Mozet - 24 mai 1995
intervention au colloque
“ Développer la participation des
jeunes ”
organisé par l’Institut
Central des Cadres,
texte de l’enregistrement révisé par l’auteur,
notes ajoutées pour la publication,
et réponses aux questions écrites ;
Actes à l’ICC, 23A, rue Belliard, B - 1040 Bruxelles
Les conditions juridiques de la participation des
élèves
par Bernard Defrance
professeur de philosophie
lycée Pierre de Coubertin, Meaux (F-77)
e crois
que la première condition de la participation, c’est le droit de ne pas
participer. C’est une question que je me pose souvent, par exemple quand je
suis chargé d’organiser les élections de délégués dans l’une de mes
classes : je constate qu’une énorme majorité d’élèves ne veulent pas participer
et ne participent pas, de fait. Est-ce qu’on a le droit à l’école de ne pas
participer ?
J’irais même plus loin : est-ce qu’on a le droit, à l’école, de ne pas
s’intéresser ? De poursuivre des objectifs purement personnels,
individuels, dans cette société que constitue l’école ? Il me semble que
le premier obstacle à la participation, c’est précisément cette espèce
“ d’obligation ” à participer…
On a parlé de l’école comme d’un lieu de vie, d’organiser des lieux
de parole… mais, pour que je puisse parler dans un groupe, il faut que je
puisse le faire dans une certaine sécurité. Il ne faut pas que je coure le
risque de passer aux yeux des camarades pour un “ fayot ”, il ne faut
pas que je coure le risque d’être jugé, par exemple sur la qualité de ma
verbalisation ; si je fais des fautes, si je bafouille, comme élève, je
peux me faire reprendre, couper la parole par le prof, ce qui me fait perdre le
fil de ma pensée, je ne sais plus ce que je voulais dire et alors, du coup, je
suis paralysé.
Pour qu’il y ait participation, il faut donc qu’il y ait
communication, donc possibilité de parler en sécurité. Et je crois en effet
qu’une des conditions de cette sécurité est de l’ordre du juridique : il
faut aussi se référer à l’ordre du juridique pour clarifier les conditions de
la communication et donc de la participation.
Parler en classe, pour un élève ,
c’est quelque chose d’extrêmement difficile. Il y en a parmi vous qui sont
élèves et ils connaissent bien la scène classique : le professeur parcourt
la classe du regard pour savoir qui il va interroger, qui il va envoyer au
tableau, tout le monde rentre la tête dans les épaules, ou essaye d’avoir l’air
le plus indifférent possible pour ne pas se faire remarquer, et ce soulagement
quand ça tombe sur le voisin… Et celui sur lequel ça tombe va au tableau, et
quand on est “ au tableau ”, il se passe un certain nombre de choses…
Par exemple, voilà ce qu’écrit Hervé :
« L’année dernière en mécanique, le
professeur m’avait appelé au tableau pour résoudre un exercice. Bien sûr, je ne
savais pas la réponse… Alors j’ai commencé à écrire, les trois-quarts étaient
faux. Le professeur a commencé à faire des réflexions, je commençais à avoir
peur, à transpirer, ce qui s’est accentué quand les élèves s’y sont mis, tout
s’est transformé en brouhaha dans ma tête, en panique… Je n’avais qu’une envie,
c’était de crier merde, de prendre mes affaires et de rentrer chez moi. Je me
sentais humilié, rabaissé par toutes ces moqueries, et je peux vous dire qu’on
trouve le temps très long dans cette situation. Mais je crois que ce sont plus
les élèves qui m’ont humilié que le prof. »
Pour parler en classe, il faut pouvoir le faire dans une certaine
sécurité. Or, comment je peux parler, dire par exemple mes ignorances, mes
représentations mentales fausses, si je cours le risque que celui à qui je les
exprime, le prof, se serve de ces “ aveux ” pour me juger ? Or,
je ne peux pas entrer dans un processus d’apprentissage si je ne peux pas
exprimer mes ignorances…
Si je vais à l’école, c’est bien parce que je suis ignorant. Et je ne
peux pas exprimer ces ignorances en toute sécurité si je m’entends dire, comme
je me le suis moi-mĂŞme entendu dire par le professeur de physique de seconde
auquel je disais que je n’avais pas compris : « Mais, mon jeune ami, vous auriez dû voir cela en cinquième ! »
– dans le meilleur des cas le professeur recommençait l’explication et il
s’imaginait qu’en répétant l’explication donnée dix minutes avant, on allait
mieux comprendre la deuxième fois que la première ;
donc j’allais voir les copains, et là , entre pairs, je comprenais ce que je
n’avais pas compris dans le cours, dans la situation de dénivellation
hiérarchique, dans cette relation où celui qui enseigne est en même temps celui
qui va juger des résultats de cet enseignement. Comment puis-je avouer mes
ignorances, mes manques ,
mes représentations mentales fausses, mes préjugés, dans ce cas ? Comment
puis-je parler si, effectivement, ce que je dis risque de se retourner contre
moi ? Philippe Perrenoud, quelque part, fait ce jeu de mots sur l’instruction publique et la fonction de juge d’instruction :
la première chose que j’apprends à l’école c’est que “ tout ce que je dis
peut se retourner contre moi ”, et donc comment s’étonner des rĂ©ticences Ă
“ participer ” ?
On vient de dire que la participation, la démocratie, cela ne
s’apprenait pas seulement “ à la périphérie ”, dans les activités
périscolaires, les clubs, les activités associatives ou sportives, les journaux
lycéens, etc., mais que ça s’apprenait dans la classe : eh bien, ce qui
caractérise le cœur de cette relation, c’est que je suis obligé de faire état
de mes manques devant celui qui va me juger. Je dois ĂŞtre demandeur de savoir,
je dois être “ motivé ”, je suis prié de m’intéresser, de me
passionner même ! Mais, évidemment, dans les emplois du temps fixés !
Alors, de 8h à 9h, c’est les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h à 10h,
c’est la reproduction des oursins, de 10h à 11h, c’est les techniques du
grimper de corde, de 11h à 12h, c’est le théorème de Pythagore. Ceci, bien
entendu, avec un professeur qui ne voit pas qu’on mange du chewing-gum, et un
deuxième qui me flanque deux heures de colle, parce que j’avais oublié de jeter
le chewing-gum : j’avais oublié que la loi changeait quand je changeais de
salle. Il y a donc lĂ quelque chose qui est absolument capital si on veut
réfléchir à ce qu’est la participation à l’école : elle suppose que je
sois placé dans une situation pas seulement pédagogique, pas seulement
psychologique, dans les relations entre professeurs et élèves, mais dans une
situation juridique, dans laquelle
m’est reconnu le droit de ne pas m’intéresser du moment que, bien entendu, mon
comportement n’empêche pas les autres de s’intéresser.
À partir du moment où m’est reconnu le droit de ne pas participer,
alors je peux participer en effet. Si, dans la classe, les fonctions que l’on
considère comme devant être distinctes dans une démocratie, les fonctions
législatives, exécutives et judiciaires, si ces fonctions sont distinctes,
alors en effet je suis protégé par un ensemble de procédures structurées, un
ensemble de dispositifs qui rendent impossible, en effet, la confusion des
pouvoirs telle qu’elle est actuellement vécue, à savoir que ce sont les mêmes
qui enseignent et qui jugent le résultat de cet enseignement. Et on comprend
bien alors pourquoi nous passons notre temps, comme enseignants, Ă
culpabiliser, puisqu’en jugeant nos propres élèves, nous nous jugeons
nous-mêmes, et que, dans un certain nombre d’endroits, les résultats sont
parfois un peu déprimants !
Alors, effectivement, cela ne facilite pas la communication à l’intérieur de la
classe.
Pour être le plus bref possible, et je suis bien sûr un peu
caricatural dans ces quelques mots, je dois dire que, si on parle de
participation, d’apprentissage de la démocratie, et si on ne remet pas en
question cette confusion des pouvoirs dans l’ordinaire du déroulement
pédagogique de la classe, toutes les bonnes volontés, toutes les qualités
psychologiques que peut déployer le professeur ne peuvent apparaître que comme
des moyens “ d’enrober la pilule ”.
Pourquoi tant d’élèves, disais-je en introduction, ne participent-ils
pas ? Nous avons des tas de textes officiels qui ont été publiés récemment
en France sur la participation des élèves, le droit d’expression des lycéens,
la “ Maison des lycéens ”, les journaux, etc. Il n’y a pas 1% des
lycéens qui se saisissent de ces pouvoirs qui leur sont reconnus par la loi. Eh
bien, je crois qu’ils ne s’en saisissent pas parce qu’ils ont appris que, Ă
l'école, selon la formule de Perrenoud, tout ce qu’ils pouvaient dire
risquaient de se retourner contre eux. Peut-ĂŞtre, dans certaines situations,
s’agit-il d’un risque imaginaire, mais j’ai des élèves qui ont dix-huit ans, et
donc quinze ans de scolarité derrière eux, et ce n’est pas par un coup de
baguette magique qu’ils vont apprendre, y compris dans mon cours, la liberté de
parler. Les élèves ont appris à ne pas courir de risques inutiles, et il ne
suffit peut-être pas, là aussi, de dégager dans l’emploi du temps des moments
de paroles où on va pouvoir dire ce qu’on pense, où on va pouvoir dire toutes
sortes de choses en totale liberté.
Parce qu’encore faut-il que cette parole débouche sur des décisions,
qu’elle constitue en elle-même déjà un pouvoir. Pourquoi parler si ça ne change
rien ? S’il y a des lieux de catharsis,
de défoulement, des petites bulles – comme c’est souvent la fonction de mon
cours de philosophie dans le lycée où je travaille ! – où on va s’exprimer
librement mais que ça ne change rien à la réalité des jugements qui sont portés
sur les bulletins scolaires, sur les livrets, aux décisions d’attribution des
diplômes, cette parole-là devient quoi ? Très souvent on s’apercevra que
c’est une parole vide, un leurre : défoulez-vous, et maintenant que vous
vous êtes défoulés, passons aux choses sérieuses ! C’est moi qui remplis
les bulletins.
Il y a trois lycées dans la ville où j’enseigne, à Meaux :
1. le vieux lycée classique au centre ville ;
2. celui où je suis qui est le lycée “ chemin de
grue ” , HLM
pédagogique, construit il y a trente ans, qui est en train de s’écrouler
d’ailleurs…
et 3., le lycée hyper-moderne, troisième génération, baies
vitrées, espaces de circulation, cafétéria, transparence, informatique,
ateliers, réseaux, on va se brancher sur Internet, etc.
C’est dans ce troisième lycée que le conseil d’administration a
décidé, à la majorité démocratique, d’interdire aux lycéennes le port de la
minijupe, et aux lycéens le port de jeans déchirés et de la casquette. Je ne
suis pas professeur dans ce lycée, et quelque part je le regrette, parce que le
lendemain du jour où cette décision est votée ,
bien entendu je me présente au lycée avec un jean déchiré ou une casquette sur
la tĂŞte, et on voit ce qui se passe. Bien entendu, il ne se passe rien, il ne
peut rien se passer ! Je suis titulaire, au dernier Ă©chelon, il y a
vingt-sept ans que j’enseigne : qu’est-ce que vous voulez qu’il se
passe ? Et Ă partir de lĂ en effet, en cours de philosophie, nous
pourrions réfléchir à ce qu’est la loi et à ce que c’est que la démocratie.
Ceux d’entre vous qui étaient au forum ÉCOLO à Liège en mars dernier
ont déjà entendu ce texte, mais, je le redonne aujourd’hui pour les autres, en
conclusion, et pour compliquer un peu notre réflexion : « En CM2, lorsque j’étais enfant, la classe
était partagée entre plusieurs groupes. Un élève, exclu par ces groupes, qui
était un peu rachitique et issu d’une famille pauvre, ses deux parents étant au
chĂ´mage, se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite, les
moqueries et les blagues cuisantes l’assaillaient. La masse d’élèves
m’attirait, l’engrenage me “ forçait ” à réagir comme les
autres. » Sébastien met forçait entre
guillemets, ce qui veut dire que, des années plus tard, il se demande s’il
n’aurait pas pu essayer éventuellement de… Bon, il culpabilise là -dessus bien
sûr. « Sa scolarité devait être un
enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il était décédé au cours d’une crise
d’asthme. Après cet événement, j’ai longtemps regretté d’avoir fait partie de
cette majorité : “ la majorité a toujours tort ”. » .
Bien entendu, la “ majorité ” dont parle Sébastien ici, ce n’est pas
la majorité démocratique, c’est la masse
des élèves coagulés dans la persécution et la victimisation de l’un d’entre
eux, le plus faible, l’exclu. Cette coagulation contre la victime émissaire, la
“ tête de turc ”, existe dans toutes les classes, dans toutes les
salles de profs, vous savez, le prof chahuté dont ne personne ne parle, bien
entendu… Cette coagulation, c’est justement ce qui permet au groupe de tenir.
Et donc, pour conclure, une alerte et deux propositions.
Une alerte d’abord : quand ça “ tourne rond ” dans vos
Ă©tablissements, dans vos classes, quand les choses marchent bien, quand tout le
monde participe !, quand il y a une bonne ambiance, demandez-vous qui
paye. Cherchez et très souvent vous trouverez, vous découvrirez peut-être,
comme je l’ai découvert dans mes propres classes, que le marginal, il n’est pas
en marge du tout ! L’exclu n’est
pas exclu, il est au centre, il est au point d’équilibre invisible, qui permet
au groupe de “ tourner rond ” dans le silence de la violence propre Ă
ce fonctionnement institutionnel dans lequel se fabriquent nos Ă©lites,
républicaines chez nous, je ne sais pas comment il faut les appeler chez vous…
Première proposition : que dans les établissements scolaires, une
commission de discipline soit seule autorisée à prononcer les punitions et
réparations en cas d’infraction aux règles. Qu’on introduise ce principe simple
que le magistrat ne juge pas son propre cambrioleur et qu’un professeur ne peut
pas punir lui-même un élève qui lui aurait porté tort et que l’élève,
réciproquement, ne peut pas casser la figure au professeur qui l’aurait injurié
devant la classe. Il y a une instance de médiation, cette instance doit avoir
un fondement juridique, ne peuvent juger des infractions au règlement que ceux
qui ne sont pas impliqués dans l’affaire .
Toute une série de modalités peuvent être inventées localement, je vous livre
cette idée et vous faites comme vous voulez, comme vous pouvez.
Deuxième proposition : dans l’évaluation des savoirs et la
validation des diplômes, qu’effectivement, cette validation, qui va se
traduire, se monnayer sur le marché du travail, soit conférée par d’autres que
les enseignants qui ont eu les élèves .
Ces deux modifications institutionnelles me paraissent les conditions
juridiques indispensables pour que, en effet, peut-ĂŞtre, la participation des
élèves commence à prendre un sens. Je vous remercie.
RĂ©ponses
aux questions
Le temps imparti aux débats n’ayant pas permis
qu’il puisse être répondu à toutes les questions de l’assemblée, on trouvera
ci-après quelques esquisses de réponses écrites après-coup. Mais chacune de ces
questions mériterait une nouvelle conférence ! Et je resterai donc ici
très sommaire, en gardant le style oral…
1. Enseigner l’injustice, l’humiliation,
l’oppression peut-il se concevoir comme une formation à la citoyenneté ?
Comprendre deux faces d’une médaille pour renforcer l’apprentissage de la
participation ?
Le verbe “ enseigner ”
utilisé dans la question est ambigu : s’agit-il d’informer sur les injustices et oppressions existant dans le
monde ? Oui, bien sûr, il faut le faire. Dans de nombreux établissements
scolaires, chez nous, existent ce qu’on appelle des “ clubs des Droits de
l’Homme ” qui diffusent des informations et promeuvent des actions de
solidarité sur le modèle de celles, par exemple, d’Amnesty International. Mais si vous vous demandez si l’expérience personnelle, par le jeune
lui-même, de l’humiliation, de l’injustice, voire de l’oppression peut être
formatrice de la citoyenneté, alors j’aurais tendance à répondre non,
certainement pas. Chacun d’entre nous a vécu des expériences d’injustices,
parfois d’humiliations, plus rarement d’oppression, et nous savons bien que
nous nous serions bien passés de ces expériences… Il est vrai cependant que
l’expérience de l’injustice peut inciter aux prises de consciences, “ forger ”, comme on
dit, le caractère, inciter à orienter sa vie vers la lutte contre ces
injustices, mais nous savons aussi que, plus souvent, le désir simple de
“ revanche ” peut prendre le dessus, ou pire, la résignation, la
soumission aux “ fatalités ”. C’est précisément l’enjeu de
l’éducation aujourd’hui, de permettre la construction de la citoyenneté chez tous les jeunes et pas seulement chez
ceux qui auraient subi des injustices. En réalité, il nous est impossible d’éliminer la violence : nous ne
pouvons que permettre aux jeunes de construire les procédures qui permettront aux violences d’être justement
sanctionnées et aux injustices d’être réparées. Il s’agit donc de construire le
droit, de faire la loi ensemble. La question est donc moins de savoir si on
peut éviter aux jeunes l’expérience de l’injustice que de leur permettre de
construire les moyens – les voies du droit – de la réparer, et aussi de se
reconstruire eux-mêmes après cette expérience. Parce que la grande difficulté
est que, très souvent, celui qui subit l’injustice, l’humiliation, se croit,
d’une certaine manière, coupable de ce qui lui arrive : c’est un phénomène
psychique extrĂŞmement complexe, que connaissent bien ceux qui soignent les gens
qui ont été torturés par exemple, ou ceux qui essaient d’aider des femmes
violées. Et donc, pour que l’expérience de l’injustice puisse devenir
formatrice, il faut que ce sentiment de culpabilité chez la victime soit
dépassé, et que, d’autre part, quand il l’est, trouver les moyens de la
réparation sans avoir recours à la vengeance. Construire le droit, l’obligation
du recours à la médiation pour régler les conflits et litiges et réparer les
atteintes à la liberté d’autrui, suppose que nous décidions de nous interdire
la vengeance. Nous avons décidé, dans nos sociétés, de nous interdire la
vengeance, et les enfants ont à reconstruire cet interdit, surtout, précisément
dans les cas d’injustices ou de violences. C’est cela l’éducation civique, et
même l’éducation, tout court ! Et donc l’apprentissage de la participation
ne peut commencer qu’à partir de cette décision négative première. Donc je ne
crois pas du tout qu’il faille faire subir des injustices aux jeunes pour
qu’ils prennent conscience de la nécessité de lutter contre les injustices ou
les violences ! En revanche, quand ils en ont subi, et peut-ĂŞtre plus
difficile encore, quand ils en ont commis, il importe de leur permettre de
réparer et se réparer.
2. Lorsqu’on aborde le “ jugement ”
de la matière : une idée fait son chemin de permettre aux élèves de juger,
d’évaluer, sur la base de critères, les professeurs. Qu’en penser ? Il
s’agit d’évaluer la manière de présenter la matière, d’obtenir des résultats,
le contact dans la transmission du savoir.
La question de l’évaluation emplit
des bibliothèques entières ! Je ne vais pas y répondre en deux minutes…
Deux indications cependant. Premièrement :
de toute façon, les élèves jugent déjà les professeurs ! Je me souviens
très bien de la manière dont je parlais avec mes camarades, lorsque j’étais
élève, des professeurs : nous nous transmettions tous les renseignements
nécessaires sur leurs manies, leurs faiblesses, leurs supposées compétences ou
incompétences ! Les redoublants sont ici très précieux… Mais, bien sûr,
cela se passait dans la cour de récréation, clandestinement, plus rarement en
famille (les parents aussi jugent les enseignants et les “ rumeurs ”
vont vite…). Les quelques enquêtes qui ont eu lieu sur cette question montrent
que les élèves sont généralement très lucides sur les capacités pédagogiques de
leurs professeurs, et donc la question serait de savoir comment introduire la
réciprocité dans l’évaluation, à quelles conditions ces jugements clandestins
et spontanés pourraient en quelque sorte s’officialiser et être utilisés
positivement. Et la condition essentielle me paraît être, deuxièmement, la distinction la plus claire possible, et même la
séparation nette de l’évaluation
proprement dite et de la validation
des compétences. L’évaluation est un processus permanent, interne à la classe et à l’équipe pédagogique qui a la
responsabilité des élèves : elle permet l’ajustement permanent des
méthodes (méthodes de travail chez les élèves, méthodes pédagogiques chez les
professeurs), la révision des objectifs, le règlement des litiges et des
conflits, et ce qui se passe dans cette Ă©valuation ne doit pas
“ sortir ” de la classe, et ne doit pas non plus se dérouler en
présence de quelqu’un qui aurait pouvoir hiérarchique de jugement sur les
professeurs, de mĂŞme que les professeurs ne devraient pas avoir pouvoir
hiérarchique de jugement sur leurs propres
élèves. C’est la condition essentielle pour que les évaluations soient
réellement formatives, comme on dit. Quant à la validation externe (appréciations et notes sur les bulletins, délivrance des
diplômes), elle doit être conférée par d’autres que les éducateurs des jeunes
eux-mêmes, qui ne les connaissent pas, et qui ne jugent qu’en fonction des
compétences (par exemple professionnelles mais pas seulement, civiques aussi…)
que la société est en droit d’attendre du titulaire de tel ou tel diplôme. Je
tiens absolument, quand je prends l’avion par exemple, à ce que le pilote ait
obtenu sa qualification dans des conditions incontestables et pas par
“ favoritisme ” ! De même quand je vais chez le médecin… Donc
l’idée que vous présentez n’est possible que si l’on distingue clairement
l’évaluation interne et la validation externe, et, aussi bien l’évaluation des
élèves par les professeurs que l’évaluation des professeurs par les élèves,
cette évaluation réciproque ne peut prendre son sens qu’en dehors de toute
possibilité de pression (j’allais dire de “ chantage ” !)
hiérarchique, des deux côtés. Il faudrait maintenant entrer dans l’analyse des
difficultés que soulève cette évaluation interne : quand il y a
divergence, litige, voire conflit, c’est toujours “ la faute Ă
l’autre ”, bien sûr ! D’autant que les élèves, justement parce qu’ils
sont élèves, donc en position légitime d’ignorance, ne savent pas forcément
formuler leurs critiques de manière très “ diplomatiques ”. Et
qu’ils sont, encore une fois légitimement, embarrassés si on leur demande de
formuler des propositions. Ils ont un passé scolaire et une histoire familiale
qui ne les ont pas forcément entraînés à parler,
au lieu de “ s’écraser ” ou de vociférer... La participation à , la
conduite de, cette évaluation interne (ce “ conseil ”, au sens de la pédagogie institutionnelle) nécessitent
elles-mêmes un apprentissage. Le détour par l’écriture peut être ici très
précieux, dès lors que les interdits (de l’injure, de la diffamation) sont
clairs. Écritures individuelles, mieux encore collectives. Si les élèves se
mettent à “ récriminer ” contre tel ou tel professeur, on peut les
inciter Ă exprimer collectivement
leurs critiques et leurs propositions, dans un dispositif qui prévoit aussi une
réponse collective de l’équipe
pédagogique. Ce sont des dispositifs qui ont déjà été expérimentés avec succès.
3. Comment un professeur peut-il mettre des
points différents à un même devoir, à une même personne, à des moments
différents ?
Ça arrive souvent ! Depuis les
célèbres expériences d’Henri Piéron (voyez son livre La Docimologie, aux éditions PUF) dans les années 1930, on sait que
la notation chiffrĂ©e est très alĂ©atoire, non seulement d’un professeur Ă
l’autre pour le même devoir, mais aussi, comme vous le rappelez, pour le même
professeur et le même devoir, à quelque temps d’intervalle. Un nombre très
important de facteurs intervient ici : la situation de la copie par
rapport aux autres, les différents critères de correction, la présentation, la
connaissance même de l’élève… On a même constaté, avec des enquêtes portant sur
de très grands nombres d’étudiants aux États-Unis, que l’aspect physique des
étudiant(e)s jouait sur la moyenne des notes attribuées et qu’il valait mieux
ĂŞtre beau (belle !) et idiot que moche et intelligent(e) ! Mais encore une
fois, il s’agit ici de la question de la justesse
des notes et non de la question de la justice
de ces mêmes notes. On a pris l’habitude de poser la question de l’évaluation
en termes d’objectivité et de subjectivité du correcteur : cette question
est évidemment très importante bien sûr, mais on peut aussi trouver des
quantités de dispositifs de contrôle permettant sinon d’atteindre, du moins
d’approcher cette objectivité. Et cela ne résout pas du tout la question de
savoir qui a le droit de noter, au sens juridique de l’expression. Et donc, je
maintiens que si c’est celui qui a enseigné qui juge des résultats de cet
enseignement, alors la recherche de la vérité, dans l’acquisition des savoirs,
se trouve remplacée par la recherche de la conformité : l’élève cherchera
alors Ă deviner ce que le professeur
attend de lui – ce qu’il croit que le professeur attend de lui – pour avoir une
bonne moyenne et passer dans la classe supérieure. Alors il est vrai que le
caractère aléatoire de la notation renforce encore l’injustice provoquée inévitablement
par cette confusion constante, dans le quotidien de la classe, entre les
situations d’apprentissage et les situations de contrôle des résultats de ces
apprentissages, confusion entre les moments oĂą l’élève a droit Ă l’erreur, Ă
l’ignorance et son expression, et les moments où il doit faire preuve de ses
compétences. Il nous faut donc, pas seulement rationaliser l’évaluation, il
nous faut aussi faire en sorte qu’elle respecte le principe élémentaire et
indiscutable selon lequel nul ne peut ĂŞtre juge et partie. La question de
l’objectivité de la note me paraît, certes, très importante, mais tout de même
secondaire par rapport à celle de ses conditions juridiques d’attribution, du
moins quand cette note intervient dans le destin scolaire, et donc social, de
l’élève.
4. PlutĂ´t que (ou en prĂ©ambule Ă ) le passage Ă
la participation, ne serait-il pas indiqué de consacrer du temps à aider les
Ă©tudiants (et le prof) Ă formuler leurs dĂ©sirs, leurs craintes – bref Ă ĂŞtre, Ă
se comprendre, à se tolérer ? Il y a trop peu de place pour ce type
d’expression Ă l’école, qui devance selon moi la participation (l’obligation Ă
participer).
Oui, bien sûr : la réponse est
dans la question ! Dans les classes qui fonctionnent selon les principes
de la pédagogie institutionnelle,
toute une série de dispositifs facilitent la communication : depuis le
“ quoi de neuf ? ” du matin, en passant par l’obligation aux
échanges qu’impliquent le travail scolaire proprement dit et l’organisation
concrète des ateliers divers, la composition des groupes, la répartition et le
contrôle des responsabilités dans les équipes, jusqu’au “ conseil ”,
dont la première fonction est, en quelque sorte, de pouvoir “ vider son
sac ”, et qui est le lieu d’élaboration de la loi. Toute cette
organisation de la classe, très complexe, suppose aussi que les enseignants qui
se lancent dans ces techniques pédagogiques se donnent les moyens de supporter
les exigences qu’elles comportent, et qu’ils puissent, entre pairs, échanger,
analyser les problèmes qu’ils rencontrent et qu’ils ne soient pas laissés seuls
dans leur recherche et tâtonnements. À l’échelle d’un établissement, cela
suppose que soient explicitement prévus dans les emplois du temps et de
l’espace, ces moments et lieux ritualisés
de parole et de décisions collectives. Vous avez raison de dire qu’en effet la
“ simple ” parole réciproque – et cela renvoie donc à ce que je
disais sur la possibilité de parler en sécurité – précède la participation
proprement dite.
5. Votre position tient en partie Ă votre
discipline, la philosophie. Comment en envisager la transférabilité à tous les
cours, à n’importe quel cours ?
Vous avez raison de dire que c’est,
d’une certaine manière, parce que tout ce dont les Ă©lèves peuvent ĂŞtre amenĂ©s Ă
parler dans mon cours peut être rattaché aux notions qui composent le programme
de philosophie que je peux obtenir qu’ils s’expriment et racontent librement.
Mais c’est aussi parce que je neutralise, délibérément – je le leur explique
dès les premières heures de cours –, la notation, plus exactement les notes et
appréciations portées sur les bulletins et le livret scolaire, qu’ils peuvent
alors courir le risque de parler, y
compris devant leurs camarades, dont, assez souvent, ils craignent plus le
jugement que celui du professeur… Je peux simplement dire, en ce qui concerne
la “ transférabilité ”, que j’ai moi-même
“ transféré ” !, après avoir travaillé longtemps dans des
classes primaires avec des
instituteurs qui pratiquaient les techniques Freinet, la pédagogie
institutionnelle. Mais, bien sûr, les résultats sont plus difficiles à obtenir
dans mes classes terminales, puisque je n’ai les élèves que deux heures par
semaine au lieu de six heures par jour, et que, surtout, ils ont quinze ans de
scolarité derrière eux ! Cela dit, je crois que, d’une part, l’obligation d’avoir recours à une instance tierce pour
régler les litiges et conflits, et d’autre
part, l’obligation de validation des résultats par d’autres professeurs que
ceux des élèves, ces deux changements institutionnels
peuvent ĂŞtre mis en Ĺ“uvre dans toutes les disciplines et Ă tous les Ă©chelons de
la scolarité. Il est même probable d’ailleurs qu’ils ne peuvent porter tous
leurs fruits quant à la socialisation des élèves que dans la mesure où ils sont
généralisés. J’ai souvent l’impression, du point de vue de l’apprentissage du
“ vivre ensemble ”, dans mes cours de philo, de faire un travail qui
aurait dû être fait bien avant… Et en même temps, même limité à deux heures
hebdomadaires, je crois que ce travail n’est pas inutile, et je suis souvent
assez émerveillé des capacités de résistance
manifestées par mes élèves : il m’arrive parfois d’apprendre ce qu’ils
subissent dans leurs familles et environnement et ce qu’ils ont subi et
intériorisé dans leurs parcours scolaires antérieurs, notamment du point de vue
des orientations, et, en effet, je m’étonne souvent de ce qu’ils ne soient pas
plus “ abîmés ” qu’ils ne le sont… Quand ils peuvent prendre
conscience que les “ fatalités ” peuvent peut-être se dépasser, quand
ils peuvent commencer à exprimer leurs frustrations, voire leurs colères, leurs
tentations de violence et parfois de suicide, quand ils racontent ce qu’ils n’avaient jamais raconté à qui que ce soit
jusque lĂ , et surtout pas Ă leurs parents, leurs professeurs et mĂŞme les
copains, alors je crois, oui, que la philosophie
prend tout son sens, puisqu’ils peuvent alors découvrir que leurs questions les
plus intimes, personnelles, sont des questions universelles qu’ils peuvent
partager avec les autres.