Paru dans les Cahiers
Pédagogiques, n° 324, mai 1994.
" Comme je vous
comprends… "
Pour
tout dire, ma forte propension Ă ne pas faire mes
" devoirs " m’a valu, au lycée, de graves ennuis et
quelques redoublements... Jusqu’à ma deuxième première. Notre professeur de
français et de latin avait une réputation de " terreur " et
il était dans sa dernière année d’enseignement. Il nous semblait habité d’une
sorte de désabusement profond teinté de cynisme amer. Nous le respections, et
nous nous amusions parfois de ses réflexions ironiques sur " l’air du
temps " et la décadence des mœurs... Je m’ennuyais profondément au
lycée. Heureusement il y avait les amis et ces quelques heures de français,
malheureusement accompagnées du latin.
Je
n’avais pas fait la troisième version de l’année. À la remise des copies, dans
l’ordre décroissant des notes, j’attendais la fin de la litanie, inquiet :
cela se solderait inévitablement par au moins deux heures de colle... Il
ramassa le paquet, le passa un élève du premier rang chargé de les distribuer,
et laissa alors tomber : " Defrance, je n’ai pas vu votre
copie... " L’élève chargĂ© de distribuer s’immobilisa, dĂ©jĂ Ă
demi-levé. Silence absolu. J’attendais l’inévitable punition. Alors j’entendis,
un ton plus bas : " Comme je vous comprends... "
Ce fut tout. Stupeur dans la classe. Brusquement, sans que rien d’autre ne soit
dit, en quatre mots, mon profond dĂ©goĂ»t pour ce genre d’exercice Ă©tait percĂ© Ă
jour et surtout " compris ". J’en éprouvais sur le coup une
immense reconnaissance : mais je ne comprenais pas exactement la cause de
cette faveur, qui me valut quelques sarcasmes de mes camarades.
Autre
frayeur : une dissertation de français. Comme d’habitude, il commentait
dans l’ordre dĂ©croissant des notes. Lorsqu’il en arriva aux notes infĂ©rieures Ă
six, je commençais à être sérieusement mortifié. Les dernières copies furent
commentées. Puis, il se saisit de la dernière, la mienne : " Très
intéressant Defrance, votre travail, tout à fait remarquable, vous verrez mes
annotations : mais ce n’était pas le sujet que je vous avais demandé, et
donc je n’ai pas mis de note. " En effet, le sujet ne me plaisait
pas et j’en avais inventé un autre... Mais j’espérais quand même que cela
" passerait " ! Je fus très flatté de l’appréciation
et des commentaires : j’ai gardé précieusement cette copie corrigée mais
non notée. Elle doit dormir quelque part dans mes archives... On pouvait donc
écrire ses pensées et être apprécié (on ne disait pas encore
" évalué "), sans être noté ? Ce nouvel épisode
n’améliora évidemment pas ma réputation de " chou-chou " du
prof !
Bernard Defrance.