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Violence Ă  l'Ă©cole ou violence de l'Ă©cole ?

Violence à l’école

ou violence de l’école ? [1]

 

 

Une Ă©lève de quatorze ans Ă©trangle sa camarade du mĂŞme âge, dans les toilettes du collège ; un garçon tue un camarade avec un pistolet, Ă  la sortie du lycĂ©e ; un collĂ©gien se suicide en plein cours, lui aussi avec une arme Ă  feu empruntĂ©e Ă  son père ; des Ă©lèves agressent violemment des enseignants, un père tabasse un principal adjoint, un Ă©lève est condamnĂ© pour menaces profĂ©rĂ©es contre un professeur… Ă€ l’évidence, l’école n’est pas Ă  l’abri des violences les plus extrĂŞmes. Si nous sommes choquĂ©s très particulièrement par ces Ă©vĂ©nements c’est que nous rĂŞvons toujours de ces lieux d’école comme de “ sanctuaires â€ť Ă  l’abri des violences extĂ©rieures, oĂą les enfants et les jeunes pourraient se consacrer exclusivement aux joies de la culture… Une image idĂ©ale se trouve brisĂ©e et le dĂ©sarroi des adultes face aux manifestations de la violence dans l’école rĂ©vèle l’insuffisance de formation de la plupart des acteurs de l’éducation. Pendant longtemps la loi du silence prĂ©valait : on ne voulait pas “ voir â€ť, on Ă©touffait les informations ; et s’il est bon que cette loi du silence se brise aujourd’hui, la mĂ©diatisation de certains faits divers peut avoir des effets pervers incontrĂ´lĂ©s, et aussi, puisque seuls certains d’entre eux sont rĂ©vĂ©lĂ©s, paradoxalement faire oublier, par exemple s’agissant des suicides de jeunes, que les tentatives se chiffrent par an aux alentours de cinquante mille, ou les fugues aux alentours de cent mille [2], et que le nombre d’enfants ou de jeunes victimes de violences de la part des adultes est sans commune mesure avec le nombre d’enfants ou de jeunes auteurs eux-mĂŞmes de violences.

Il ne s’agit pas d’analyser ici les causes multiples de l’apparition de la violence dans l’école [3], mais de souligner seulement l’une des exigences quant aux rĂ©ponses possibles Ă  apporter Ă  ce nouveau dĂ©fi : quelles que soient les causes extĂ©rieures de la violence Ă  l’école (cadres de vie dĂ©gradĂ©es, pertes des repères familiaux et sociaux, influence de la tĂ©lĂ©vision, etc.), il n’en reste pas moins que, des trois fonctions de l’école, instruction, formation et Ă©ducation, c’est aujourd’hui la troisième qui devient la plus nĂ©cessaire ; l’apprentissage de la citoyennetĂ© peut et doit se faire Ă  l’école, et il conditionne dĂ©sormais les apprentissages des savoirs et la formation. Ce que l’on appelle la “ socialisation â€ť ne concerne pas seulement les familles, puisque l’enjeu est d’accĂ©der Ă  l’universel, au-delĂ  des particularitĂ©s culturelles, communautaires, morales et sociales. Notre dĂ©mocratie pluraliste exige que, si nous ne sommes d’accord sur rien, nous soyons au moins d’accord sur les procĂ©dures qui permettent d’en parler (le “ parlement â€ť est le lieu oĂą les citoyens parlent) sans violences, quelles que soient les formes de ces violences. Dès lors, la formation de la citoyennetĂ© Ă  l’école suppose, non seulement des cours d’instruction civique, les informations nĂ©cessaires sur le droit civil et pĂ©nal, mais aussi une vĂ©ritable mise en pratique de la loi [4] dans les structures de fonctionnement institutionnel mĂŞme de la classe, de l’établissement. Il importe que les discours ne soient pas en contradiction avec les actes. Il ne s’agit pas ici seulement des compĂ©tences psychologiques et pĂ©dagogiques que les enseignants peuvent dĂ©velopper pour sortir des face-Ă -face violents, des relations duelles frontales, des rapports de forces, pour inculquer les savoirs et maintenir l’ordre, mais d’abord des fonctionnements institutionnels et des statuts.

 

Les jeunes, nous dit-on, “ n’ont plus de repères â€ť. Mais quels sont donc ces fameux  “ repères â€ť qui se seraient perdus ? Dans un État de droit ? On ne va pas les Ă©numĂ©rer tous ici… Sept principes seulement, indiscutables, Ă  comparer avec l’expĂ©rience quotidienne des Ă©lèves dans l’école.

1. La loi est la mĂŞme pour tous. Certes… Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un Ă©lève arrive en retard dans mon cours et quand j’arrive en retard moi-mĂŞme ? DĂ©risoire ? Pas sĂ»r…

2. Toute infraction mĂ©rite punition et rĂ©paration : combien de fois suis-je tentĂ© de “ fermer les yeux â€ťâ€¦ ou les oreilles ? Combien de fois ai-je puni sans qu’il y ait rĂ©paration, ou fait rĂ©parer sans punition ? De plus, la loi oblige Ă  distinguer dans l’échelle de gravitĂ© des punitions selon que l’auteur de l’infraction est majeur ou mineur : que se passe-t-il, dans les faits, quand je donne une claque [5] Ă  un Ă©lève et quand un Ă©lève me frappe ?

3. Nul n’est censĂ© ignorer la loi : oui… mais seulement Ă  partir de la majoritĂ© civique ; combien de fois suis-je tentĂ© de supposer connu par les Ă©lèves ce qu’ils viennent prĂ©cisĂ©ment apprendre Ă  l’école ? Premier et dernier lieu social oĂą l’ignorance de la loi (et celle des savoirs) est lĂ©gitime puisqu’on y vient prĂ©cisĂ©ment pour la combler.

4. Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-mĂŞme [6] : qu’arrive-t-il Ă  l’élève qui dort sur sa table et ne dĂ©range personne ? Ă€ celui qui ne s’intĂ©resse pas ? Ă€ celui qui n’apprend pas ses leçons ? Que de fois les Ă©lèves sont-ils punis pour insuffisance de rĂ©sultats ?

5. Nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme : si je punis moi-mĂŞme l’élève qui, par exemple, m’a injuriĂ©, la punition ne peut pas alors ĂŞtre perçue comme l’effet lĂ©gal d’un comportement illĂ©gal mais seulement comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© bafouĂ©e. Je dois certes interrompre la commission d’un acte dĂ©lictueux ou le signaler Ă  l’instance compĂ©tente, mais le policier (fonction qui appartient de droit Ă  tout citoyen) arrĂŞte le dĂ©linquant, il ne le juge pas ni ne le punit.

6. Nul ne peut ĂŞtre juge et partie : … sauf Ă  l’école ! OĂą c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de cet enseignement, ce qui, non seulement interdit la construction de la citoyennetĂ©, mais pervertit la construction des savoirs elle-mĂŞme, puisqu’alors les exigences de la recherche de la vĂ©ritĂ© se trouvent remplacĂ©es par celles de la conformitĂ© : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien â€ť et me permettra d’avoir une bonne note ? » Apprentissage continu, quinze ans durant, de la soumission et de l’hypocrisie… Qu’est-ce qui “ motive â€ť la rĂ©ussite scolaire, exactement ? Il se trouve que quelques uns rĂ©sistent ! Et parfois violemment… Peut-on leur donner entièrement tort ?

7. Le citoyen obĂ©it Ă  la loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens : oĂą et quand les futurs citoyens peuvent-ils apprendre Ă  faire la loi avec les autres ? Ă€ l’école on apprend Ă  obĂ©ir Ă  quelqu’un et non Ă  la loi dont ce “ quelqu’un â€ť est, momentanĂ©ment et par dĂ©lĂ©gation, porteur ; et donc rĂ©ussir Ă  l’école c’est apprendre, non pas Ă  obĂ©ir, mais Ă  se soumettre, de sorte qu’ensuite on puisse soumettre les autres, grâce aux “ compĂ©tences â€ť et diplĂ´mes acquis…

 

Tous nos discours moralisants, tous nos cours d’instruction civique n’ont Ă©videmment que très peu de poids au regard de cette contre-Ă©ducation civique cachĂ©e que produit la structure ordinaire des relations enseignants-Ă©lèves et l’expĂ©rience quotidienne de l’école. Ne nous Ă©tonnons pas des rĂ©sultats quant au degrĂ© de conscience civique moyen du “ citoyen â€ť moyen… Sujet donnĂ© au bac il y a trois ans en philosophie : Peut-on s’opposer Ă  la loi ? Les cent vingt-deux candidats ayant choisi ce sujet, dont j’ai eu Ă  corriger les copies, ont tous – je dis bien tous â€“ rĂ©pondu, sous des formes variĂ©es : « On peut toujours s’opposer Ă  la loi du moment qu’on ne se fait pas prendre Â» ! RĂ©sultat intĂ©ressant de quinze ans – au moins â€“ d’École…

 

Or, des solutions existent : que, en ce qui concerne les comportements (le “ pĂ©nal â€ť), une instance indĂ©pendante dans l’établissement prononce les punitions et fixe les rĂ©parations (des collèges et lycĂ©es fonctionnent dĂ©jĂ  selon ce principe sous des formes variĂ©es), et que, en ce qui concerne la validation des rĂ©sultats scolaires, (le “ civil â€ť), seules soient portĂ©es sur les bulletins et livrets les notes obtenues dans les conditions d’épreuves normalisĂ©es, rĂ©gulières, anonymĂ©es et corrigĂ©es par d’autres enseignants que ceux de l’élève. Ce qui exigerait bien sĂ»r que les règlements intĂ©rieurs soient rĂ©Ă©crits selon les normes du droit, accompagnĂ©s de leur code de procĂ©dure, et prĂ©voient leur propre règles d’élaboration et de modification. La mise en application de ces trois mesures, qui ne sont pas autre chose que la mise en Ĺ“uvre effective dans l’institution scolaire des principes de la dĂ©mocratie [7] et notamment de la distinction des pouvoirs, n’exige ni dĂ©lai ni finances supplĂ©mentaires.

Je ne peux pas continuer Ă  prĂŞcher la vertu civique et l’ignorer dans ma pratique professionnelle : peut-ĂŞtre cette question a-t-elle un lien avec les corruptions ? Il n’y a, semble-t-il, aucune commune mesure entre un (ancien) ministre qui ment publiquement et un gamin insolent qui “ nie l’évidence â€ť, entre un directeur d’office HLM dont la corruption est payĂ©e par des milliers de locataires et un petit caĂŻd de banlieue faisant dans les bizness divers… En rĂ©alitĂ©, si : leurs “ morales â€ť (ou leurs “ repères â€ť !) sont les mĂŞmes ! Seuls diffèrent leurs rayons d’action et les coĂ»ts financiers et sociaux de leurs dĂ©gâts.

Éducation civique ? Certes, mais aussi pratiques civiques, inscrites dans des règles de fonctionnement institutionnel, qui permettront alors que l’école cesse d’être une zone de non-droit permanent.

 

Bernard Defrance, professeur de philosophie.



[1] Paru dans La Lettre de la Fondation pour l’Enfance, mars 1996.

[2] Cf. le rapport de Marie Choquet et Sylvie Ledoux, Adolescents, INSERM, 1994.

[3] Cf. La violence Ă  l’école, rĂ©Ă©d Syros, 1997 ; “ La violence Ă  l’école â€ť, Revue de la Gendarmerie Nationale, 2ème trimestre 1994.

[4] Francis Imbert, MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, ESF Ă©d., 1994.

[5] Ça n’arrive jamais… Vraiment ? Cf. Sanctions et discipline Ă  l’école, Syros Ă©d., 1993, et Fabrice Hervieu, “ La pĂ©dagogie de la taloche â€ť, Le Monde de l’Éducation, n° 234, fĂ©vrier 1996.

[6] Et corollairement, nul ne peut être mis en cause pour un acte qu’il n’a pas commis, ce qui interdit radicalement les punitions collectives…

[7] Cf. " Ă‰cole de la dĂ©mocratie, dĂ©mocratie dans l’école ", Revue du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.


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