Les comportements Ă risques : substitut
d’initiation ?
Bernard
Defrance, professeur de philosophie
lycée
Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis
Sahad a la malencontreuse idée de
se vanter auprès de quelques-uns de ses camarades : il connaît la recette
des bouteilles à l’acide, ce n’est pas sur internet qu’il l’a apprise, ni en
cours de chimie, c’est par la rumeur dans sa cité ; une bouteille
plastique, un peu d’acide chloryhydrique, on y met un papier d’argent, la
réaction produit une belle explosion au bruit un peu analogue à celui d’un coup
de feu. Pas vraiment dangereux, il faut seulement jeter la bouteille assez loin
pour ne pas être brûlé par quelques gouttes d’acide.
Sahad est un gentil garçon, un peu fou-fou par moments, il devient plutôt bon
élève, a des relations faciles avec ses professeurs. Mais réussir à l’école
c’est aussi courir le risque de passer pour un… nous disions
« fayot », ils disent « suceur ». Alors un peu de frime
pour continuer Ă se faire accepter par les, comment dire ? caĂŻds ? Le
mot est excessif, mais pourtant ceux-ci ont déjà à leur actif des tags
injurieux pour la proviseure dans toute la cour du lycée, aussitôt effacés, et
le cambriolage d’une salle d’ordinateurs… Mais les plaintes n’ont pas encore
abouti. Un autre projet échouera : il s’agissait de séquestrer le prof de
maths, de le retenir en tout cas suffisamment pour pouvoir s’en prendre à sa
voiture. Comme Sahad, justement, parle volontiers Ă la fin des cours avec les
profs, on lui demandera de le retenir : mais Sahad refuse, indigné… Il
aime son lycée, il aime ses profs, il aime ses camarades. Ce refus est
dangereux, certes, mais il va le « compenser » un peu plus tard en
apportant la petite fiole d’acide qui lui permet de faire, à la pause de dix
heures, ce vendredi 26 mars 2004, la démonstration et d’épater les
copains : il jette la bouteille par-dessus le grillage extérieur dans un
terrain vague, explosion ; personne d’autre ne remarque rien dans le
lycée, mais un des copains s’empare de ce qui reste d’acide…
Et
lorsque,
vers 14 heures, à l’étage où se trouve ma salle de classe, une explosion a
retenti, nous avons cru à un jet de (gros) pétard, et Nicolas Péraldi, élève de
terminale S, a continué à lire à la classe le premier paragraphe de la Lettre à Ménécée d’Épicure : les
vieux comme les jeunes ne doivent pas se fatiguer de l’exercice philosophique,
et le jeune, notamment, pour que, « jeune,
il soit aussi ancien par son sang-froid devant l’avenir. »
Du sang-froid ? Dans l’heure
qui a suivi ce coup de pétard, le ministre était au lycée, avec, bien sûr,
police, médias, préfet, recteur, inspecteur d’académie, maire… Le moins qu’on
puisse dire est que les adultes n’en donnent pas forcément l’exemple ! Or,
du sang-froid, nos élèves vont en effet en avoir besoin : ils ne savent
pas si l’avenir qui les attend sera viable,
au sens plein de l’adjectif. Lors d’une réunion, trois jours avant ce vendredi,
l’infirmière de notre établissement informait les professeurs de ce que
dix-sept tentatives de suicide d’élèves avaient eu lieu depuis le début de
l’année scolaire… Et, à cette information, nul n’avait réagi, de quelque
manière que ce soit.
Quel avenir pour les adolescents d’aujourd’hui ? Ils savent quel est l’état de
la planète, du « sud » de laquelle ils sont, là où j’enseigne dans le
nord de la Seine-Saint-Denis, Ă 90 % tous issus, directement ou par leurs
parents. Nous avons en effet la chance d’avoir, ici, où nous recréons chaque
jour, chaque heure, l’école, toutes les cultures, toutes les religions, toutes
les origines de l’humanité. Ici, grâce à l’école, nos élèves se parlent. Ils
n’attendent pas des adultes d’être « aimés », ils attendent d’être
aidés. Parce qu’ils sont porteurs de trois lignes de violence : celle des
« cités », celle de l’école, et celle dont ils sont les héritiers par
leur histoire.
La troisième d’abord : celle à laquelle leurs parents leur ont
permis d’échapper, celle de la misère ou de la guerre de leur pays d’origine,
en Ă©migrant. C’est Toufik qui raconte les Ă©meutes en Kabylie et le sort fait Ă
quelques-uns de ses amis arrêtés là -bas par la gendarmerie ; c’est
Guislaine qui ne sait pas si oncles, tantes et cousins, dont le village au
Congo a été ravagé par la guerre civile, sont encore vivants ; c’est
Chafique qui séjourne chez des parents à Karikal : une petite fille meurt
d’une maladie qui aurait pu être soignée, mais faute d’argent... Il
écrit : « Depuis ce jour, je
déteste l’argent quand il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches
et des pauvres de plus en plus pauvres qui, par conséquent, souffrent. »
C’est Gaye qui découvre qu’il est le fruit d’un mariage forcé et dont la mère
est morte quand il avait trois ans ; c’est Stéphane, pris de dégoût et de
colère en voyant les cohortes de touristes sexuels acheter des garçons de son
âge ou plus jeunes, lors de vacances au Sri-Lanka ; ce sont Willy le
haïtien, les deux sœurs jordaniennes, les trois vietnamiens qui ne se parlent
pas encore (parce que l’un est bouddhiste, l’autre chrétien et le troisième
musulman), mais commencent à se rapprocher ; ce sont la fille d’origine
serbe et le garçon d’origine croate, juifs et arabes... C’est aussi Çiçek,
d’origine turque chaldéenne, à laquelle ses camarades demandent ce qui l’a le
plus surpris en arrivant en France à l’âge de dix ans sans parler un mot de
français, et qui répond : « L’eau.
– Comment ça l’eau ? – Oui, dans mon village, dès que j’ai eu trois ans,
c’était tous les jours, plusieurs fois par jour, les bidons d’eau à aller
chercher à la fontaine… Et souvent la police occupait le village, nos pères et
les grands frères se cachaient dans la montagne, on ne pouvait plus chercher
l’eau. Ici on a l’eau au robinet… » Çiçek a appris le français,
apprend l’anglais et l’espagnol, est en classe terminale de lycée à dix-sept
ans : elle a effectué en sept ans un parcours de civilisation pour lequel nous avons mis
des siècles… Tous ou presque sont français : les violences de l’histoire
passée et présente traversent nos cours, nos classes, et elles peuvent s’y
parler. Nous savons pourquoi l’école de la République est nécessaire. Et il
m’arrive de leur demander – surtout quand je devine quelques problèmes en
famille – de ne pas oublier ce que leurs parents ont accompli en se jetant
dans l’inconnu, en traversant frontières et océans, pour leur permettre d’échapper
à ce qui est encore le sort de 300 millions d’enfants sur la planète qui n’ont
pas droit à l’école, et de leur rappeler qu’à la fin de l’année, quand ils
auront obtenu leur baccalauréat, ils feront partie du 1% de la population
mondiale qui a un grade universitaire.
Mais je ne
connais que quelques-unes de leurs « histoires », cent-cinquante
élèves en moyenne par an... C’est alors ici la
deuxième ligne de violence dont ils sont porteurs : parce que,
comment parler à l’école, dans la classe ? Comment parler à celui qui vous
juge, le professeur, devant les autres, qui décide avec ses collègues des
passages dans la classe supérieure (en latin decidere :
Ă©gorger, trancher), qui note en dernier ressort (au sens juridique : pas
de recours) et « oriente » ? Sans parler du risque de passer
pour un « bouffon » aux yeux des camarades… Quelles ruses ou
hypocrisies (hypocrytès en
grec : l’acteur, comédien ou tragédien) mettre en œuvre pour « se
faire bien voir » ? Comment se confronter aux exigences extraordinairement
complexes de la recherche de l’efficacité dans les techniques, de la beauté
dans les arts et de la vérité dans les sciences, puisque réussir à l’école se
réduit d’abord à essayer de deviner ce que la « mise en examen »
exige d’attitudes de docilité, de résignation aux jugements (premiers et
derniers) et d’intelligence des attentes du maître : « Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ? Qu’est-ce
que je dois mettre sur cette copie qui me permettra d’obtenir une bonne
note ? Surtout ne pas oublier de citer dans ma bibliographie tel bouquin,
même nul, parce que l’auteur est copain d’un qui siège au jury de ma
thèse... » Puisque le juge juge des résultats de son propre
enseignement, nous sommes ici dans le religieux,
dans la non-séparation des pouvoirs.
Donc tout ce
que je peux dire en classe risque, devant ce juge d’instruction, de « se retourner contre moi ».
Et puis encore : de 8 heures Ă 9 heures, la reproduction des oursins, de 9
heures à 10 heures, l’appel du 18 juin, de 10 à 11 heures : « Untel, au tableau ! » pour
réciter tel poème de Rimbaud (« …berce-le,
il a froid… »), de 11 heures
à midi (et le petit-déjeuner manquant se fait sentir), la litanie des verbes
irréguliers en anglais... Et, à chaque heure, je dois être docile, activement docile, demandeur de ce qui
m’est imposé c’est-à -dire « motivé », sans compter qu’à chaque heure,
la loi change avec la salle puisque chaque professeur impose sa loi (ou essaie…), et qu’il s’agit alors
heure après heure de se soumettre aux volontés de l’adulte au lieu d’obéir aux
exigences de la complexité des savoirs.
Le miracle de
l’école est que, dans ce hachis et ce gâchis, la très grande majorité de nos
élèves s’intéressent, grandissent, s’instruisent. Mais aussi, parvenus enfin en
classe terminale, touchant presque à ce qu’ils croient être le but, ils peuvent
se ressentir souvent comme des survivants de la sélection scolaire, et
certains, fatigués de ce par quoi il a fallu en passer pour arriver jusque là ,
finissent par décrocher… silencieusement.
Et c’est alors la première ligne de violence dont ils sont
porteurs : il leur faut, pour ne pas décrocher si près du but, décider
chaque matin de se lever – et
certains sont les seuls à le faire dans des familles où les « grands
frères » se sont occupés de leurs activités nocturnes, où en est à la
deuxième génération du chômage, où on habite des « cités »
inhabitables. Et pour se lever, devenir élève,
comment se déprendre des engluements monotones, des nécessités pesantes, des
atmosphères épaisses de la vie quotidienne, des silences ou des cris en
famille, ou de ceux des voisins Ă travers les cloisons minces des HLM ?
Comment s’essayer à vivre sans pour autant céder aux mirages des images et des
sons qui vident le cerveau dans la régression des pulsions et pulsations archaïques
ou la sidération miroitante des « clips » et rêves de
« lofts » paradisiaques ? Comment échapper aux fatalités des
discriminations dans le logement et l’accès à l’emploi ? Comment supporter
le racisme quotidien des regards sur soi et celui des provocations
policières ? Comment résister à la séduction des « marques »,
des objets « tombés du camion », dont la possession et l’exhibition
donnent l’illusion d’exister ? Comment se dépêtrer de la jungle sexuelle,
des rivalités et des « embrouilles », pour s’essayer aux premières
aventures amoureuses ? Je peux seulement dire que, là où j’enseigne, la
très grande majorité des élèves ne cèdent pas (toujours) et se lèvent en effet
tous les matins, et ce n’est pas l’absentéisme qui est étonnant, c’est leur présence.
OĂą donc, et quand, un adolescent peut-il parler Ă
un adulte ? Parler de sa propre histoire, de ses rĂŞves, de ses amours, de
ses rages ou de ses peurs ? Comment, Ă 15, 18 ou 20 ans, ne pas se poser
la question de ce qu’on va faire de sa vie ? Répétition des résignations
adultes ? Comment ne pas essayer d’éprouver ce dont on est capable,
essayer de toucher ses limites ? « C’est pourquoy sitost que l’aage me
permit de sortir de la sujetion de mes Precepteurs, je quittay entierement
l’estude des lettres. Et me resolvant de ne chercher plus d’autre science, que
celle qui se pourroit trouver en moymesme, oubien dans le grand livre du monde,
j’employay le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours, et des armées,
Ă frequenter des gens de diverses humeurs et conditions, Ă receuillir diverses
expériences, à m’ésprouver moymesme dans les rencontres que la fortune me
proposoit… »
Où et quand, et comment, mener cette « épreuve de soi-même », hors de
la « sujétion » des adultes, s’aventurer hors des grilles du temps et
des espaces surveillés ?
Petite surprise des auditeurs (une centaine de chefs d’établissements
scolaires) : j’avais été invité à parler dans le cadre d’une formation sur
la prévention des comportements à risques et lorsque j’ai
commencé par expliquer que la meilleure des préventions consistait en
l’organisation desdits comportements, j’ai perçu quelques remous dans la salle…
Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans les sociétés traditionnelles, nous le
savons, ce sont les adultes qui organisent les rituels par lesquels les enfants
(l’adolescence est très brève) accèdent aux pouvoirs de l’adulte : le novice doit satisfaire à un
certain nombre d’épreuves qui lui permettent d’être reconnu comme pair par les
adultes. Ces épreuves peuvent être très douloureuses, mais elles ouvrent aussi
pour le jeune un monde nouveau, des pouvoirs nouveaux. Dans le film de John
Boorman, La
Forêt d’Émeraude,  le héros reçoit l’initiation de la part des
membres de la tribu qui l’a enlevé très jeune et élevé : c’est très fidèle
à la réalité de certains rituels initiatiques indiens ; il s’évanouit sous
la douleur provoquée par l’épreuve des fourmis, on le plonge dans le fleuve,
comme une sorte de baptême, et une fois qu’il a revêtu la tenue du guerrier
adulte et les peintures rituelles, on lui administre une drogue qui le fait
accéder à une jouissance extrême, lui procure des visions, une sorte de fusion
avec le cosmos. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est probablement le
moment le plus important dans une existence, et il s’agit donc de permettre au
jeune de toucher ses limites, d’éprouver jusqu’où il peut aller, du côté de
l’extrême douleur aussi bien que du côté de l’extrême jouissance. Platon, dans
les Lois, indique cela
aussi : il faut que les jeunes soient placés dans des situations
d’extrêmes difficultés et aussi d’extrêmes plaisirs, à la tentation desquels
ils ne doivent pas céder au-delà d’une certaine limite, ce qui permet alors de
distinguer les meilleurs. Dans le film de Boorman, au moment où le garçon
émerge de son évanouissement et où le bain dans le fleuve l’a débarrassé des
fourmis, la phrase rituelle prononcée par le chef est : « Le garçon
est mort et l’homme est né ! », mort symbolique et
résurrection. Au fond, c’est une question très courante : jusqu’où peut-on
« aller trop loin ! », avant d’accéder à la responsabilité
adulte, au sens plein.
Où sont passés,
aujourd’hui, les adultes capables d’organiser l’initiation ? Quelle autorité exercent-ils ? Quelles
autorisations nouvelles ouvrent-ils ? Daniel Sibony : « Il s’agit d’être auteur d’une relance de vie à partir
d’une transmission de « richesse », de profusion, de
« baraka » en somme, qui suppose et qui transmet une connivence avec
les sources de vie. Or les jeunes interpellent l’autorité pour savoir sur quoi
elle tient, sur quelles secrètes connivences… Et si ce qu’ils ont en face ne
tient que sur le toc et le semblant, c’est le clash. Surtout quand les adultes
ne s’autorisent à rien qui sorte du cadre, donc ne s’autorisent qu’à répéter.
Justement, les jeunes questionnent l’adulte au bord de ses répétitions :
ce qui les passionne, c’est de voir comment il fait quand il n’a plus le mode
d’emploi, quand il ne fait pas que répéter. Sans être pervers, ils le poussent
à cette limite, dans l’espoir inconscient que ça leur transmette quelque chose
d’original (qui tienne un peu de l’origine). »
Y a-t-il
vraiment un « problème de l’adolescence » ? Est-ce que toutes
les questions qu’on peut se poser aux sujets des adolescents ne se
retourneraient pas en mise en question des attitudes « adultes » Ă
leur Ă©gard ?
Une nuit de
janvier : ils sont douze mille dans ce hangar de l’aéroport du Bourget,
stands divers, fripes, boissons, sandwichs, bijoux et objets artisanaux,
quelques-uns de mes élèves, déguisés en clowns, vendent de la barbe-à -papa, les
groupes vont et viennent, beaucoup dansent, plusieurs sketches à moitié
improvisés se jouent parfois au milieu de la foule, cracheurs de feu... La
structure de cette rave-party semble bien reconduire les schémas
millénaires de la fête populaire. Quelques différences cependant : le
haschich et « l’acide », capsules inidentifiables, remplacent le
rouge ou la gnôle, la techno les flonflons de l’accordéon et les lasers les
lampions... Pour une fille on peut compter au moins quinze garçons, qui dansent
seuls, et je ne croiserai personne de plus de trente ans. Enfin, de toute la
nuit, je ne verrai que quelques rares couples se livrant Ă des caresses un peu
poussées... Immense rassemblement sous le signe de la technologie la plus moderne
et du religieux le plus archaĂŻque. Toute dimension temporelle se trouve
gommée : on est dans l’a-politique, voire l’a-sexué. Loin des
rassemblements des années 60 et 70, agapês porteuses d’une eschatologie
implicite, loin même du no future punk, encore porteur d’une
révolte, d’une négativité historique, la foule ici assemblée se soumet au dieu
« DJ »,
visible de loin, dominant la scène et la salle, enfermé dans sa cage de verre
inaccessible, sculptant les espaces lumineux, déclenchant les éclairs qui font
surgir brusquement de l’ombre corps et visages, rythmant le temps sonore qui
s’écoulera entre accélérations et apaisements douze heures sans faille... Sur
les pourtours du centre oĂą se pressent les danseurs solitaires, groupes Ă©pars
assis en rond. Pour quelle parole ? Il faut se hurler dans l’oreille pour
s’entendre. Beaucoup dansent, désarticulés, beaucoup, allongés ou assis la tête
entre les genoux, partent dans leur voyage solitaire. Pas vraiment de
fusion : la sérialité technologique, au service des pulsations primitives.
Service d’ordre discret et impeccable. Fouille à l’entrée, vigiles avec leurs
chiens sur les parkings, portes surveillées, rondes discrètes, talkies en
bandoulière...
Hervé, qui m’a
persuadé de venir, s’inquiète : est-ce que je ne m’ennuie pas ? Non
pas vraiment ! Je me promène, j’observe, beaucoup de regards surpris me
suivent et me dévisagent, certains s’enhardissent à me demander comment je
trouve « ça », si j’apprécie. Mes élèves répondent aux questions des
copains rencontrés et les renseignent à mon sujet. Je me fais l’effet d’un
ethnologue observant les cérémonies rituelles d’une tribu des sociétés dites
« sans histoire ».… Où suis-je ? De quoi s’agit-il ? D’une
immense et momentanée régression pré-historique et pré-génitale ? D’une
vaste catharsis-masturbation collective ? Un sketch vers quatre heures du
matin : des cracheurs de feu hurlants au milieu de la foule courent près
un garçon à moitié nu qui sera capturé, traîné sur le sol, hissé sur scène et
symboliquement décapité, le meneur brandissant la tête postiche dans les cris,
sifflets, hurlements de la foule... Jeux sacrificiels et initiatiques ?
L’entrée coûte 120 francs. Cela doit filtrer un peu le public, qui me semble
très majoritairement lycéen ou étudiant. Encore s’agissait-il là d’une rave
« officielle », mais je retrouverai plus tard cette même ambiance
avec le piment supplémentaire du clandestin (il a fallu à un moment
désembourber la voiture qui m’emmenait…) et surtout l’extraordinaire voûte des
étoiles et envoûtement de la forêt, éclairée ça et là par des citrouilles
évidées et grimaçantes.
Je proposerais
presque de rendre obligatoire, dans la formation de tout Ă©ducateur, la
participation Ă une rave-party !... Qui sont ces ados
finalement ? Le pédagogue, si l’on en croit l’étymologie,
« accompagne ». Sommes-nous capables, nous « adultes », de
leur permettre de découvrir aussi la génitalité et leurs pouvoirs historiques,
de sortir du « religieux » ? D’aller les chercher là où ils sont
pour les amener au politique ? Encore faudrait-il que notre propre manière de
parcourir ce chemin ne les en détourne pas.
Si, dans les
sociétés traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence à proprement parler, nos
sociétés semblent se caractériser à l’inverse – je schématise bien sûr, c’est très
compliqué... – par une sorte de pérennisation de l’adolescence, du
« passager », du précaire, du « zapping », des branchements
provisoires, de la mobilité voire du « voyage » (nostalgie du
nomadisme contre les excès de la sédentarisation, de l’assignation
spatiale ?), de l’immaturité comme valeur (« restez
jeunes ! »). N’y aurait-il pas un lien, obscur certes – mais ce
serait intĂ©ressant de creuser cette question –, entre les dispositifs tendant Ă
légaliser les « petits boulots » (emplois « jeunes » ou
précaires) et les revendications tendant à obtenir une dépénalisation de
l’usage de drogues ? Ce sont les « statuts » qui fondent comme
glace au soleil de la « crise » – mais la crise ne devient-elle pas
notre Ă©tat normal ? En fait ce lien obscur marque une contradiction
insurmontable dans les attitudes adultes : répression accrue de la
délinquance, abaissement de l’âge de la responsabilité pénale, retour aux
maisons de correction (comment appeler autrement les « centres éducatifs
fermés » ?), nombreux sont les partisans de la « glaciation »,
parce que la « statue » de l’adulte s’effrite : « Un postulat
erronné veut qu’un homme soit bien défini, c’est-à -dire inébranlable dans ses
idéaux, catégorique dans ses déclarations, assuré dans son idéologie, ferme
dans ses goûts, responsable de ses paroles et de ses actes, installé une fois
pour toutes dans sa manière d’être. Mais regardez bien comme un tel postulat
est chimérique. Notre élément, c’est l’éternelle immaturité. »
(Witold Gombrowicz).
En ce qui
concerne l’usage des drogues on peut se poser la question : n’est-il pas,
dans nos sociétés « développées », lié à une désacralisation du
monde, à une déstructuration des rituels d’initiation et de convivialité ?
Y a-t-il une culture, une civilisation sans sa céréale de base et sans sa
drogue ? L’opium et le riz, la coca
et le maïs, le blé et l’alcool ...
Mais l’usage du tabac n’est plus lié au rétablissement de la paix, la
consommation du pain et du vin n’est plus le signe de l’agapê. Déstructuration
inévitable bien sûr, mais qui provoque peut-être des nostalgies. L’usage de la
drogue dans certains groupes de jeunes n’équivaudrait-il pas à une forme
dégradée des rituels initiatiques ? Les ravages liés à l’usage de la drogue ne seraient-ils pas dus
précisément au fait que cet usage n’est plus réglé, momentané, n’ouvre
plus l’accès à un état adulte en voie d’extinction ? Mais, d’un autre
côté, n’est-il pas bénéfique que se dissipent les illusions de l’achèvement
adulte ? Simplement cette “ dissipation ” provoque des désarrois
qui peuvent se révéler, dans certaines circonstances, insurmontables...
Le désenchantement
du monde (Max Weber), la désacralisation contemporaine
libèrent, certes, mais laissent tout un chacun désemparé, dans le sens ordinaire de désarroi mais aussi dans le
sens littéral, c’est-à -dire le contraire d’être « emparé » par des
structures sociales étroitement contraignantes et une vision du monde d’essence
religieuse.
Cette liberté neuve, dans le monde et dans l’histoire, implique l’angoisse,
révèle les manques, renvoie chacun
à la responsabilité inéluctable de construire
le sens au lieu de l’accepter tout monté de la famille, de la « tribu »,
de la société ou de l’État. Mais ne faudrait-il pas alors que l’éducation
entière soit orientée vers la perspective de l’inachèvement et vers la
possibilité pour le sujet de l’affronter ? La fatalité est confortable qui
transforme l’avenir en passé, de même que nos programmes et programmations...
Or, nous voici, collectivement et personnellement, devant l’imprévisible.
Sans doute les
jeunes ressentent-ils plus l’angoisse que le plaisir de la liberté : mais
l’école (et les autres institutions...) leur permet-elle d’éprouver ce plaisir
de la liberté ? Ils sont en manque… et les adultes, parce qu’ils
ont renoncé à leur propre désir, à leur propre liberté, achèvent de se
ridiculiser en leur présentant un système de pseudo-valeurs mortifères où le « gagneur »
ne survit qu’en tuant l’autre… La morale de nos petits « caïds » de
banlieue est la même que celle des prédateurs internationaux qui scellent le
destin de la planète en jouant au Monopoly© mondial.
Quel est donc l’appel dans l’usage de la
drogue ? ou dans les comportements Ă risques divers ? OĂą et comment
retrouver le frĂ´lement initiatique de la mort comme passage vers une vie
ouverte et non close, vers une résurrection symbolique, un accès aux maîtrises
limitées mais réelles, vers une convivialité où la liberté de chacun s’augmente
de celles de l’autre ?
Inversion tragique qu’effectue le drogué : voulant échapper à la mort de son
désir dans la « lutte pour la vie », il se tue ; voulant
échapper à l’angoisse de la liberté, il l’abolit dans la poursuite infinie de
la dose ; voulant échapper à la mécanisation scolaire, salariale,
médicale, il tombe dans la répétition du même geste qui ne procure même plus le
plaisir. Le sens et les résultats du rituel sont donc rigoureusement inversés,
mais il faut bien qu’ils se donnent l’initiation entre eux, puisque les adultes
sont incapables de proposer d’autre avenir que la résignation a-politique. Et d’ailleurs
l’usage banalisé du haschich chez les jeunes ne fait-il pas office de sédatif
de masse et l’ordre social n’y a-t-il pas tout intérêt ?
Il reste qu’aucun
Ă©ducateur, aucun adulte ne peut Ă©chapper Ă cette question : suis-je
capable d’entendre, en moi-même et en l’autre, l’appel à assumer une liberté
dans la construction, toujours inachevée et inachevable, de sens
nouveaux ? Que faire en effet lorsque l’adulte n’a plus le « mode d’emploi » ?
Est-il vraiment fatal que les adultes démissionnent ou régressent ? Seul
moyen éducatif : décider que non, ce n’est pas fatal. Mais la seule
réponse de l’institution concernant Sahad sera son exclusion définitive du
lycée… et le substitut du procureur avait demandé son incarcération ! Le
juge pour enfants s’est limité, en attendant le procès, à lui interdire le
séjour en Seine-Saint-Denis ; du coup, il « s’instruit » chez
son frère dans le 18e arrondissement à Paris : drogués et
prostituées encombrent le trottoir et il remarque parfois des seringues en
allant vider la poubelle… « Sanctions éducatives » : vraiment ?