Violence à l’école
ou violence de l’école ?
Une
élève de quatorze ans étrangle sa camarade du même âge, dans les toilettes du
collège ; un garçon tue un camarade avec un pistolet, à la sortie du
lycĂ©e ; un collĂ©gien se suicide en plein cours, lui aussi avec une arme Ă
feu empruntée à son père ; des élèves agressent violemment des
enseignants, un père tabasse un principal adjoint, un élève est condamné pour
menaces profĂ©rĂ©es contre un professeur… Ă€ l’évidence, l’école n’est pas Ă
l’abri des violences les plus extrêmes. Si nous sommes choqués très
particulièrement par ces événements c’est que nous rêvons toujours de ces lieux
d’école comme de “ sanctuaires ” à l’abri des violences extérieures,
oĂą les enfants et les jeunes pourraient se consacrer exclusivement aux joies de
la culture… Une image idéale se trouve brisée et le désarroi des adultes face
aux manifestations de la violence dans l’école révèle l’insuffisance de
formation de la plupart des acteurs de l’éducation. Pendant longtemps la loi du
silence prévalait : on ne voulait pas “ voir ”, on étouffait les
informations ; et s’il est bon que cette loi du silence se brise
aujourd’hui, la médiatisation de certains faits divers peut avoir des effets
pervers incontrôlés, et aussi, puisque seuls certains d’entre eux sont révélés,
paradoxalement faire oublier, par exemple s’agissant des suicides de jeunes,
que les tentatives se chiffrent par an aux alentours de cinquante mille, ou les
fugues aux alentours de cent mille ,
et que le nombre d’enfants ou de jeunes victimes de violences de la part des
adultes est sans commune mesure avec le nombre d’enfants ou de jeunes auteurs
eux-mĂŞmes de violences.
Il ne s’agit pas d’analyser ici les causes multiples de l’apparition
de la violence dans l’école ,
mais de souligner seulement l’une des exigences quant aux rĂ©ponses possibles Ă
apporter à ce nouveau défi : quelles que soient les causes extérieures de
la violence à l’école (cadres de vie dégradées, pertes des repères familiaux et
sociaux, influence de la télévision, etc.), il n’en reste pas moins que, des
trois fonctions de l’école, instruction, formation et éducation, c’est
aujourd’hui la troisième qui devient la plus nécessaire ; l’apprentissage
de la citoyenneté peut et doit se faire à l’école, et il conditionne désormais
les apprentissages des savoirs et la formation. Ce que l’on appelle la
“ socialisation ” ne concerne pas seulement les familles, puisque
l’enjeu est d’accéder à l’universel, au-delà des particularités culturelles,
communautaires, morales et sociales. Notre démocratie pluraliste exige que, si
nous ne sommes d’accord sur rien, nous soyons au moins d’accord sur les
procédures qui permettent d’en parler (le “ parlement ” est le lieu
oĂą les citoyens parlent) sans violences, quelles que soient les formes de ces
violences. Dès lors, la formation de la citoyenneté à l’école suppose, non
seulement des cours d’instruction civique, les informations nécessaires sur le
droit civil et pénal, mais aussi une véritable mise en pratique de la loi
dans les structures de fonctionnement institutionnel mĂŞme de la classe, de
l’établissement. Il importe que les discours ne soient pas en contradiction
avec les actes. Il ne s’agit pas ici seulement des compétences psychologiques
et pédagogiques que les enseignants peuvent développer pour sortir des
face-Ă -face violents, des relations duelles frontales, des rapports de forces,
pour inculquer les savoirs et maintenir l’ordre, mais d’abord des
fonctionnements institutionnels et des statuts.
Les jeunes, nous dit-on, “ n’ont
plus de repères ”. Mais quels
sont donc ces fameuxÂ
“ repères ” qui se seraient perdus ? Dans un État de
droit ? On ne va pas les énumérer tous ici… Sept principes seulement,
indiscutables, à comparer avec l’expérience quotidienne des élèves dans
l’école.
1. La loi est la mĂŞme pour
tous. Certes… Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un élève arrive en retard
dans mon cours et quand j’arrive en retard moi-même ? Dérisoire ? Pas
sûr…
2. Toute infraction mérite
punition et réparation :
combien de fois suis-je tenté de “ fermer les yeux ”… ou les
oreilles ? Combien de fois ai-je puni sans qu’il y ait réparation, ou fait
réparer sans punition ? De plus, la loi oblige à distinguer dans l’échelle
de gravité des punitions selon que l’auteur de l’infraction est majeur ou
mineur : que se passe-t-il, dans
les faits, quand je donne une claque
à un élève et quand un élève me frappe ?
3. Nul n’est censé ignorer
la loi : oui… mais
seulement à partir de la majorité civique ; combien de fois suis-je tenté
de supposer connu par les Ă©lèves ce qu’ils viennent prĂ©cisĂ©ment apprendre Ă
l’école ? Premier et dernier lieu social
où l’ignorance de la loi (et celle des savoirs) est légitime puisqu’on y vient
précisément pour la combler.
4. Nul ne peut ĂŞtre mis en
cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-même :
qu’arrive-t-il à l’élève qui dort sur sa table et ne dérange personne ? À
celui qui ne s’intéresse pas ? À celui qui n’apprend pas ses leçons ?
Que de fois les élèves sont-ils punis pour insuffisance de résultats ?
5. Nul ne peut se faire
justice à lui-même : si je punis moi-même l’élève qui, par
exemple, m’a injurié, la punition ne peut pas alors être perçue comme l’effet
légal d’un comportement illégal mais seulement comme la vengeance de celui dont
l’autorité a été bafouée. Je dois certes interrompre la commission d’un acte
délictueux ou le signaler à l’instance compétente, mais le policier (fonction
qui appartient de droit Ă tout citoyen) arrĂŞte
le délinquant, il ne le juge pas ni ne le punit.
6. Nul ne peut ĂŞtre juge
et partie : … sauf à l’école ! Où c’est le même qui
enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement, ce qui, non
seulement interdit la construction de la citoyenneté, mais pervertit la
construction des savoirs elle-même, puisqu’alors les exigences de la recherche
de la vérité se trouvent remplacées par celles de la conformité : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre
sur cette copie qui va “ faire bien ” et me permettra d’avoir une
bonne note ? » Apprentissage continu, quinze ans durant, de la
soumission et de l’hypocrisie… Qu’est-ce qui “ motive ” la réussite
scolaire, exactement ? Il se
trouve que quelques uns résistent ! Et parfois violemment… Peut-on leur
donner entièrement tort ?
7. Le citoyen obéit à la
loi parce qu’il la fait avec les
autres citoyens : oĂą et quand les futurs citoyens peuvent-ils
apprendre Ă faire la loi avec les
autres ? À l’école on apprend à obéir à quelqu’un et non à la loi
dont ce “ quelqu’un ” est, momentanément et par délégation,
porteur ; et donc réussir à l’école c’est apprendre, non pas à obéir, mais à se soumettre, de sorte qu’ensuite on puisse soumettre les autres,
grâce aux “ compétences ” et diplômes acquis…
Tous nos discours moralisants, tous nos cours d’instruction civique
n’ont évidemment que très peu de poids au regard de cette contre-éducation civique cachée que produit la structure ordinaire
des relations enseignants-élèves et l’expérience quotidienne de l’école. Ne
nous étonnons pas des résultats quant au degré de conscience civique moyen du
“ citoyen ” moyen… Sujet donné au bac il y a trois ans en
philosophie : Peut-on s’opposer à la
loi ? Les cent vingt-deux candidats ayant choisi ce sujet, dont j’ai
eu à corriger les copies, ont tous – je dis bien tous – répondu, sous des formes variées : « On peut toujours s’opposer à la loi du
moment qu’on ne se fait pas prendre » ! Résultat intéressant de
quinze ans – au moins – d’École…
Or, des solutions existent : que, en ce qui concerne les
comportements (le “ pénal ”), une instance indépendante dans
l’établissement prononce les punitions et fixe les réparations (des collèges et
lycées fonctionnent déjà selon ce principe sous des formes variées), et que, en
ce qui concerne la validation des résultats scolaires, (le
“ civil ”), seules soient portées sur les bulletins et livrets les
notes obtenues dans les conditions d’épreuves normalisées, régulières,
anonymées et corrigées par d’autres enseignants que ceux de l’élève. Ce qui
exigerait bien sûr que les règlements intérieurs soient réécrits selon les normes
du droit, accompagnés de leur code de procédure, et prévoient leur propre
règles d’élaboration et de modification. La mise en application de ces trois
mesures, qui ne sont pas autre chose que la mise en Ĺ“uvre effective dans
l’institution scolaire des principes de la démocratie
et notamment de la distinction des pouvoirs, n’exige ni délai ni finances supplémentaires.
Je ne peux pas continuer Ă prĂŞcher
la vertu civique et l’ignorer dans ma pratique professionnelle : peut-être
cette question a-t-elle un lien avec les corruptions ? Il n’y a,
semble-t-il, aucune commune mesure entre un (ancien) ministre qui ment
publiquement et un gamin insolent qui “ nie l’évidence ”, entre un
directeur d’office HLM dont la corruption est payée par des milliers de locataires
et un petit caïd de banlieue faisant dans les bizness divers… En réalité, si : leurs “ morales ”
(ou leurs “ repères ” !) sont les mêmes ! Seuls diffèrent
leurs rayons d’action et les coûts financiers et sociaux de leurs dégâts.
Éducation civique ? Certes, mais aussi pratiques civiques, inscrites dans des règles de fonctionnement
institutionnel, qui permettront alors que l’école cesse d’être une zone de
non-droit permanent.
Bernard Defrance, professeur de philosophie.