je n’y avais pas pensĂ©. Et puis l’idĂ©e m’a traversĂ©, comment dire ? comme une intuition Ă©trange qui m’a surpris, et c’est Ă  la rentrĂ©e, quand on a commencĂ© le travail du Greph, que je me suis dit : c’est ça l’axe essentiel, contester la nĂ©cessitĂ© de commencer Ă  17 ans et lancer l’idĂ©e de progressivitĂ©. Et la rĂ©sistance actuelle est due Ă  ce que toute la structure, Ă  la fois mentale, idĂ©ologique, et proprement institutionnelle est faite pour rĂ©sister Ă  ça !

B.D. : Est-ce que ce blocage tient Ă  la guerre dont vous parliez entre vous-mĂŞme et les gens du Greph d’une part, et ceux qui tiennent le pouvoir dans l’institution philosophique d’autre part, ou Ă  des causes plus profondes ?

J.D. : Je crois que les causes sont beaucoup plus profondes ! Des gens comme Muglioni et d’autres ne sont que des reprĂ©sentants d’une Ă©norme machine…

B.D. : Est-ce que la difficultĂ© n’est pas que l’institution scolaire, dès le collège et mĂŞme le primaire, ne reconnaĂ®t pas, ne parvient pas Ă  reconnaĂ®tre aux Ă©lèves leurs pouvoirs instituants ?

J.D. : Sans doute ! Mais ça n’est pas seulement français. Il faut bien voir que l’idĂ©e que la philosophie ne doit pas ĂŞtre accessible avant l’âge quasiment adulte est encore plus fortement enracinĂ©e hors de France, donc c’est une vieille histoire qui remonte Ă  Platon ! Et il y a encore des gens en France qui se disent Ă©clairĂ©s, non-rĂ©trogrades, et qui considèrent que c’est une idĂ©e farfelue de vouloir enseigner la philosophie dès la sixième, et mĂŞme la seconde.

B.D. : Dans l’entretien que j’ai eu avec Michel Serres, il explique que les rĂ©ticences qu’il avait par rapport Ă  l’extension en amont de la terminale ne tenaient pas tant aux capacitĂ©s supposĂ©es des enfants, mais Ă  ce que sont ou font la grande partie des profs de philo et qu’alors, leur confier des sixièmes ! Avec la manière dont la plupart fonctionnent, il y a quelques risques ! Parce que, si des Ă©lèves demandent cet enseignement dès la seconde, d’autres en revanche – j’en connais beaucoup dans diffĂ©rents lycĂ©es – se passeraient volontiers de ces deux heures et d’ailleurs ils s’en passent dans les faits puisqu’ils font leurs maths pendant que le prof cause…

J.D. : Oui, l’argument n’est pas sans valeur bien sĂ»r. Mais il faut ĂŞtre attentif au système des propositions du Greph, Ă  leur cohĂ©rence, qui veulent aussi une transformation des professeurs ! Il fallait, il faut toujours, tout transformer : les profs, les procĂ©dures, les programmes, etc. La meilleure manière de refuser cette idĂ©e de progressivitĂ© c’est de dire : on ne peut pas enseigner en sixième ce qu’on enseigne en terminale. Mais on n’a jamais proposĂ© ça ! Nous avons proposĂ© de tout transformer, et nous n’avons jamais cachĂ© que c’est une transformation radicale, profonde, non seulement du lycĂ©e, mais quasiment de la sociĂ©tĂ©, de la famille…

B.D. : C’est-Ă -dire qu’il y a effectivement Ă  reprendre cette idĂ©e qu’on n’a pas Ă  " enseigner " la philosophie mais Ă  rendre philosophique tout l’enseignement et apprendre Ă  philosopher. Mais en rĂ©alitĂ© les profs n’enseignent mĂŞme pas la philosophie mais des philosophies ou de l’histoire des idĂ©es. Apprendre Ă  philosopher, c’est peut-ĂŞtre entrer dans une dĂ©marche, reconnaĂ®tre la qualitĂ© de sujets aux Ă©lèves, leurs pouvoirs instituants et dès l’âge de douze-treize ans, si ce n’est avant…

J.D. : Plus radicalement encore, ce que vous appelez le pouvoir instituant ne concernerait pas seulement la production de pensĂ©es philosophiques, de contenus philosophiques, mais dĂ©jĂ  le rapport Ă  la langue…

B.D. : VoilĂ .

J.D. : DĂ©jĂ  une certaine expĂ©rience de la langue, un pouvoir d’initiative, un rapport moins soumis – encore que le rapport Ă  la langue soit toujours soumis d’une certaine manière – disons soumis d’une autre manière, avec une sensibilitĂ© Ă  ce qui, dans la langue, est codĂ©, interdicteur. Mais si vous voulez, plus que d’essayer un discours gĂ©nĂ©ral, je vais rappeler une expĂ©rience que j’ai faite, alors que le Greph existait dĂ©jĂ , dans une classe de cinquième oĂą je m’étais rendu avec des collègues Ă  Tours. Nous avons parlĂ© avec les Ă©lèves, et ça a Ă©tĂ© une expĂ©rience inoubliable pour moi ; nous avons lu avec eux Platon de façon aussi intelligente et vivante qu’on peut le faire en terminale et mĂŞme au-delĂ , pratiquement sans rien perdre, en perdant très peu du texte de Platon. Eh bien, ces gosses disaient : mais on nous a interdit de nous servir de tel ou tel mot ! Ces mots dits abstraits ou savants Ă©taient aussi interdits que des mots grossiers ! Ils sentaient lĂ , ce jour-lĂ , une libĂ©ration dans leur rapport au langage, aux mots. Il y avait tout Ă  coup un univers verbal qui devenait disponible en classe, alors qu’ailleurs on le leur interdisait, ils avaient le sentiment d’une vĂ©ritable discrimination interdictive dans le maniement des mots. Je crois que c’est sur ce point que l’expĂ©rience Ă©tait extrĂŞmement forte : le rapport Ă  la langue.

Cela dit, pour en revenir à la résistance, là, tout à fait d’accord, je crois que l’obstruction, la résistance à la pénétration des idées du Greph n’est pas du tout comme on le croit quelquefois du côté du pouvoir politique organisé, du gouvernement, du ministère, mais chez les collègues. Tant qu’on n’aura pas associé les collègues de français, de maths, d’histoire… à ce projet-là, ça ne passera pas et les ministères pourront continuer à dire, d’ailleurs avec beaucoup de justifications, que eux voudraient bien mais que c’est une question d’heures, qu’on ne peut pas surcharger les horaires, et donc, si un jour cela doit se faire, cela ne se fera qu’à partir d’un consensus entre tous les profs, de toutes les disciplines, et donc c’est eux qu’il faut convaincre d’abord, que cette idée ne les menace pas, qu’ils peuvent se l’approprier sans perdre du terrain au contraire. Il faut trouver des dispositifs de collaboration, de coopération entre les disciplines qui permettent à ces idées de pénétrer sans que ça menace les autres disciplines, au contraire. Je crois que c’est ça la tâche, et c’est difficile.

B.D. : C’est difficile parce que ça casse les cloisonnements, la structuration gĂ©nĂ©rale de l’enseignement en disciplines sans communication de l’une Ă  l’autre. Il faudrait abattre ces " frontières " entre les spĂ©cialitĂ©s et c’est sans doute l’obstacle majeur, Ă  commencer par la coupure entre les " lettres " et les " sciences ". Quand j’interroge les Ă©lèves : qu’est-ce que vous faites, quand vous faites des maths ? Je m’aperçois qu’ils sont incapables de rĂ©pondre ! Alors qu’ils en ont dix heures par semaine, par exemple ! Et je me dis quelquefois que ce serait au prof de maths lui-mĂŞme d’expliquer l’histoire des mathĂ©matiques, l’épistĂ©mologie des maths, etc. et sans doute le travail proprement mathĂ©matique s’en trouverait facilitĂ©. Je sais que, moi-mĂŞme, je n’ai commencĂ© Ă  m’intĂ©resser aux maths qu’à partir de ce qu’en disait notre professeur de philosophie en terminale ! Et Ă©videmment c’était un peu tard… Mais c’est difficile de passer d’une conception de l’enseignement comme simple transmission des savoirs – comme si c’était simple ! â€“ Ă , comment dire ? l’entrĂ©e dans une dĂ©marche active, ici de construction de concepts et de leurs enchaĂ®nements, de passer d’un programme conçu comme quantitĂ© Ă  absorber Ă  un programme – mais il n’est pas sĂ»r que le mot convienne encore – conçu comme dĂ©marche, et justement une dĂ©marche philosophique ne peut pas s’inscrire dans un parcours prĂ©visible. Mes Ă©lèves, par exemple, – ils discutent d’une classe Ă  l’autre – sont souvent surpris de ce que nous ne faisons pas la mĂŞme chose, que nous ne voyons pas les mĂŞmes textes, que nous n’abordons pas les mĂŞmes notions (dans les classes de mĂŞme sĂ©rie) alors que, thĂ©oriquement, le programme est le mĂŞme !

J.D. : Et lĂ  encore, parmi toutes les objections, il en est une qui n’est pas sans valeur, mais dont on peut faire un usage très suspect, c’est que provoquer, introduire, libĂ©rer plutĂ´t, chez les enfants leurs pouvoirs instituants ne peut se faire qu’au dĂ©triment du savoir, c’est-Ă -dire que si on dit que l’essentiel est que les Ă©lèves soient actifs, inventent des choses, etc., ça se paye du cĂ´tĂ© des contenus et il y a des gens, je pense Ă  Milner, qui vous diraient : vous considĂ©rez l’école comme un lieu d’éducation, d’initiation Ă  la libertĂ© et pas du tout de transmission du savoir et vous allez peut-ĂŞtre former des gens très instituants mais ignorants. Et c’est une objection dont il faut tenir compte et qui peut servir de justificatif aux modèles les plus autoritaires…

B.D. : … les plus ancrĂ©s dans les fantasmes de la " maĂ®trise ".

J.D. : LĂ  il faut trouver des compromis, bien sĂ»r, parce qu’il ne s’agit pas du tout d’abandonner toute transmission du savoir.

B.D. : En fait je me demande si ceux qui insistent sur la transmission du savoir ne se privent pas, dans les faits, dans la rĂ©alitĂ© de la classe, de tout moyen, Ă©tant donnĂ© ce que sont les Ă©lèves, de transmettre rĂ©ellement et Ă  tous les savoirs : parler pour le premier rang n’est pas, me semble-t-il, très efficace… On raisonne toujours de manière complètement simpliste en termes de " ou bien – ou bien "… Bien sĂ»r qu’il faut " transmettre les savoirs " ! Bien sĂ»r que cette transmission, cet accès aux savoirs implique des ruptures, un effort de rupture avec l’expĂ©rience familière, le " vĂ©cu ", mais encore faut-il prĂ©ciser comment, avec les Ă©lèves bien rĂ©els et vivants que nous avons, par exemple dans les sections techniques (et avec les autres d’ailleurs c’est pareil !), et sur ce comment, qui dĂ©finit proprement la pĂ©dagogie, Milner et Cie sont totalement muets et impuissants… Et puis d’ailleurs, puisqu’il s’agit de transmettre les savoirs, un savoir inculquĂ© dogmatiquement, autoritairement, sous le chantage aux notes, est-il encore un savoir ?

J.D. : Oui, bien sĂ»r…

B.D. : Je repense ici Ă  votre texte sur les " sept commandements contradictoires " (8)…

J.D. : Ah oui, c’est ça…

B.D. : … qui permet justement de saisir les exigences auxquelles nous essayons de satisfaire, dans une tension, un dĂ©sĂ©quilibre, une imprĂ©visibilitĂ© Ă  assumer.

J.D. : Il faut bien en effet libĂ©rer la curiositĂ©, susciter du dĂ©sir…

B.D. : …jour après jour, dans le quotidien de la classe. Et pour permettre cela, partir de ce que sont les Ă©lèves si l’on veut justement ne pas se rĂ©signer Ă  ce qu’ils restent ce qu’ils sont, et que nos " discours " ne coulent sur eux comme l’eau sur les plumes du canard. Prendre enfin ce que Bachelard appelle la catharsis nĂ©cessaire pour la construction des savoirs au sĂ©rieux.

J.D. : Oui, et je dirais alors, en allant très vite, de manière plus formalisĂ©e, que, dans la meilleure hypothèse, Ă  savoir celle d’une Ă©cole ouverte, gĂ©nĂ©reuse, oĂą il ne s’agit pas simplement d’ajuster la formation aux besoins du marchĂ©, mais oĂą on fasse beaucoup plus, de sorte que cela donne lieu Ă  un vĂ©ritable programme d’éducation nationale, dans cette France, eh bien, mĂŞme dans cette meilleure hypothèse-lĂ , moi je pense qu’il faut continuer Ă  se battre, pour mĂ©nager des lieux de non-conformitĂ©, de, comment dire ?… Je crois qu’il y a au moins deux fronts : d’une part, je serais du cĂ´tĂ© de ceux qui luttent pour une Ă©cole, disons progressiste, enfin, bon, appelons ça comme ça… telle qu’on peut l’espĂ©rer d’un gouvernement de gauche, ouverte sur l’avenir, gĂ©nĂ©reuse, Ă©galitaire, etc. Une bonne Ă©cole. Ça c’est un front : une bonne Ă©cole contre une mauvaise Ă©cole. Et puis il y a un autre front oĂą, contre cette " bonne Ă©cole ", non, pas " contre ", mais avec vigilance, il importerait de ne pas tout soumettre au programme de cette bonne Ă©cole, laisser un contre-pouvoir, quoique mĂŞme l’idĂ©e de contre-pouvoir devienne stĂ©rĂ©otypĂ©e, codĂ©e…

B.D. : Que la programmation ne prĂ©voit pas tout. Et que la philosophie…

J.D. : Et que la philosophie soit un lieu justement de contestation de ce modèle scolaire-lĂ , que la philosophie soit encore…

B.D. : … le moment des questions hors-programme, des interrogations ouvertes…

J.D. : C’est ça, absolument. Et pas seulement des interrogations acadĂ©miques… Le lieu d’un combat pour desserrer les programmes… Et lĂ  je crois que le Greph a toujours un rĂ´le Ă  jouer, je crois que s’il a un avenir, il est lĂ .

B.D. : La nĂ©cessitĂ© d’un lieu, dans l’institution, de nĂ©gativitĂ© contre les positivitĂ©s Ă©touffantes, d’un jeu libre dĂ©barrassĂ© des finalitĂ©s mĂ©caniques d’examen ou autres, marchandes, professionnelles…

J.D. : Il faut des lieux de respiration… que le marginal, dans la meilleure hypothèse, ne parlons pas de la pire, puisse respirer. Que l’on essaye pas de tout vouloir programmer. La philosophie, c’est un lieu de dĂ©programmation, voilĂ  ! (9)

B.D. : Jacques Derrida, merci. (10)

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1. Voir " Conversation avec Michel Serres ", Cahiers PĂ©dagogiques, n° 264/265, 266, 267, 268, 269 et 270, mai-juin, septembre, octobre, novembre et dĂ©cembre 1988 et janvier 1989.

2. Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique, 54, rue d’OrlĂ©ans, 93600 Aulnay-sous-bois.

3. Nous Ă©tions Ă  la Maison des Sciences de l’Homme, boulevard Raspail Ă  Paris.

4. Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 272, mars 1989.

5. L’Association des professeurs de philosophie qui revendique le quasi-monopole de l’expression des professeurs de la discipline et dont les positions constituent sans doute l’obstacle majeur Ă  toute Ă©volution de l’enseignement philosophique ; voir les dĂ©mĂŞlĂ©s de Philippe Meirieu ou Michel Tozzi avec cette " corporation "...

6. Voir par exemple, pour ce qui prĂ©cède la crĂ©ation du Greph : Paulette Blanchet, " Les dĂ©buts de la philosophie en Troisième ", dans Classes Nouvelles, dossiers pĂ©dagogiques pour l’enseignement du second degrĂ©, 3ème sĂ©rie, n° 5, 1er octobre 1947 (revue qui allait devenir les Cahiers PĂ©dagogiques) ; " L’enseignement de la philosophie " dossier des Cahiers PĂ©dagogiques, n° 6, 8ème annĂ©e, 1er mai 1953 ; " Des lycĂ©ens vous parlent ", Cahiers PĂ©dagogiques, n° 76, septembre 1968, pages 56-58, oĂą l’extension en amont de la terminale de la philosophie est explicitement revendiquĂ©e.

7. Cette " apprĂ©ciation " sur la " corporation ", et celles qui suivent, ont provoquĂ© un tollĂ© majeur dans la commission Derrida-Bouveresse, sans doute au plus mauvais moment possible ! Derrida a envoyĂ© une lettre rectificative aux Cahiers (protestant contre la publication – il n’avait pas eu le temps de rectifier la transcription que je lui avais envoyĂ©e – mais ne dĂ©mentant pas la vĂ©ritĂ© des propos…), Cahiers PĂ©dagogiques, n° 276, septembre 1989 ; voir le rĂ©cit de cette tempĂŞte dans un verre d’eau dans Le Plaisir d’enseigner, Quai Voltaire Ă©d., 1992, p. 150-153 ; Ă  noter aussi que les prĂ©sents entretiens sont mentionnĂ©s dans la bibliographie des entretiens avec Jacques Derrida, Points de suspension, entretiens, GalilĂ©e Ă©d., 1992, p. 413.

8. " Les antinomies de la discipline philosophique ", dans Du droit Ă  la philosophie, GalilĂ©e Ă©d., 1990, p. 511-524.

9. Et bien sĂ»r, cette phrase, prononcĂ©e le 11 mai 1988, publiĂ©e au moment oĂą Derrida travaillait Ă  la refonte des programmes de philosophie, en mars 1989, est apparue comme une vĂ©ritable provocation aux yeux du prĂ©sident de l’association, Jean Lefranc, qui n’y a Ă©videmment rien compris…

10. Dans la transcription des Cahiers PĂ©dagogiques, quelques unes de mes phrases ont sautĂ©, dont celle-ci ! Elles sont ici rĂ©tablies, et la plupart des notes ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es pour le prĂ©sent tirage.


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