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J’ai rencontrĂ© Pascal Vivet en 1996, Ă  l’occasion de plusieurs journĂ©es d’études et il m’avait invitĂ© notamment Ă  intervenir dans le cadre du cinquantenaire de l’UNICEF au Petit Carme d’Avon. Ă€ l’entendre Ă©voquer plusieurs des situations qu’il avait Ă  traiter, en tant que responsable, pour le Conseil GĂ©nĂ©ral de son dĂ©partement, de la cellule de signalement des maltraitances Ă  enfants commises hors le cadre familial et donc principalement en institutions et Ă  l’école, je lui avais demandĂ© d’envisager l’écriture d’un livre de tĂ©moignages Ă  partir de son expĂ©rience. Et ce livre est finalement paru, après bien des pĂ©ripĂ©ties et prĂ©cautions nĂ©cessaires, sous notre double signature, en septembre 2000 aux Ă©ditions Syros, sous le titre : « Violences scolaires, les enfants victimes de violence Ă  l’école Â». Pendant la prĂ©paration de ce livre, Pascal Vivet avait souhaitĂ© un entretien approfondi sur ce qu’il Ă©tait convenu d’appeler l’affaire du " strip-philo ", mais finalement nous avons choisi de ne pas publier cet entretien dans le livre, parce que cela l’aurait inutilement alourdi. Il y a seulement une allusion concernant les diffĂ©rences de traitement entre les cas dont il avait habituellement Ă  connaĂ®tre et le mien. On trouvera donc ci-après la transcription complète de cet entretien, que j’ai placĂ© ici parce que cet Ă©pisode de mes cours a largement dĂ©frayĂ© la chronique et que le lecteur peut donc trouver quelques Ă©claircissements. Voir aussi la rĂ©Ă©dition chez Syros du livre Le plaisir d’enseigner, avec une prĂ©face de Jean-Toussaint Desanti.

 

Pascal Vivet : Pouvons-nous revenir Ă  ce qui a dĂ©frayĂ© la chronique et qui vous a valu des poursuites administratives et judiciaires Ă  la suite de ces jeux de devinette en cours de philosophie ?

Bernard Defrance : C’est assez complexe mais aussi très simple : dans mes classes, il arrive, rarement parce que nous n’en avons pas toujours le temps ou les conditions matĂ©rielles, que nous pratiquions des jeux philosophiques destinĂ©s Ă  prendre conscience de ce qu’on peut appeler " la violence institutionnelle ", c’est-Ă -dire de la violence lĂ©gale des structures dans lesquelles les individus sont pris et qui peut les amener Ă  des comportements violents, qu’ils en soient les acteurs ou les victimes. Il s’agit de jouer la violence, pour la dĂ©jouer. Le jeu de la " question " reprĂ©sente, sous forme théâtrale en quelque sorte, la situation très banale du " Untel au tableau ! " oĂą l’interrogation se transforme en interrogatoire, en public. Dans le jeu, on rit, dans la rĂ©alitĂ© on ne rit plus du tout : j’ai beaucoup de rĂ©cits de ces humiliations extrĂŞmes provoquĂ©es par la mise Ă  nu psychologique de l’interrogation scolaire ou de la mise Ă  nu rĂ©elle de l’interrogatoire policier… Dans les rĂ©cits, contes et mythes, dans les parcours initiatiques, le hĂ©ros se trouve toujours Ă  devoir rĂ©pondre Ă  une Ă©nigme, et c’est sa vie qui est en jeu : alors, dans ma classe, on n’est pas dĂ©vorĂ© par le dragon, le monstre ou le sphinx, on n’est pas non plus le jouet des ironies du professeur ou des moqueries des camarades, mais on se retrouve nu, dans l’état de radicale faiblesse de la naissance ou de la mort. On enlève un vĂŞtement Ă  chaque mauvaise rĂ©ponse, avec la libertĂ© absolue bien sĂ»r d’interrompre Ă  tout moment la " mise en examen ", la mise Ă  nu…

P.V. : Oui, mais, d’une part vous avez des Ă©lèves mineurs dans vos classes, et d’autre part vous savez bien que, Ă©tant donnĂ©s les rapports professeurs/Ă©lèves, y compris au plan de l’inconscient, votre simple proposition de ce jeu Ă©tait une façon de contraindre vos Ă©lèves Ă  s’y confronter sans pouvoir rĂ©ellement s’y opposer.

B.D. : C’est peut-ĂŞtre justement lĂ  l’enjeu du jeu ! Pouvoir dire non, lĂ©galement, Ă  un prof ! Dans la quasi-totalitĂ© des cas, le jeu s’interrompt avant son issue, du fait soit du joueur, soit de celui qui interroge, soit encore Ă  la demande de n’importe quel spectateur, soit sur mon ordre, et dans ce dernier cas prĂ©cisĂ©ment pour casser la pression du groupe. Il ne s’agit pas du tout d’une " mĂ©thode pĂ©dagogique " qui serait gĂ©nĂ©ralisable, il s’agit d’une situation, parmi beaucoup d’autres possibles, qui permet de " toucher ses limites " : les jeunes essaient de s’éprouver eux-mĂŞmes très souvent ainsi dans ce qu’on appelle les " comportements Ă  risques ", et les adultes se contentent d’essayer de rĂ©primer (ou de " soigner ", ce qui est peut-ĂŞtre pire…) au lieu d’assumer la responsabilitĂ© de l’organisation de ces initiations, de sorte que les risques n’y soient pas de mort rĂ©elle ! Alors deux prĂ©cisions : en effet, j’ai des Ă©lèves mineurs dans mes classes, ils peuvent avoir en terminales de lycĂ©e entre seize et vingt ans, et c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui explique mon " droit de veto " ; mais je l’exercerais aussi bien si je n’avais que des Ă©lèves majeurs, ou mĂŞme des adultes, parce que nous sommes en relation d’autoritĂ© pĂ©dagogique (c’était la position de l’animateur, lorsque je participais moi-mĂŞme Ă  des stages dits " de formation de l’acteur ", au tout dĂ©but de ma carrière) ; deuxième prĂ©cision : ce n’est jamais moi qui proposais ce jeu, simplement il se trouvait que des Ă©lèves, en en ayant entendu parler par des camarades des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, veuillent s’y Ă©prouver eux-mĂŞmes. Il y a plus de quinze ans maintenant, Ă  l’occasion d’un conflit violent entre une de mes classes et leur professeur d’éducation physique, conflit que nous avions analysĂ©, j’avais racontĂ© ces jeux divers que j’avais pratiquĂ©s dans ces stages d’expression théâtrale, et les Ă©lèves m’avaient demandĂ© de les y faire jouer1… Et lorsque l’un d’entre eux est allĂ© " jusqu’au bout " du jeu de la question, cela s’est su bien sĂ»r dans d’autres classes et les annĂ©es suivantes.

P.V. : Je comprends bien que des Ă©lèves aient voulu y jouer certes, mais comment avez-vous vous-mĂŞme acceptĂ© d’y jouer ? Puisque c’est cela qui a surtout entraĂ®nĂ© les poursuites et les sanctions ?

B.D. : LĂ  aussi, il s’agissait de rĂ©pondre Ă  une sorte de dĂ©fi, qui correspond je crois Ă  cette question que tous les adolescents aujourd’hui posent (explicitement ou implicitement) aux adultes : " Ce que vous dites, est-ce que vous le faites ? " Trop souvent, les Ă©ducateurs imposent aux enfants ou aux adolescents de respecter des normes qu’ils ne respectent pas eux-mĂŞmes, de se conformer Ă  des exigences qu’ils sont eux-mĂŞmes incapables d’assumer. J’ai essayĂ© de montrer que je pouvais rĂ©pondre. Je n’y suis pas toujours arrivĂ©, les rires n’annulent pas la peur… La première fois c’était prĂ©cisĂ©ment dans cette classe oĂą il y avait eu le conflit avec le prof d’EPS. Le garçon mĂŞme qui y avait jouĂ© la première fois m’avait mis au dĂ©fi en quelque sorte de jouer moi-mĂŞme, Ă  l’occasion, deux mois plus tard, d’un cours sur le principe " la loi est la mĂŞme pour tous " ! C’était donc il y a plus de quinze ans, et de temps en temps, rarement heureusement, j’étais ainsi mis au pied du mur : " Ce que vous dites, vous le faites ? " Ce 30 novembre 1996, paradoxalement peut-ĂŞtre Ă  cause de l’irruption de quelques secondes de la collègue alors que j’avais encore mon caleçon !, je suis allĂ© jusqu’au bout. Très naturellement, un garçon a racontĂ© l’épisode chez lui, et très naturellement aussi ses parents ont demandĂ© quelques explications au proviseur (qui Ă©tait Ă©videmment au courant, je lui avais offert le livre, publiĂ© en 1992 et oĂą je racontais tous les dĂ©tails de ce jeu2, Ă  son arrivĂ©e dans l’établissement). Et au lieu de me permettre d’expliquer aux parents lĂ©gitimement inquiets (rappelez-vous le climat de l’époque autour des questions de pĂ©dophilie !) le sens de ce qui s’était passĂ©, ce proviseur a " ouvert le parapluie " en avertissant directement le recteur, lequel a dĂ©clenchĂ© les poursuites, sans m’en avertir, c’est-Ă -dire que lorsqu’il m’a convoquĂ© pour un entretien, le signalement au procureur de la RĂ©publique avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© effectuĂ© par l’inspecteur d’acadĂ©mie, et lors de cet entretien le recteur s’est abstenu de m’informer de ce que les poursuites Ă©taient dĂ©jĂ  engagĂ©es. Et ce n’est que sur la pression de l’administration que cette famille a ensuite portĂ© plainte, pour finir d’ailleurs par se dĂ©sister. Mais il est vrai que les engagements politiciens de ce recteur Ă©tait connus… Je dois dire aussi que lorsque le proviseur m’avait fait part, verbalement, de la convocation du recteur – sans non plus m’avertir de ce que les poursuites Ă©taient dĂ©jĂ  engagĂ©es â€“, j’ai Ă©tĂ© pris d’un doute : n’avais-je pas Ă©tĂ©, pour la première fois depuis quinze ans, insuffisamment vigilant dans mon droit de veto ? Peut-ĂŞtre un Ă©lève avait-il rĂ©ellement Ă©tĂ© choquĂ© ? C’est ce doute que j’avais exprimĂ©, très naturellement, dans ma lettre aux parents des Ă©lèves, Ă©crite alors que j’ignorais tout de la procĂ©dure dĂ©jĂ  en cours (et que le journal La Marne a ensuite publiĂ©e intĂ©gralement), de la machination qui s’était montĂ©e. Et c’est encore le rĂ©sultat de ma naĂŻvetĂ© Ă  ce moment-lĂ  qui a entraĂ®nĂ© le fait que, dans son compte-rendu d’audience, quatre mois plus tard, la journaliste du Monde m’a fait dire exactement le contraire de ce que j’avais expliquĂ© ! En pimentant son article de cette " ironie " si particulière Ă  ce journal, laquelle tombe souvent juste, mais parfois aussi complètement Ă  cĂ´té… Cet article Ă©tait d’autant plus nuisible qu’il Ă©tait publiĂ© pendant la pĂ©riode du dĂ©libĂ©rĂ© et que, il faut tout de mĂŞme le rappeler, malgrĂ© le vaste soutien des organisations syndicales, des associations de parents d’élèves, des mouvements pĂ©dagogiques, et aussi de bon nombre de responsables institutionnels (chefs d’établissements, inspecteurs – mais pas de ma discipline ! â€“, etc.) et de personnalitĂ©s diverses, je risquais la rĂ©vocation administrative ou l’interdiction pĂ©nale d’exercer ! Je prĂ©cise aussi que ce n’est Ă©videmment pas moi qui a le premier parlĂ© Ă  la presse : le premier Ă©cho radio Ă©tait sur Radio Courtoisie et le premier article dans Le Figaro, suivez mon regard… Et qu’immĂ©diatement après il y a eu la dĂ©pĂŞche de l’agence France-Presse qui a rĂ©pandu partout l’affaire. Quand j’ai pris connaissance, la veille mĂŞme de ma convocation devant le conseil de discipline, de l’identitĂ© de la famille dont le fils avait racontĂ© l’épisode – j’avais jusque lĂ  refusĂ© d’en prendre connaissance, y compris au moment de l’enquĂŞte de la brigade des mineurs, pour des raisons dĂ©ontologiques Ă©videntes, c’est-Ă -dire que si je devais reprendre ma classe, je ne voulais pas que l’élève dont le rĂ©cit aux parents Ă©tait Ă  l’origine de l’affaire sache que je savais que c’était lui â€“, j’ai dĂ©couvert alors que c’était prĂ©cisĂ©ment cet Ă©lève qui avait Ă©crit un texte, le jour mĂŞme du jeu (je " refroidis " toujours l’ambiance en demandant aux Ă©lèves d’écrire sur ce qu’il vient de se passer), oĂą il montrait qu’à l’évidence il n’avait pas du tout Ă©tĂ© choquĂ© ! Et je prĂ©cise qu’il Ă©tait un des rares ce jour-lĂ , alors qu’ils avaient la possibilitĂ© de rester anonymes, Ă  signer son texte. Je m’étais demandĂ©, pendant le laps de temps oĂą j’ignorais que les poursuites Ă©taient dĂ©jĂ  engagĂ©es Ă  l’initiative de l’administration, si ma vigilance avait Ă©tĂ© mise en dĂ©faut, si un Ă©lève n’avait pas Ă©tĂ© choquĂ© sans que je m’en rende compte : ce n’était donc pas le cas… Cela dit, je dois avouer qu’aujourd’hui, et cela non pas d’abord Ă  cause des sanctions, mĂŞme symboliques, de l’administration ou de la justice, mais surtout parce que je ne tiens pas du tout Ă  repasser par ce " feu mĂ©diatique " et Ă  revivre ces moments oĂą on ne sait pas de quoi l’avenir immĂ©diat sera fait, eh bien… nous ne jouons plus Ă  ce jeu-lĂ  dans mes classes ! Et on peut parfaitement s’en passer en cours de philo, bien sĂ»r ! Et on s’en passait très bien dans la plupart des classes. J’ai d’ailleurs en quelque sorte " profitĂ© " de cette affaire pour demander Ă  ĂŞtre nommĂ© dans un lycĂ©e de zone sensible de la Seine-Saint-Denis oĂą j’habite, mutation que j’ai obtenue bien sĂ»r sans difficultĂ©s !

P.V. : Tout de mĂŞme, j’insiste, n’y avait-il pas dans ce jeu une part de provocation, voire d’imprudence rĂ©elle, pas forcĂ©ment pour vous-mĂŞme mais pour les Ă©lèves qui risquaient de ne pas pouvoir exprimer leur Ă©ventuel refus du jeu ? Comment pouvez-vous ĂŞtre sĂ»r, en quinze ans, de n’avoir jamais choquĂ© un de vos Ă©lèves sans le savoir ?

B.D. : Très difficile de rĂ©pondre bien sĂ»r Ă  votre question, sans verser dans ce qui serait passablement outrecuidant, l’affirmation qu’on n’a jamais commis d’erreurs ou de fautes… La seule chose que je peux dire est que les refus de poursuivre le jeu, ou mĂŞme d’y entrer seulement, Ă©taient beaucoup plus frĂ©quents que les rares situations oĂą un Ă©lève allait jusqu’au bout ou lorsque moi-mĂŞme… Et puis ! Si on considère que j’ai commis par ma propre mise Ă  nu une violence condamnable Ă  l’égard des Ă©lèves, alors c’est tous les rituels habituels de l’école qui doivent du coup ĂŞtre condamnĂ©s ! La violence ordinaire, le mĂ©pris, les humiliations, les injustices dans la notation, les dĂ©cisions arbitraires d’orientation, tout cela est infiniment plus grave que ce que j’ai pu commettre ! Si l’Éducation nationale ou la justice devaient me sanctionner, alors combien d’enseignants pourraient-ils Ă©chapper aux poursuites ? J’ai reçu des quantitĂ©s de tĂ©moignages de collègues et de parents relatant des violences subies par leurs Ă©lèves ou leurs enfants sans que jamais les rares et timides plaintes n’aboutissent ! Et vous ĂŞtes mieux placĂ© que moi pour dire qu’en effet, pendant qu’on amuse la galerie avec mon cas, les violences subies par les enfants et les adolescents continuent Ă  l’école dans le silence et la complicitĂ© des responsables. Donc je ne peux absolument pas dire si j’ai ou non choquĂ© un de mes Ă©lèves â€“ depuis mes dĂ©buts j’en ai quand mĂŞme vu passer plus de cinq mille ! â€“ mais seulement que c’était la première fois, cette fin d’annĂ©e 1996, que des parents tĂ©lĂ©phonaient Ă  mon proviseur pour se plaindre ou s’inquiĂ©ter. Je n’ai jamais cachĂ© ce qui pouvait parfois se produire dans ma classe, et je l’ai Ă©crit moi-mĂŞme. Ce qui m’a permis de soulager ma collègue, celle qui Ă©tait entrĂ©e inopinĂ©ment, qui venait s’excuser auprès de moi de ce qu’elle avait Ă©tĂ© obligĂ©e de tĂ©moigner dans l’enquĂŞte, en lui expliquant qu’il ne saurait y avoir dĂ©lation de faits parfaitement publics et connus depuis longtemps, et par mes propres soins…

P.V. : Comment expliquez-vous alors, tout de mĂŞme, cette condamnation ?

B.D. : L’audience correctionnelle a Ă©tĂ© conduite de manière tout Ă  fait remarquable : alors que les jeunes ont souvent une image extrĂŞmement nĂ©gative de la justice, les deux cents personnes qui Ă©taient prĂ©sentes, dont plus d’une centaine d’élèves et anciens Ă©lèves, et leurs parents, ont pu, restant attentifs et silencieux pendant près de cinq heures (pas du tout l’ambiance de " cour de rĂ©crĂ©ation " Ă©voquĂ©e par la journaliste du Monde !), assister Ă  une vĂ©ritable leçon d’instruction civique en direct. Mais, je crois que la juge s’est trouvĂ©e prise dans un double lien extrĂŞmement embarrassant : la pure et simple relaxe n’aurait pas manquĂ© d’être interprĂ©tĂ©e comme une autorisation donnĂ©e Ă  n’importe quel imbĂ©cile de se " mettre Ă  poil " dans ses classes ! Et dans le climat du moment de sensibilisation extrĂŞme aux violences ou atteintes sexuelles commises Ă  l’égard d’enfants, la relaxe me semblait très difficile et la juge risquait de voir le procureur en faire appel. D’autre part, impossible Ă©galement de vraiment me condamner ! Pour toutes les raisons que je viens d’indiquer, et aussi grâce Ă  l’expertise d’un des plus grands pĂ©dopsychiatres français, Stanislaw Tomkiewicz, qui avait dĂ©jĂ  expliquĂ© les diffĂ©rences radicales entre mes jeux philosophiques et l’exhibitionnisme devant le conseil de discipline. Et puis j’aurais fait appel bien sĂ»r en cas de condamnation " sĂ©rieuse " ! Donc la prĂ©sidente a fort habilement rapportĂ© toute cette affaire Ă  ses justes proportions en choisissant cette peine symbolique. C’est amusant de constater d’ailleurs que c’est l’article du Figaro rapportant le jugement qui en a le plus justement parlĂ©3. C’est aussi d’ailleurs la mĂŞme attitude qu’a eu le ministre de l’époque en divisant par deux la sanction administrative proposĂ©e par le prĂ©sident du conseil de discipline (qui n’avait pu trancher, les votes s’étant exactement Ă©quilibrĂ©s) et en distinguant très prĂ©cisĂ©ment mon cas d’autres affaires de pĂ©dophilie en rĂ©ponse Ă  l’interpellation d’un dĂ©putĂ© devant l’AssemblĂ©e Nationale, lequel prĂ©tendait dĂ©fendre le cas d’un professeur rĂ©voquĂ© pour nĂ©gationisme…

P.V. : On vous a fait aussi le reproche de vous ĂŞtre livrĂ© Ă  ces jeux en public, et non pas dans le privĂ© des relations personnelles…

B.D. : Il n’aurait plus manquĂ© que ça ! C’est en privĂ©, lĂ , pour le coup, que j’aurais gravement transgressĂ© l’interdit de l’inceste dans sa dimension pĂ©dagogique, y compris avec des Ă©lèves majeurs ! La question, par rapport au libellĂ© mĂŞme de l’article du Code pĂ©nal, Ă©tait en effet de savoir si l’espace de la classe est ou non un espace public. Un sociologue, dont les travaux sur la violence Ă  l’école sont certainement aujourd’hui les plus complets, prĂ©cieux et utiles, dans une note de son dernier livre4, critique le fait que j’aurais plaidĂ© que la classe n’était pas un lieu public, et que donc mon acte ne tombait pas sous le coup de l’article 222.32. Si je l’avais prĂ©tendu – c’était en effet ce que j’avais mis en discussion dans ma première lettre circulaire de demande de soutien â€“, cette critique aurait Ă©tĂ© lĂ©gitime bien sĂ»r : la classe est en effet un espace public, avec un statut spĂ©cial, puisque quand j’y travaille avec mes Ă©lèves seul l’inspecteur de la discipline peut y pĂ©nĂ©trer pour vĂ©rifier pĂ©dagogiquement mes compĂ©tences, et aussi bien sĂ»r n’importe quel citoyen pour porter assistance Ă  personne en danger ou prĂ©venir un dĂ©sordre quelconque – ce que croyait faire prĂ©cisĂ©ment ma collègue, dans une bonne intention donc ! Mais c’est justement parce que la classe est un espace public que mes jeux ne pouvaient laisser place Ă  aucune ambiguĂŻtĂ© d’atteinte sexuelle quelconque ! Comment voulez-vous soutenir sĂ©rieusement qu’une intention perverse puisse se rĂ©aliser ainsi devant vingt-cinq ou trente-cinq Ă©lèves, surtout aujourd’hui : ceux qui prĂ©tendent le contraire ne peuvent que tout ignorer de ce que sont les lycĂ©ens aujourd’hui ! Sans parler du fait que n’importe qui pouvait, matĂ©riellement, entrer… Nous Ă©tions bien dans le domaine de la reprĂ©sentation, du jeu, au sens anthropologique du mot, et la classe, comme le théâtre, sont bien des lieux publics, ce qui garantit prĂ©cisĂ©ment contre les passages Ă  l’acte pervers. C’est d’ailleurs ce qui avait embarrassĂ© la juge, puisque s’il fallait me condamner rĂ©ellement, alors il faudrait condamner toute reprĂ©sentation de la nuditĂ© au théâtre, au cinĂ©ma, ou en danse… Bien sĂ»r, cette " reprĂ©sentation " peut ĂŞtre considĂ©rĂ©e par certains comme subversive, dangereuse ! Subversion, oui, si l’on veut, perversion, non.

P.V. : Avez-vous l’intention de publier un jour les pièces du dossier complet ?

B.D. : Non, impossible ! J’ai reçu plus de trois mille lettres, notamment d’anciens Ă©lèves. Aucune lettre injurieuse ni mĂŞme de coup de tĂ©lĂ©phone… J’avais Ă©tĂ© très imprudent, au tout dĂ©but de l’affaire, en promettant de rĂ©pondre personnellement Ă  chacun : j’ai Ă©tĂ©, matĂ©riellement, incapable de le faire ! Parce que je me suis trouvĂ© pris, dès la rentrĂ©e suivante, par mon nouveau poste dans ce lycĂ©e de Seine-Saint-Denis, oĂą j’ai toute la planète dans mes classes, toutes les populations, cultures et religions, ce qui est prodigieusement riche, et me ramène Ă  la situation d’un dĂ©butant dans le mĂ©tier. J’avais d’autant moins de temps que le volume des demandes d’interventions et de confĂ©rences n’a fait que croĂ®tre… plus de deux par semaine scolaire (soixante-dix environ en tout). Et puis, surtout, comment voulez-vous publier ces textes, articles et lettres oĂą on me compare Ă  Diogène, Saint-François ou Socrate ? Pas possible ! Les historiens de la pĂ©dagogie s’intĂ©resseront peut-ĂŞtre Ă  mon sort quand je serai mort et ils pourront alors consulter le dossier (il y a quand mĂŞme dĂ©jĂ  eu une thèse !). Pour l’instant, mon cas personnel n’a aucune importance, j’essaie de faire mon mĂ©tier, je continue Ă  plaider inlassablement pour que l’École respecte dans ses fonctionnements institutionnels les principes Ă©lĂ©mentaires du droit ; et notamment dans le nouvel engagement que j’ai acceptĂ© Ă  la section française de DĂ©fense des Enfants International, dont je viens de rĂ©diger le chapitre Ă©cole du premier rapport sur l’application de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant en France. C’est peut-ĂŞtre cela qui dĂ©range vraiment, et pas du tout mes " jeux " : quand je dis que " nul ne peut ĂŞtre juge et partie " et que je plaide pour l’application de ce principe indiscutable dans l’école, d’une part ce n’est pas moi qui ai inventĂ© ce principe et d’autre part, je ne trouve pas de contradicteurs ! Nos " rĂ©publicains intĂ©gristes " n’aiment pas ĂŞtre pris au mot, au piège de leurs propres principes. Et les seuls qu’on n’a pas entendus au cours de mon affaire Ă©taient prĂ©cisĂ©ment les seuls qui auraient pu lĂ©gitimement intervenir pour contrĂ´ler ma pĂ©dagogie, les inspecteurs de ma discipline â€“ silence assourdissant ! Et cela d’ailleurs depuis la publication de mon livre, en 1992. Mais il est vrai que l’un d’entre eux, inspecteur gĂ©nĂ©ral, venait d’être condamnĂ©, et pas du tout symboliquement ! Ă  deux mois de prison avec sursis, 15 000 F. d’amende et 25 000 F. de dommages et intĂ©rĂŞts, après cinq ans de procĂ©dure… pour avoir adressĂ©, pendant des annĂ©es, des cartes postales obscènes et anonymes Ă  une de ses collègues qui prĂ©tendait devenir inspectrice gĂ©nĂ©rale ! Ce monsieur a prĂ©sidĂ© pendant des annĂ©es le jury de CAPES de philosophie, et comme il n’y a pas de procĂ©dures disciplinaires prĂ©vues pour les inspecteurs gĂ©nĂ©raux, il est seulement suspendu, jouissant de son traitement, des droits d’auteur que lui valent ses manuels, et de ses loisirs, ses frais d’avocat ayant Ă©tĂ© pris en charge par le ministère…

P.V. : Oui, c’est ce qui m’avait immĂ©diatement frappĂ© dans votre histoire : la disproportion Ă©norme que je constatais dans l’instruction et les poursuites dont vous Ă©tiez l’objet (le procureur a envoyĂ© plus de trois cents lettres recommandĂ©es Ă  vos Ă©lèves et leurs familles et Ă  vos anciens Ă©lèves !) et les difficultĂ©s Ă©normes oĂą nous nous dĂ©battons dans mon service pour que des enquĂŞtes sĂ©rieuses soient menĂ©es et faire cesser les violences rĂ©elles dont sont victimes encore des enfants Ă  l’école, au collège ou au lycĂ©e.

B.D. : Plus de trois cents lettres ? Encore un dĂ©tail que j’ignorais…

Sammois, octobre 1999.

 

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1 Voir par exemple le rĂ©cit du " jeu de la bataille " dans Les parents, les profs et l’école, rĂ©Ă©d. Syros, 1998, p. 91-93.

2 Le plaisir d’enseigner, édition Quai Voltaire, réédition Syros 1997, avec une préface de Jean-Toussaint Desanti.

3 Marie-Douce Albert, Le Figaro, 19 mai 1997. L’amende Ă©tait de 2000 F. d’amende… avec sursis ! La sanction administrative a Ă©tĂ© de trois mois d’exclusion, le prĂ©sident de la commission de discipline avait proposĂ© six mois et le ministre François Bayrou l’a rĂ©duit de moitiĂ© – ce qui ne s’était encore jamais vu dans les annales de la CAPN nationale.

4 Éric Debarbieux, La violence en milieu scolaire, tome 2 : Le dĂ©sordre des choses, ESF, 1998.


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